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Traduire le théâtre

Une communauté d’expérience

 

Sous la direction de Céline Frigau Manning et Marie Nadia Karsky

 

Collection Théâtres du monde

St-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2017

Broché. 202 p. ISBN 978-2842926045. 16 €

 

Recension de Frédérique Brisset

Université de Lille-SHS

 

 

 

Dans un art voué à la performance, marqué par le principe de double énonciation, où selon la célèbre maxime d’Antoine Vitez, « traduire, c’est mettre en scène », la traduction survient toutefois au sein d’un appareil collectif : quelle place alors pour le traducteur au cœur des interactions entre auteurs, metteurs en scène, acteurs, éditeurs, public ? La collection « Théâtres du monde », des Presses Universitaires de Vincennes, forte déjà de dix titres depuis 2010, aborde cette problématique(1), avec un angle original : celui de la communauté d’expérience fondée sur ces enchevêtrements relationnels.

Le volume, de belle facture(2), regroupe dix contributions au fil de trois parties ; si cette structure répond au canon des études littéraires, elle évoque aussi inévitablement celle du théâtre classique, d’autant que ces trois « actes » se terminent chacun par un témoignage professionnel, construction éditoriale qui illustre ainsi son propos en offrant cette triple respiration intermédiaire, presque intermezzo. Le plan général s’articule autour des différentes places et statuts, artistiques et sociaux [13] du traducteur, dont on n’oublie jamais qu’il fonctionne dans une praxis collective ; « Le traducteur à l’écoute du texte de théâtre » précède « Le traducteur, partie prenante d’une dynamique collaborative », puis « Le traducteur dans la communauté : instabilité ou reconnaissance institutionnelle ? » Ces différents titres attestent du fait que l’expérience est ici saisie dans ses multiples acceptions, le fait d’éprouver, la connaissance résultant de l’usage, la démonstration tout comme l’essai expérimental, approche qui intéressera en conséquence aussi bien traductologues et comparatistes que spécialistes et praticiens du théâtre.

Françoise Decroisette illustre la première acception en explorant un classique, La Locandiera (Goldoni), pour étudier comment « Uh ! », interjection en apparence insignifiante, a pu, en diachronie (on a là une démarche de « philologie scénique » [29]), être traduite physiquement et linguistiquement sur les scènes et dans les éditions italiennes et françaises. Cet exemple révélateur de « l’architexte bouillonnant » [21] de l’auteur questionne le rôle du traducteur comme conditionnant l’incarnation du dialogue et donc la mise en scène ultérieure, pour ces textes anciens aux éditions instables [26] : les choix traductifs orientent inévitablement le jeu des acteurs [34] : la littéralité même peut être conçue comme garante de l’autonomie du texte final, en offrant à ceux-ci une liberté d’interprétation.

Le second article, signé Florence Baillet, poursuit l’exploration, dans le domaine germanophone, avec « Traduction et corporalité : Le cas de La boîte de Pandore, une tragédie-monstre (1894) de Frank Wedekind », plus connu comme première version de Lulu. Baillet montre la « prise en compte du plateau » [45] dans l’activité traductive, à partir d’une analyse du traitement des répétitions et variations lexicales, des interjections ou des redondances de la ponctuation, qui agissent dans l’original comme de quasi didascalies là où d’aucuns ne verraient que de simples scories [ibid.] L’alternance de différentes langues, marqueur d’altérité qui dépasse ici la simple visée comique, est un autre enjeu majeur, où le traducteur peut choisir de s’affirmer ou au contraire s’effacer. L’auteure plaide ainsi pour une traduction théâtrale inscrite dans « une série de re-créations, voire de ré-incarnations », véritable « corporalisation » du texte [60], pour affirmer sa dimension à la fois sensuelle et sensible dans la perspective du spectacle vivant [ibid.].

