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Enquête sur les fluctuations du goût dans le jardin paysager,

augmentée de quelques observations sur sa théorie et sa pratique,

et comprenant une défense de cet art (1806)

 

Humphry Repton

 

Introduction et traduction de Jacques Carré

 

Paris : Klincksieck, 2020

Broché. 128p., 23 ill. ISBN 978-2252044759. 23€

 

Recension de Laurent Châtel

Université de Lille

 

     

Avec cette Enquête sur (…) le jardin paysager, Jacques Carré se tourne une fois de plus vers la traduction, après avoir s’être occupé de la poésie de John Gay. Dans une courte et dense préface (enrichie d’une bibliographie avec les récentes publications en langue anglaise), Jacques Carré y dresse un état des lieux des connaissances sur Humphry Repton, figure charnière du paysagisme des XVIIIe et XIXe siècles à laquelle les Britanniques avaient rendu hommage en 2018 pour faire suite aux célébrations de 2016 sur ‘Capability’ Brown, comme s’il avait fallu fêter, à quelques années d’intervalle, deux personnalités de renom afin de mieux rendre la pareille aux Français qui avaient de leur côté fièrement célébré l’anniversaire d’André Le Nôtre en 2013. Il faut dire que l’histoire de l’art est bien souvent nationaliste et témoigne de face-à-face offensifs entre pays pourtant voisins….

Humphry Repton (1752-1818) est un personnage clef de l’histoire des jardins puisqu’il clôture un siècle d’expérimentations dans les jardins en ouvrant, par sa pratique, ses dessins mais aussi et surtout par ses écrits, un nouveau chapitre des « jardin modernes » : il représente un art qui s’ouvre à un public plus large (même si de riches mécènes financèrent son entreprise) et une autonomisation identitaire et professionnelle de la pratique de paysagiste, puisqu’il incarne le premier professionnel du jardin à créer une carte de visite d’architecte paysagiste. Dans son avertissement, Repton fournit les clefs et l’objectif principal de son Enquiry qui fait suite à ses Observations et à ses Sketches and Hints (1794) : même si l’image prime sur les mots selon lui (« je sais qu’un trait de crayon en dira souvent plus qu’une page écrite »), le coût des éditions illustrées précédentes s’était avéré rédhibitoire pour s’assurer d’un lectorat étendu. Il explique s’être résolu à une édition « digest » en quelque sorte où il retranscrit dans un volume in-quarto aisément accessible ses idées les plus marquantes, auxquelles il a ajouté des observations complémentaires et des objections aux attaques récemment reçues. Ceci fait donc de cet ouvrage un petit dictionnaire portatif reptonien bien utile, d’autant plus qu’il contient en son sein une section sur la bataille du « pittoresque », offrant un état des lieux daté de 1806 sur la question.

Parmi les points saillants relevés par Jacques Carré, on note la dimension sociale de la position de Repton, son intérêt pour la classe moyenne, le souci des us et usages de ses clients, en bref une pensée de la réception du jardin qui prend le pas sur le design, ce qui ne gomme pas certains paradoxes puisque Repton reste fortement attaché à la hiérarchie sociale et à un certain « snobisme » [p. xviii] ; dans « écrire le jardin », « le défi de l’anglicité et l’ombre de Brown », Jacques Carré souligne l’ambition de Repton de s’inscrire par l’écriture dans le sillage de Walpole et de Brown, confirmant ainsi une tradition historiographique téléologique et patriotique que Walpole avait inaugurée dans les années 1770. Repton consolide la profession de paysagiste en insistant sur ce que Jacques Carré appelle l’« alchimie complexe » des arts réunis dans et par le jardin, véritable interdisciplinarité qui nous parle directement aujourd’hui, et que la revue canadienne Intermédialités soulignait récemment dans un volume consacré au jardin. Dans les sections « paysage et pittoresque », « caractère et convenance », c’est le souci chez Repton du « confort visuel et matériel » qui ressort, et qui n’est pas sans faire penser aux discours actuels du environmental care. Enfin, avec une dernière section sur les aménagements des squares londoniens, Jacques Carré, en bon connaisseur des problématiques urbaines, a su mettre en lumière le pragmatisme reptonien urbanistique que l’on associe surtout de nos jours aux développements du XIXe siècle signés par un John Claudius Loudon, grand admirateur et éditeur de Repton.

On peut en guise de conclusion se poser la question, à quoi bon traduire Repton, puisqu’en son temps il ne fut pas lu en français et n’eut qu’une faible incidence sur la pensée paysagère française ? Tout d’abord, la traduction permet de le redécouvrir: le français permet de se défamiliariser et d’ouvrir les yeux ; ainsi si l’on prend la traduction de « prospect » par « échappée », un léger déplacement s’opère : le point vue panoramique, élargi du prospect devient  avec l'échappée une vue longue, resserrée, souvent limitée par un écran visuel, distincte de la perspective et  moins étendue que le trop banal « point de vue ». Se confronter ainsi à la traduction a le précieux mérite de forcer l’interrogation et de réfléchir, par le menu détail, à l’éventail des perceptions et des pratiques paysagères. Ensuite, un second intérêt de traduire a posteriori est de contribuer à la diffusion ; même si notre époque connaît un certaine désaffection pour l’histoire et la prise en compte de l’historicité, il ne faudrait néanmoins pas douter de l’intérêt qu’il y a à diffuser la pensée de Repton auprès de générations d’étudiants architectes et de paysagistes, qui y trouveront des interrogations modernes. Jacques Carré se place ici dans le sillage de Ferry de St Constans en 1803 qui traduisit certains extraits de Richard Payne Knight, ou Christian Hirschfeld, qui, en 1779, de son propre aveu, reconnaît à propos d’un essai de Joseph Addison qu’il a « été obligé de le traduire parce qu’on l’a omis dans la traduction du Spectateur ; au moins l’ai-je cherché inutilement dans cette édition, & et dans celle qui parut en 1768 à Amsterdam & Leipzig. » On ne cherchera plus inutilement Repton depuis que Jacques Carré, plein d’attention linguistique et civilisationnelle, l’a fait resurgir parmi nous.

 

 


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