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L'Atlantique multiracial

Discours, politiques, dénis

 

Sous la direction de James Cohen, Andrew Diamond & Philippe Vervaecke

 

Collection Recherches Internationales

Paris : Karthala, 2012

Broché. 393 p. ISBN 978-2811106188. 29,00 €

 

Recension de Sophie Body-Gendrot

Université Paris IV – Sorbonne

 

 

Tolérance et diversité sont deux termes qui, parallèlement à la remise en cause du multiculturalisme, ont remplacé la catégorie de « race » communément employée dans la recherche aux États-Unis et au Royaume-Uni. Pour autant, selon les auteurs des treize contributions de l'ouvrage, la notion de color-blindness est loin d'être neutre et dissimule des formes persistantes de racisme différentialiste et de mise à distance radicale de certaines populations présentant « un écart » en matière d'insertion. La racialisation est définie comme « une forme d'assignation ou de construction sociale de l'altérité » [10], pouvant ou non mobiliser la couleur de la peau ou essentialiser certaines différences relevant de cultures ou de systèmes de valeurs inégales et incompatibles.

Le titre du recueil fait référence à celui de Paul Gilroy, The Black Atlantic (2003). Les contributions sont organisées autour de trois axes. Le premier traite des enjeux racialisés dans les espaces urbains, le second des politiques publiques prises dans des enjeux ethniques et raciaux et le troisième des mobilisations de groupes minoritaires. Faute d'espace, nous avons choisi de rendre compte des contributions comparatives. Dans la première partie, on retiendra la traduction d'un article des historiens Michael Katz et Thomas Sugrue qui suscite des interrogations. Après une rigoureuse comparaison des facteurs déclencheurs d'émeutes et des contextes politiques et idéologiques dans les deux pays, ils expliquent, qu'en dépit d'inégalités croissantes, de brutalités policières persistantes envers les minorités raciales, de ségrégation raciale continue, d'un contexte de pauvreté et de restriction des aides publiques, les villes américaines se sont pacifiées. L'absence relative de violence (collective) viendrait d'une nouvelle écologie du pouvoir (les blancs ne vivent plus dans les centres-villes), d'une incorporation sélective des minorités les plus mobiles dans l'emploi, l'éducation, le logement et par l'avènement d'une République de consommateurs désamorçant la violence. Ils reconnaissent toutefois que l'hypothèse de la dépolitisation des jeunes Afro-Américains demande vérification. Prenant pour exemple les mobilisations de migrants américains en 2006, ils soulignent que l'une des grandes différences avec les persistantes violences urbaines en France, mobilisatrices de « minorités ethniques » dans les banlieues parisiennes, tient, selon eux, à ce que les migrants américains misent sur les institutions politiques du pays pour obtenir des droits et une égalité de traitement. Détenteurs d'un emploi, ils détiennent une légitimité qui les autorise à se réclamer de l'intervention fédérale pour être protégés, par exemple, des abus des polices locales. L'attitude des « minorités » françaises mobilisées leur apparaît moins proche des migrants américains que des exclus afro-américains. Les Américains à trait d'union ne sont pas en effet des « immigrés », terme qui, selon Goldberg, renvoie aux « personnes issues des pays étrangers mais aussi à leurs enfants et à leurs petits-enfants » [55], ce qui serait le cas en France. Il y aurait beaucoup à dire tant sur les raccourcis lexicaux des auteurs  et sur le manque de précisions relatives à ce qu'ils nomment « minorités » ou « immigrés » (de quels groupes s'agit-il ? de quelle génération ? où et quand ?) en France.

