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Lettres à un jeune Londonien

 

William Makepeace Thackeray

 

Traduction, présentation et annotations de Sean Rose

 

Préface de Marc Porée. Illustrations de Marc Poitvin

Collection « Versions françaises »

Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2021

Broché. 232 p. ISBN 978-2728807383. 20 €

 

Recension de Jacqueline Fromonot

Université Paris-8

 

 

 

    

Il faut se réjouir de voir William Makepeace Thackeray (1811-1863) trouver à nouveau une actualité en France grâce au présent volume, Lettres à un jeune Londonien, dans une traduction inédite présentée et annotée par l’écrivain et journaliste Sean Rose. Éclipsé comme il l’a été pendant toute sa carrière littéraire par Charles Dickens en dépit d’une production journalistique et littéraire colossale, Thackeray ne reste guère connu que pour son roman Vanity Fair (1848) et pour un texte antérieur, Barry Lyndon, mais bien indirectement dans le cas de ce dernier, puisque c’est surtout de Stanley Kubrick qu’on se souvient pour l’adaptation cinématographique magistrale qu’il en donne en 1975. Tel désintérêt, voire « désamour » [182] pour le grand homme de Lettres, aigle salué par Charlotte Brontë (alias Currer Bell), rappelle Marc Porée [11-12], est d’ailleurs quasi équivalent en Grande-Bretagne, comme l’établit Rose [182-185].

Les Lettres sont rédigées par un Thackeray essayiste relativement sérieux, ou tout du moins assagi après les excès d’impertinence des Snob Papers (1846-1847), réitérés dans le roman pré-cité, Vanity Fair, qui propulse l’auteur sur le devant de la scène littéraire dès 1847. Intitulée au fil des éditions Mr. Brown’s Letters to His Nephew ou Mr. Brown’s Letters to a Young Man About Town, la chronique épistolaire paraît initialement dans Punch de mars à août 1849. Le premier des deux titres inscrit clairement Thackeray dans la tradition du manuel de savoir-vivre, en écho à l’ouvrage Lord Chesterfield’s Letters to His Son (1774). On sait que cette correspondance entre père et fils fait l’objet de republications et de réécritures tout au long d’un siècle victorien avide de préceptes, hanté par la peur du faux-pas, erreur vite ramenée à une faute de ton ou de comportement, notamment dans le contexte de brassage social qui fait se côtoyer pairs et parvenus. Cependant, nulle volonté parodique du paradigme chesterfieldien ici, comme le public français va le découvrir grâce aux travaux de Rose, qui propose une traduction de ce texte, complétée par celle d’un article également paru dans Punch, « On the Pleasures of Being a Fogey » (traduit ici par Du Bonheur d’être un fogy). Le volume s’ouvre sur une préface, ou plutôt un « Envoi », signée par Marc Porée, et se complète de deux essais rédigés par Rose, Une Vie en filigrane : W.M. Thackeray (1811-1863) et Une Question d’attitude : Du gentilhomme au gentleman.

Les Lettres permettent de découvrir un Thackeray prenant l’éthos du vieux sage qui prodigue des conseils à un neveu juste arrivé de son Irlande natale pour entreprendre des études de droit à Londres. Ainsi, cas typique selon Rose, l’oncle se fait un devoir d’aborder le problème de l’amitié ; « comme à son habitude [il] raconte une anecdote et fournit un contre-exemple : le faux-ami » [193]. Juste milieu et tempérance sont prônés en toutes choses, et Rose résume la philosophie de M. Brown, qui « édicte les règles d’une grammaire existentielle d’une simplicité biblique, en serinant ce qu’est la base du savoir-vivre : l’honnêteté c’est être soi – ne pas prétendre être ce qu’on n’est pas » [197]. Le message rappelle clairement celui des Snob Papers, ce que confirme l’allusion à la fable de la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf [66], tandis que la thématique de la vanité est ce « fil rouge qui relie discrètement entre elles les Lettres » [200]. Certains stylèmes, peut-on ajouter par ailleurs à la lecture du texte thackerayen, auraient également pu être évoqués, car ils attestent une continuité formelle de l’œuvre entière pour assurer un cadre rhétorique à une composition par nature fragmentaire : maints gallicismes et autres citations latines, stratégies d’adresse propres à maintenir la fonction phatique avec le narrataire, le jeune Bob, verve inventive dans le choix des anthroponymes et des comparaisons… Enfin, des traits d’humour proches de l’autodérision sont autant de signatures de l’auteur, qui se décrit comme ventripotent, « doté du bow-window que le Temps et la Nature ont ajouté à [s]on édifice corporel » [88], et se déclare volontiers « vieux barbon » en vantant même le « bonheur » de cette condition, est-il annoncé dès le titre de l’article Du Bonheur d’être un fogy [147], contribution supposément écrite par le « Dr Pacifico » [201]. La satire n’est pas totalement absente ; allusion à un quaker ripailleur [98], et anecdote d’un pique-assiette doublé d’un glouton, qui se nourrit de pain et de condiments, fournis gracieusement par le Club où il se trouve [83-85].