L’article suivant concerne également une pièce souvent revisitée, The Matchmaker, (Wilder), adapté ensuite en Hello, Dolly! Julie Vatain souligne la « dynamique de palimpseste » [63] de ce texte propice à la recréation, et elle étudie sa retraduction française commandée par L’Arche en 2015. Pour une pièce à l’histoire aussi riche se pose, dès la traduction du titre, le problème des connotations qui orienteront la « lecture » qu’en feront ses récepteurs. Rythmes, intonations, musicalité aux sens propre et figuré sont autant d’enjeux qui pèsent sur la « construction des personnages » [72], et Vatain montre que la corporalité se niche dans le détail : elle analyse fort finement le rôle des charnières qui, en tête de phrase, vont conditionner la « respiration opératique » des comédiens [75]. Au traducteur donc, de proposer « du potentiel de jeu (3) » [77].

La troisième intervention est un témoignage, qui clôt ce premier acte de l’ouvrage. Heinz Schwarzinger y relate ses diverses expériences de traducteur de Schnitzler (dont il souligne la proximité avec « la pratique du plateau » [84]) : au théâtre de l’allemand vers le français, puis du français vers l’allemand, expérience surprenante de rétro-traduction, mais aussi au cinéma pour le sous-titrage, étonnant exercice de re-travail d’un texte original [83]. Il conte la complémentarité entre metteur en scène et traducteur et les différentes « places » que peut occuper celui-ci selon ses interlocuteurs : en amont, comme force de proposition, en cours de projet, comme « conseiller littéraire ou artistique », comme « intermédiaire entre l’auteur et le metteur en scène et/ou les comédiens », voire comme « agent » impliqué dans les droits de représentation ou de publication [86]. Et celle qu’il préfère à toutes, découvreur de pièces et d’auteurs [ibid.]

L’acte deux présente les différentes facettes du travail collectif avec un premier volet signé Ida Porfido, « Retour sur une expérience pédagogique de traduction en Italie ». Elle y relate la conjonction de deux initiatives, le projet « Tradurre per la scena » et un atelier de traduction théâtrale destiné à faire découvrir aux étudiants traducteurs la « dimension productive » du théâtre. Le travail collectif permet une réflexion sur la trajectoire du texte, entre page et scène, où prédominent les « équivalences dynamiques », et édition, où s’affirment les « équivalences formelles » [93], postulat toutefois quelque peu catégorique. Référents culturels, idiosyncrasies des personnages, autant de défis pour parvenir à la « concrétisation du texte » [97], son inscription spatiale [98] et le passage « du discours à la parole » [101]. Reste un enjeu global : ne pas « surinterpréter le texte en préservant toutes ses obscurités » [103] pour en permettre cet usage particulier qui est celui de la scène. Objectif ainsi résumé : « écrire-traduire pour le théâtre signifie plonger le texte dans une situation d’énonciation, lui donner une énergie propulsive » [106].

Domaine italien toujours avec l’article de Paolo Bellomo, « Le collectif comme espace de déplacement » autour du stimulant collectif de traduction théâtrale La langue du bourricot, qui interroge le « mouvement de déplacement » du traducteur au sein du groupe [110], un aller-retour de l’individuel au collectif, qui passe par une multiplicité de statuts et fait évoluer son propre « horizon expérientiel » [111]. Le collectif autorise ainsi la circulation des propositions et Bellomo conçoit la mise en scène comme une nouvelle sémiotique du texte théâtral, dont le traducteur doit préserver la dimension polysémique, dans la dynamique du « devenir-théâtre (4)» [112].

Un nouveau témoignage vient clore cet acte II : celui de Laurence Campet et René Loyon, metteurs en scène à l’origine du festival Traduire / Transmettre, motivé par leur prise de conscience de l’importance des choix de traduction des potentialités des textes originaux(5), et leur travail avec les traducteurs, pourtant méconnus, voire invisibles [129]. Tous deux soulignent la perception de l’immédiateté de la représentation pour le spectateur grâce à cette manifestation, dans une conception du texte traduit comme possible appui de jeu [134].

Le troisième acte de cet ouvrage questionne statut et place du traducteur dans la communauté et dans l’institution. Une première approche, par le prisme sociologique et ethnographique, vise à cerner le positionnement du traducteur américain et ses « translations de statut ». Celia Bense Ferreira Alves rend compte d’une recherche conduite aux États-Unis lors d’un festival de pièces françaises, quant aux interactions entre traducteurs, auteurs, producteurs et metteurs en scène, dont elle présente ici les schèmes. Les échanges avec les divers interlocuteurs professionnels de la préproduction ne peuvent, selon elle, conduire au mieux qu’à une revalorisation du statut du traducteur, qui reste « temporaire et limitée » [161] du fait de sa subordination aux auteurs(6), même si celle-ci peut être partiellement magnifiée [153]. Cette étude de cas détaillée se base sur des témoignages des différentes parties prenantes, représentatives de « la division du travail de production spectaculaire » [158], et s’appuie sur des exemples relatifs à la traduction des titres, des cadences et phrasés, ou à la question des gallicismes.