Leur optimisme relatif aux migrants américains est démenti par ailleurs dans plusieurs chapitres de l'ouvrage (dont celui d'E. Le Texier à propos de l'Arizona et de la « défédéralisation des politiques d'immigration » ou de Yen Le Espiritu sur les Asiatiques américains dont l'incorporation est « indissociable de leur subordination légale, de leur exploitation économique et de la détérioration de leur culture » [334]). Suit un chapitre passionnant et bien informé d'A. Diamond sur la gestion calamiteuse de l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en 2005. Il s'interroge sur l'absence de mobilisations politiques significatives qui auraient pu dénoncer l'injustice de traitement dont ont souffert les minorités après le désastre. Selon lui, les effets démobilisateurs ont pour cause le néolibéralisme et le racisme culturel [68]. Moins d'un tiers des Américains blancs ont considéré que le facteur racial jouait un rôle dans la lenteur de l'action gouvernementale. Le Parti démocrate n'a déployé aucun effort à la veille des élections de mi-mandat pour susciter l'indignation face à la débâcle de la Nouvelle-Orléans: ce n'était pas à l'État qu'il revenait de jouer la Providence mais aux individus de se prendre en charge. La faute était celle des victimes [77]. Cette philosophie n'est pas très éloignée de celle qui a prévalu en France lorsque le président Sarkozy a, nous dit-il, rêvé d'un « pays de propriétaires », de villes débarrassées de la « racaille » et d'une identité française ethnocentriste.

Deux chapitres réussis concluent cette partie. Ils portent sur l'Angleterre et se poursuivent par une analyse comparative. O. Estèves analyse la distance qui sépare les violences de Nottingham en 1958 de celles de Bradford en 2001, en fonction d'un changement de contexte politique et social (on pourrait poursuivre la réflexion avec les violences de 2011, comme l'a fait ailleurs l’auteur de ces lignes(1)), puis il dénonce la tendance excessive des commentateurs britanniques à imputer une influence américaine à ces événements. Les émeutes de 1981 relèvent plus d'un soulèvement politique que d'une émeute, selon lui, et les événements français sont, de manière générale, de bien moins grande ampleur. En revanche, pour A. Tachin, il y a bien eu contamination des images anglaises dans les commentaires français consécutifs aux troubles des Minguettes dans la banlieue lyonnaise en 1981, ce qui pose « toute une série de questionnements sur les jeux de transfert et d'appropriation des discours et des pratiques journalistiques entre l'Angleterre et la France » [146]. Elle en offre de nombreux exemples et dévoile la responsabilité de certains médias dans l'engrenage de la violence et l'intérêt médiatique qu'il y a à exploiter une émotion nouvelle. Mais tandis qu'en Angleterre, les discriminations raciales engendreraient la violence, en France, c'est l'insécurité suscitée par la présence des immigrés qui, elle, est mise en cause [156]. Contrairement à leurs homologues britanniques, les médias français ne posent pas la question du malaise des banlieues en 1981. Celle des discriminations raciales et des violences policières ne sont alors pas à l'ordre du jour.

De la seconde partie, on retiendra la brève contribution de R. Garbaye, qui reprend les grandes lignes de son ouvrage consacré aux émeutes anglaises. Il analyse le discours récent sur la community cohesion, qui se rapproche de celui du modèle républicain à la française, l'identité Britishness et l'échec de l'approche de la diversité justifiant une redistribution des fonds aux associations promouvant les valeurs communes. Mais pour lui, le tropisme communautaire subsiste à des fins pragmatiques, en particulier dans la lutte antiterroriste. La contribution comparatiste d'Eric Bleich porte sur le transfert de l'antisémitisme au sein des lois antiracistes françaises vers une posture anti-discriminatoire plus affichée. Elle avait longtemps été refusée par refus d'un mimétisme avec les États-Unis [182], ce qui n'était pas le cas au Royaume-Uni – beaucoup plus influencé par l'Amérique. Il s'intéresse à la circulation des idées dans différents contextes et à leur capacité ou non à faire advenir le changement. Des regards croisés sont également mis en œuvre par E. Le Texier à propos de deux groupes stigmatisés, les Roms en France et les Mexicains aux États-Unis, selon une rigoureuse méthodologie qui l'autorise à alterner au sein de larges paragraphes les conséquences d'une situation de nationalisme soft en France et de populisme nativiste aux États-Unis, par exemple, ou d'européanisation ici et de défédéralisation là-bas, plutôt que, comme le font certains auteurs du recueil, de traiter le cas d'un pays puis celui d'un autre avant de conclure hâtivement sur quelques convergences ou divergences.

