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Les sens en éveil

Traduire pour la scène

 

Sous la direction d’Isabelle Génin & Bruno Poncharal

 

Revue Palimpsestes, N°29

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2016

Broché. 225 p. ISBN 978-2878546958. 16,80 €

 

Recension de Nicolas Froeliger

Université Paris-Diderot

 

 

 

À quel point la visée d'un texte d'arrivée conditionne-t-elle la forme de la traduction ? La théorie fonctionnaliste, et en particulier Hans Vermeer, cité dans plusieurs contributions, donnent une réponse catégorique : totalement ! Celle et celles apportées par ce numéro 29 de la toujours impeccable revue Palimpsestes, cette fois sous la direction d’Isabelle Génin et Bruno Poncharal et intitulée Les sens en éveil : Traduire pour la scène, vont dans le même sens. Elles sont également plus nuancées – et les deux se rejoignent dans la constatation que traduction et métaphysique ont au moins un questionnement commun : qui décide ?

 

Phénomène intéressant, les différentes contributions posent toutes que, si les solutions sont différentes selon que l'on traduira pour la scène ou pour la lecture, le texte de départ, lui, est unique – et répond à ces deux objectifs –, quand bien même il serait l'œuvre de plusieurs auteurs (la contribution de Régis Augustus Bars Closel) ou le produit d'une réécriture (celle de Giuseppe Sofo). Et la plupart des articles s'étendront sur ce jeu des différences entre les textes pensés pour l'oreille et ceux réalisés pour l'œil. À texte de départ unique, traduction plurielle : c'est placer d'emblée la réflexion sous le signe de la comparaison, mais aussi dans une large mesure de la perte.

 

Ainsi, l'excellente présentation d’Isabelle Génin, qui observe que la traduction théâtrale se distingue de celle des romans en ceci que « dans le traitement, tant critique que traductrice, demande des approches radicalement différentes » [16], avant de décrire les diverses autres spécificités du genre : artificialité de la situation d’énonciation (et donc des dialogues), importance de l'appel au sens pour produire une illusion de réel, etc. Autant de paramètres dont devra se saisir la traductrice ou le traducteur. Toute cette introduction, comme d’ailleurs la plupart des contributions, reste en tout cas placée sous le signe de l'entropie et de la défectivité : c'est ce contre quoi les traducteurs s'acharnent et ne cessent de s'acharner – parfois avec génie.

 

L'ensemble se compose de dix articles, dont sept en anglais, souvent rédigés par des auteurs qui rendent également compte de leur activité de traducteurs, et rassemblés en quatre parties : «Traduire l'expérience multisensorielle au cœur du texte dramatique », « Auteurs classiques et scène contemporaine », « Retrouver la voix originale d'Ibsen : le projet Ibsen in Translation », et « Traduire le théâtre – paysage de Gertrude Stein ».

 

C'est d'abord David Johnston ("Travelling Through the Emotions : Staging the Erotic"), qui en appelle à la philosophie de Gabriel Marcel, ainsi qu'à celle de Kierkegaard, pour éclairer la traduction au théâtre : seule l'émotion permet d'accéder à l'intime, et d'établir un contact avec le public par une forme d'incarnation. Ce qui est particulièrement le cas du premier Don Juan : celui de Tirso de la Molina, dont il s'agit aussi de respecter les mises en scène successives, qui, par tradition, opèrent une transgression par rapport à la lettre du texte original. Et c'est cette lettre qu'il faudra écarter pour aller, en traduction, au cœur de l'expérience individuelle dont elle n'est que le support : on serait tenté de considérer que c’est la théorie interprétative par d'autres voies. D'où une analogie entre les promesses de la traduction et celle de l'expérience érotique : échapper à la monade. Cette fois, c'est Georges Bataille, puis Federico Garcia Lorca, qui sont convoqués, via la recherche d'un langage non réifié, dans lequel la nomination reste toujours au-delà du texte lui-même – traduit ou pas. D'où l'importance du rôle dévolu à l'acteur…

 

Valérie Bada et Christine Pagnoulle ("August Wilson's Gem of the Ocean : Translating Multilayered Sensory Experience") s'affrontent ensuite à un problème familier à la traductologie postcoloniale : comment restituer, en traduction, une œuvre dont l'original s'appuie avant tout sur un idiome et des références culturelles afro-américaines, au point que son auteur avait estimé qu'il fallait être de cette origine pour pouvoir le faire ? L'objectif que se fixent les auteures (et traductrices, donc) de Wilson est de mettre malgré tout la complexité référentielle et stratifiée de l'original à la portée du public, en s'efforçant de recréer les rythmes linguistiques et les effets sonores. Il ne suffit pas, bien sûr, d'employer ici un quelconque créole : plutôt de jouer sur les rythmes, tout en mettant l'accent sur les potentialités performatives du texte, afin d’en faire une expérience multisensorielle d'interprétation imaginative. La traduction devient de la sorte un moyen supplémentaire de renouer les liens de la communauté – et donc un prolongement performatif de la thématique de la pièce traduite.