La version française respecte l’approche exposée par Rose dans le préambule De la traduction ou À qui profite le crime. Le traducteur explique avoir voulu préserver la fraîcheur des textes sources en adoptant une conception « organique » plutôt que « mécanique » de la traduction [23] : cas d’école, la valeur de la répétition qui, on le sait, « n’est pas la même dans chaque langue », et le maniement de la syntaxe, « plus ou moins souple », « dans la diversité des langues de la Terre » [23]. On appréciera le sens de la formule dont fait preuve le traducteur, comme la thématisation « De sociabilité, lui n’a que ce lieu » [81] ; la clôture du chapitre consacré à la visite du club, « Quant à moi, M. Bob, après t’avoir fait faire le tour du propriétaire, je tire ma révérence » [87] ; le charme désuet d’un « Il me souvient » [105], ou encore l’exclamation « Homme, vois combien il est vain, l’objet que tu poursuis, et plus vain encore celui qui le poursuit ! », mêlant la thématique de la vanité et du snobisme dans l’excipit de Du Bonheur d’être un fogy [160]. La langue de Thackeray présente maints défis de traduction, et la version française de Rose préserve la fluidité du texte original comme sa saveur, faite d’innombrables allusions à la culture britannique. Elles sont rendues accessibles au lectorat français grâce aux notes fournies, qui éclairent tel détail du système politique [159], telle référence à la vie culturelle londonienne – le théâtre du Lycéum [159], le Club White’s [159] –, à la toponymie de la capitale, avec entre autres Rotten Row [159], Bedlam [161], Belgravia et Mayfair [163], ou encore Vauxhall [170]. En outre, ces notes apportent des précisions utiles sur des figures anglaises sans doute moins connues en France, l’helléniste Richard Porson [160], l’historien Edward Gibbon [170], le chef cuisinier Alexis Soyer [173], l’homme de Lettres Samuel Pepys [175]. Belle occasion manquée, à cet égard, que vignettes et autres dessins de l’époque (il y a pléthore de documents iconographiques de la main de Thackeray, libres de droits, de surcroît) n’aient pas été insérés à la place d’illustrations graphiques contemporaines à notre goût bien moins savoureuses, signées Marc Poitvin.

Le problème classique s’est posé de la traduction des anthroponymes portés par les personnages fictifs, car chez Thackeray, ils se fondent bien souvent sur « l’adage nomen est omen » [25]. On se souvient que Raymond Las Vergnas, grand spécialiste français de Thackeray et traducteur du Book of Snobs, avait pris le parti, voire le risque (selon les termes de sa préface), de proposer des modulations frappantes telles Pleindor (le riche parvenu Goldmore) et Gloutonet (le glouton Guttleton). Rose a pour sa part opté pour la note de traducteur, afin d’éclairer par exemple la genèse du patronyme Tapeworm, qui connote « la nature parasitaire de l’avocat en question » [159], ou la création Bludyer, homophone de bloodier, pour référer à la « brutalité, tant physique que morale, de ce personnage sanguin, et son goût pour les blood sports (chasse, combats de coqs, etc.) » [163-164]. Placés en fin de document, ces commentaires n’alourdissent certes pas le texte cible, mais sapent malheureusement la rhétorique de l’effet immédiat, tout au moins pour le non-anglophone. Cependant, Rose s’est occasionnellement essayé à l’équivalence, puisqu’il traduit l’appellation Fawner par « Lèche-bottes » [157], tandis que le couple « Mr and Mrs Fogey » devient « Monsieur et Madame d’Antan » [106], ce qui pose le problème de la cohérence dans la stratégie de traduction. Enfin, une volonté d'appuyer le caractère oralisé de certains passages se manifeste par l'insertion d’expressions de la langue familière absentes du texte original : « mal de crâne » pour le simple « headache » [66] ; « il s’en mettait plein la lampe » pour « he enjoyed [the banquet] like a man » [97] ; enfin, « type » (plusieurs occurrences) est d’un registre plus relâché que « fellow », par exemple lorsque M. Brown prédit à son neveu « tu seras toi-même un type au cœur généreux » [133]. Ces quelques maladresses, heureusement vénielles, n’affectent pas le plaisir de lecture de la version française.