J. Cohen part d'un  article d'A. Zolberg et de L. Litt Woon intitulé 'Why Islam is like Spanish?' (2008) et en montre les apports et les limites en matière de dynamiques (passage, brouillage, déplacement) de frontières relatives aux musulmans en France et aux Mexicains aux États-Unis. Il documente les craintes des « nous » qui redoutent une perte d'identité face aux « pas-nous » (la traduction n'est pas heureuse) [259]. Paradoxalement, ceux-ci sont des citoyens mais perçus comme étrangers (alien citizens), vieux débat aux États-Unis(2). Fort bien documentée sur le contexte américain et français, cette contribution passe en revue les filtres de mises à distance de populations suscitant la défiance. Nous ne souscrivons pas néanmoins à l'affirmation selon laquelle les polices locales américaines ont tendance à livrer les sans-papiers aux autorités fédérales [269]. De nombreux exemples infirmeraient cette proposition car, selon les villes, l'autonomie locale de la police qui redoute de perdre ses informateurs en collaborant avec les feds est forte(3). Plus nuancé que certains des auteurs à l'idéologie indignée cités dans son chapitre, Cohen garde une distance bienvenue pour traiter de domaines fort complexes et contradictoires, et vise à offrir une information scientifique que l'on peut légitimement attendre sur un tel sujet.

Dans la dernière partie, la contribution de V. Latour et de P. Vervaecke porte un regard croisé sur la reconnaissance politique de l'islam et dévoile les similarités des contextes français et britannique, qu'il s'agisse des espaces publics, des principes d'action et des débats. La déconstruction du référent musulman révèle l'importance de mobilisations parallèles, en marge des organisations officielles. A. Célestine livre une contribution comparative en prélude à une plus vaste recherche. Après avoir dressé un rapide historique du mouvement pour les droits civiques américains et de l'émergence d'organisations portoricaines (Aspira, United Bronx Parents) évoluant dans le contexte de la lutte contre la pauvreté, elle prend appui sur le concept « d'espaces de mouvements sociaux » pour montrer que ces organisations aspirent à une reconnaissance différenciée au sein des minorités (along with Blacks but not as Blacks) [350]. Elle s'intéresse ensuite aux luttes contre la discrimination et à la mobilisation des citoyens d'origine caribéenne en France, et aux parcours d'Antillais « modèles » au sein d'un processus de différentiation des autres « minoritaires ». Mais la comparaison avec les Portoricains se fait ensuite difficilement, les Antillais se structurant désormais sur des enjeux mémoriels et sur l'esclavage [356], les Portoricains, eux, se démarquant des noirs au passé d'esclave. On regrettera l'absence d'importantes références sur ce sujet (N. & S. Fainstein, P. Kazinitz, B. Gazier, F. Vergès…).

La force de l'ouvrage tient à plusieurs facteurs. À l'exclusion de trois chapitres (l'un sur le rap français, le second sur la diversité dans les entreprises françaises et le troisième sur les Asiatiques américains), il est résolument comparatiste (États-Unis / France ou Royaume-Uni / France) et relève de plusieurs disciplines. Il aura fallu attendre longtemps pour qu'un groupe aussi nombreux d'anglicistes, d'américanistes et autres chercheurs souscrive à une démarche comparative exigeant une connaissance approfondie de deux ou de plusieurs contextes, une grande rigueur méthodologique, une aptitude à trouver des équivalences linguistiques et non de simples traductions. Une telle démarche oblige à s'aventurer sur un champ de mines que la plupart des auteurs franchissent ici avec aisance. Les logiques racialisantes et les problématiques conservatrices sont cernées avec soin. Mais l'ambition de pratiquer « une forme d'histoire du présent » ne devrait pas se conjuguer avec l'omission de nombreuses références aux recherches antérieures qui ont balisé ces terrains.  

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(1) Trente ans d'émeutes anglaises et françaises sont analysées par le présent auteur dans le chapitre 5 de Globalization, Fear and Insecurity : The Challenges for Cities North and South. Palgrave Macmillan, 2012.

(2) Sur l'historique, on peut consulter S. Body-Gendrot, Les États-Unis et leurs immigrants : Des modes d'insertion variés. La documentation française; I. Fuchs, The American Kaleidoscope et G. Noiriel, Le creuset français, non cités ici.

(3) Voir Body-Gendrot in Globalization, Fear and Insecurity.

 

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