 

Une deuxième partie (« Auteurs classiques et scènes contemporaines ») met là encore l'anglais à l'honneur. Dans "The Voice(s) of The Tempest(s) – Listening to the Translator's Voice on Stage", Giuseppe Sofo s'attache à deux héritières de La Tempête de William Shakespeare : une réécriture postcoloniale par Aimé Césaire, et une retraduction contemporaine, mais en dialecte napolitain du XVIIe siècle. En observant au passage que ni l'une ni l'autre n'ont été réalisées à partir l'original anglais. Comme la plupart des articles qui vont suivre, celui-ci débute par la mise en place d'un cadre théorique, avant de laisser place à une étude pas-à-pas des stratégies à l’œuvre. La traduction est performance et le traducteur en est l’acteur. Et en l'espèce, la frontière entre traduction et réécriture est bien ténue. L'accent, dans les deux cas est mis sur l'effet produit sur le public – et qui passe par les voix. Pour autant, demeure la secondarité du texte traduit par rapport à l'original. Sauf, bien sûr, si l'acteur se montre à la hauteur, si bien que l’entropie, au final, peut être positive comme négative. En filigrane de cet article apparaît que la pièce de Shakespeare est elle-même, dans une certaine mesure, une traduction. Le traducteur se comporte alors un peu à l'image du démon de Maxwell dans la théorie thermodynamique : il réduit localement l’entropie par une réaffectation contrôlée des éléments à transmettre. À la différence des textes précédents, qui visaient avant toute une restitution fidèle, l'analogie qui est ici faite entre traduction et mise en scène invite et permet de dépasser les notions de fidélité et d'équivalence par des moyens littéraires, là où les fonctionnalistes, en particulier Vermeer, arriveraient aux mêmes effets via le paradigme de la communication.

 

Il est un peu plus difficile de se laisser convaincre, ensuite, par l'article de Régis Augustus Bars Closel, "Sensing the author's hand thanks to translation : The Brazilian-Portuguese translations of Sir Thomas More". Celui-ci se penche, et c'est un cas intéressant, sur une pièce dans laquelle Shakespeare est intervenu à la marge. Il s'appuie, et il est loin d'être le seul, sur l'expérience personnelle de l'auteur en tant que traducteur. Le problème est ici l'appréhension que l'auteur a, encore elle, de l'entropie. Même s'il affirme, en note, avoir vérifié la pertinence de celle-ci auprès d'un physicien, ce phénomène thermodynamique et informationnel se réduit, pour lui, à une capacité infinie au changement, sans la notion de perte ou de gain. Ce serait donc plutôt la première loi de la thermodynamique : celle de Carnot… L'objectif reste en tout cas ethnographique : il s'agit de donner accès à l'histoire textuelle du texte par la traduction. On peut par ailleurs se féliciter des longs développements sur les pièces coécrites par Shakespeare, mais déplorer que la question de la traduction proprement dite soit plusieurs fois annoncée mais jamais véritablement traitée. On n'en reste aux prolégomènes c'est-à-dire à l'annonce que la traduction doit faire ressortir les différentes couches auctoriales du texte de départ.

 

Beaucoup plus carrée est la contribution de Cédric Ploix, « 'Sorry for the rhyme, not the sentimen' : Traduire Molière et Racine pour la scène anglaise : le problème de l'alexandrin et l'exemple des trois 'McGoughières' ». Première observation, « le système prosodique n'est pas directement transférable d'une langue à l'autre. » S'ensuit une longue comparaison les systèmes en question en anglais et en français. L'auteur se penche alors sur des adaptations contemporaines de Molière en anglais par Roger McGough, qui prend le taureau par les cornes en mettant l'accent précisément sur cette prosodie française dans ses traductions en anglais. Le choix de la rime relèvera alors de la provocation. Il s'agit de réaliser la rencontre « la plus indiscrète possible ». Ce n'est plus une contrainte, mais un atout. Là encore, nous sommes dans la re-création : la scène est un prétexte.