Les deux dernières contributions abordent le statut du traducteur par l’angle du droit d’auteur : Laetitia Dumont-Lewi analyse tout d’abord « l’affaire Dario Fo ». Les textes de celui-ci ont connu moult versions, dont certaines ne sont pas fixées par écrit mais procèdent d’enregistrements de plateau : Fo ou ses intermédiaires sont devenus prescripteurs pour leur sélection, excluant les précédentes traductions (et leur traductrice) du droit de publication et de représentation, en exerçant un contrôle systématique sur ceux-ci. Dumont-Lewi interroge la remise en cause du droit de paternité de la traductrice initiale, tout comme le droit de représentation des compagnies, par cette condition d’exclusivité. Venant d’un dramaturge connu pour s’opposer « à la sacralisation du texte » au nom de « la liberté d’improvisation » [176], le paradoxe a de quoi surprendre, et montre la fragilité du statut du traducteur malgré sa reconnaissance en tant qu’auteur en droit français.

Cet article est utilement éclairé par le témoignage final, dans lequel Huguette Hatem, traductrice du théâtre italien, détaille l’imbrication des droits de représentation et d’édition, souvent intimement liés pour la survie économique des auteurs et de leurs œuvres. De « genre littéraire » on est passé à un quasi « aide-mémoire du spectacle », ce dernier servant souvent la promotion de la publication [177]. Il est d’autant plus difficile alors d’éditer des traductions de pièces qui n’ont pas encore été montées pour la scène, alors que cette démarche peut justement faire connaître celles-ci des directeurs de théâtre et metteurs en scène [190] et promouvoir l’édition théâtrale dans son ensemble, dans une démarche de réciprocité. Revues ou éditeurs spécialisés, ce domaine particulièrement fragile dépend souvent du soutien public.

À la lecture de ces textes, on peut affirmer que l’objectif affiché par les deux directrices de l’ouvrage est pleinement atteint : saisir la traduction théâtrale comme ancrée dans « le fait social » [11], en offrant des conceptions diverses et parfois antagonistes de la place du traducteur au sein d’une communauté professionnelle et artistique, et lier doxa et pratique, en traversant des époques littéraires et aires linguistiques variées (Italie, Allemagne, Autriche, États-Unis, France). On regrettera, en conséquence, le manque de rétrotraduction des exemples textuels dans certains articles, qui présuppose un lecteur du volume fort polyglotte. Mais il faut saluer la présence de deux index : personnes et œuvres  initiative qui facilite sa consultation ponctuelle et dont la richesse témoigne des multiples facettes de cette communauté d’expérience, à « l’interface entre le texte et la scène » [7], entre écriture et réception, entre figement sur la page et spectacle vivant, dont le traducteur éprouve nécessairement l’imbrication et l’essentielle complémentarité.

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(1) L’intérêt des traductologues pour le théâtre ne faiblit pas : la revue Palimpsestes a ainsi consacré son numéro 29, en 2016, à la place des sens en traduction théâtrale.

(2) La couverture illustrée en noir, rouge et blanc, par Olivier Crepin, est particulièrement réussie.

(3) Italiques de l’auteure.

(4) Italiques de l’auteur.

(5) Voilà qui n’est pas sans rappeler la « double dimension plurielle : celle de la traduction, qui est toujours les traductions, celle de l’œuvre, qui existe elle aussi sur le mode de la pluralité (infinie) », affirmée par Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995 : 85 (italiques de l’auteur).

(6) Sur la remise en cause du traduire comme « activité ancillaire, telle qu’elle est traditionnellement et sociologiquement considérée » voir Henri Meschonnic, Éthique et politique du traduire. Lagrasse : Verdier, 2007 : 44.

 

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