Les deux essais de Rose abondent en contenus informatifs. Sont rappelées les grandes lignes de l’œuvre thackerayenne, et sont mentionnés les romans postérieurs à Vanity Fair, texte qui, quant à lui, permet à l’auteur de faire « une entrée fracassante sur la scène littéraire londonienne » [181]. Par souci de précision factuelle, il faudrait expliquer les différentes dates de publication, et les distinguer. Ainsi, le roman The History of Pendennis paraît en feuilleton de 1848 à 1850, puis en volume en 1850, tandis que Henry Esmond est publié directement sous forme de volume en 1852, gagnant ainsi la cohérence d’un texte libre de toute navigation à vue typique de la publication sérialisée. Moins populaires, ces textes dessinent le portrait d’un Thackeray « écrivain d’un seul (grand) livre » [182], ce qui fait mécaniquement surgir le contraste avec Dickens, auteur au succès continu, anthume comme posthume. Rose précise à raison que Thackeray est coupable de ne pas « prendre assez au sérieux la Littérature même », et fait par ailleurs figure de « bad cop », qui « ne redresse pas tant les torts qu’il entend simplement les peindre sur le vif » [183], contrairement à un Dickens réformateur et fondamentalement empathique [184]. Néanmoins, position « en surplomb » ou « sourire en coin » [184] n’empêchent pas Thackeray de s’adonner au réalisme sentimental, et l’amour occupe une large place dans la vie comme dans l’œuvre de l’auteur, note Rose en rappelant certains éléments biographiques pertinents : attachement profond à la mère, mariage d’amour avec une Irlandaise qui sombre dans la folie, amour impossible pour l’épouse d’un autre, Jane Brookfield [185-190]. Sean Rose étaie également sa démonstration d’exemples tirés de la fiction thackerayenne, dont il s’avère fin connaisseur, en convoquant les couples Dobbin / Amelia de Vanity Fair et Henry / Rachel dans Henry Esmond.

Le second essai aborde la notion de « gentleman », mise en regard de celle de « gentilhomme », et mobilise le lexique anglais (« a gentleman’s agreement », 216) et même chinois (la figure du junzi, 219). Ces concepts s’éclairent de références linguistiques riches (travail à partir de la triade politique, police et politesse), complétées par des renvois à des traités classiques de savoir-vivre, comme l’incontournable Livre du courtisan de Baldassare Castiglione [217]. Rose replace ainsi les Lettres dans une perspective plus large à partir du concept de noblesse. On citera ici le beau développement de Rose, très en phase avec Thackeray sur ce sujet lorsqu’il précise : « la noblesse, du point de vue du gentleman, ce ne sont pas des privilèges mais la conscience d’un devoir qui vous incombe, d’une vision du Bien qui vous dépasse et que vous servez sans attendre que vous y force la loi, c’est le servir par-delà » [211]. Puisse Rose, comme Thackeray, être entendu.

Last but not least, le volume contient un envoi, « en forme d’hommage » [7] rédigé par Marc Porée, qui a choisi d’adresser à Thackeray une missive au style enlevé, certes « empreinte de décorum », « mais cependant primesautière et non exempte d’irrévérence » [7], registres que le destinataire maîtrisait à la perfection, est-il rappelé. Avec force anglicismes, digressions, traits d’humour, et références délibérément anachroniques, Porée évoque la figure plurielle de Thackeray, qui se profile au travers de son écriture mais aussi de certains « biographèmes » [13]. Dans un geste mimétique reprenant volontiers les représentations auto-dépréciatrices de l’écrivain, un Porée très en verve n’hésite pas à se déclarer « vieux shnock français » (soit, en quelque sorte, l’équivalent du  « old fogey » thackerayen) avant de citer en conclusion de son texte préfaciel l’excipit de Vanity Fair, « refermons la boîte, rangeons les marionnettes, car le spectacle est terminé… » [21]. Ultime « pirouette » [19], et conclusion provisoire à ce joli volume intitulé Lettres à un jeune Londonien, qui participe de la redécouverte d’un géant littéraire indûment négligé.

 

 


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