La troisième partie est consacré à un projet de traduction multinational centré sur le deuxième dramaturge le plus lu et représenté au monde : « Retrouver la voix originale d'Ibsen : le projet Ibsen in translation ». C'est d'abord Ellinor Kolstad, “Introduction : Ibsen – Not Lost in Translation” qui présente le projet dans son ensemble : traduire, dans une optique collaborative, les pièces de cet auteur norvégien dans huit langues différentes, mais surtout le traduire directement à partir du norvégien. Haro sur le relais (fréquent par le passé). Et l'objectif, ici comme ailleurs, est de faire découvrir au public familier des traductions antérieures un auteur qu'il ne soupçonnait pas même.

 

C'est le cas en espagnol, avec Cristina Gómez-Baggethun (“The Experience of Translating Ibsen’s Plays into Spanish”). Celle-ci commence par revenir sur la réception des pièces d’Ibsen en Espagne, avant d'expliquer comment son intention initiale, qui était de pratiquer un littéralisme strict (une « traduction philologique », qui visait aussi à corriger certaines erreurs de perception dues aux versions antérieures), a dû être rectifiée par la suite pour tenir compte, notamment, des répétitions et des classes sociales représentées. Le travail, destiné initialement à noircir les pages d'un livre, s'est trouvé considérablement infléchi lorsqu'il s'est agi d’œuvrer pour la scène. Conclusion de cette contribution : la pratique tempère forcément les principes théoriques que l'on aurait voulu mettre en œuvre  la traduction, ici, reste un artisanat.

 

Qu'en est-il en hindi ? La réponse revient à Astri Ghosh (“Translating Ibsen into Hindi : Finding a Voice for Each Character”). Celui-ci a travaillé directement avec des dramaturges et des acteurs, quand bien même Ibsen lui-même se serait opposé à cette pratique. Outre le rapport aux traductions antérieures, qui étaient souvent des adaptations, le problème est ici tout simplement linguistique : la structure du hindi n'est pas la même que celle du norvégien. Au-delà, les problèmes sont sensiblement les mêmes que ceux évoqué à l'article précédent : comment retranscrire les voix individuelles des personnages, ainsi que leur appartenance sociale ? On retrouve la thématique évoquée plus haut par Valérie Bada et Christine Pagnoulle, à ceci près qu'ici le référent n'est pas absent. Et au final, c’est la représentation qui permettra de juger la qualité.

 

La dernière partie de ce numéro est consacrée à Gertrude Stein à travers un article de Sophie Noël (« 'Come up out of there is very well said’ : Prépositions et sensations dans le théâtre de Gertrude Stein ») et un entretien d’Elizabeth Lennard avec cette même Sophie Noël, dans lequel l'écriture théâtrale s'hybride avec le multimédia « 'Les choux sont verts’ (Gertrude Stein) : Les adaptations intersémiotiques d’Elizabeth Lennard (artiste multimédia) ». Dans le cas de Gertrude Stein, il n'y a pas véritablement lieu de distinguer entre « théâtre pour la page et théâtre pour la scène », et la grande difficulté tient au rôle de la grammaire et de la syntaxe. L'auteure s'attache de ce fait au rôle des « petits mots », en particulier les prépositions, productrices de sensations de mouvement et qu'il s'agit, dit-elle, de traduire le plus littéralement possible : c'est un rapport au monde, une perception, qui sont en jeu. La proposition accède ainsi au statut de ce que Vinay et Darbelnet avaient appelé des unités de traduction. Faut-il par ailleurs s'inspirer des traductions réalisées par Gertrude Stein elle-même ? Comme pour Ibsen, pas obligatoirement, car celle-ci se permettait d'importantes licences par rapport à la littéralité.

 

L’ensemble se termine donc sur un dialogue entre l'artiste américaine Elizabeth Lennard et Sophie Noël, autour des adaptations intersémiotique de Gertrude Stein par celle-là, souvent en collaboration avec Danielle Mémoire. Il en ressort en substance que l’intersémiotique constitue un au-delà par rapport à la littéralité de la simple traduction. Mais c'est à cet au-delà qu’est réservée la liberté.

 

Au final, nous sommes en présence d’un excellent recueil, dont le maître mot pourrait être « l'autorité de la traduction est du côté de la représentation et non du texte de départ » [17]. Un très bon complément par rapport au numéro 28 de la même revue.

 

 

 

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