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Gouverner à l’abri des regards

La réussite de l’Obamacare

 

William Genieys

 

Domaine Gouvernances

Paris : Presses de Sciences Po, 2020

Broché. 380 pages. ISBN 978-2724626254. 30 €

 

Recension d’Elisa Chelle

Université Paris Nanterre – Sciences Po

 

 

 

 

    

La réforme Obama a été, on le sait, particulièrement politisée. Un processus qui concerne autant la phase de discussion de la loi que sa mise en œuvre, sans oublier ses nombreuses mises à l’épreuve sur le plan juridique. Comment une telle réforme a-t-elle fini par s’imposer dans un système politique qui multiplie les contre-pouvoirs et les possibilités d’obstruction ? Pour le politiste William Genieys, la clef de l’énigme tient aux pouvoirs spécifiques de l’administration fédérale.

Il faut saluer ce travail car peu nombreux sont les spécialistes francophones de la haute fonction publique états-unienne. Il est le fruit d’une dynamique de recherche collective engagée il y a une dizaine d’années. Au sein du CEPEL de Montpellier, une équipe de politistes a développé une lecture institutionnaliste des politiques de santé aux États-Unis (autour de Marc Smyrl(1), Anne-Laure Beaussier(2), Jean Joana(3), Mohammed Saïd Darviche(4) et Ulrike Lepont(5)). On peut même dire que ce projet a été structurant. Ce laboratoire de recherches du CNRS, de « Centre politique de l’Europe latine », est devenu « Centre d’études politiques et sociales : environnement, santé, territoires » en 2021.

Son principal maître d’œuvre, aujourd’hui au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po, explique la réussite de la réforme de l’Obamacare par la singulière longévité des hauts fonctionnaires en charge de la santé au sein de l’État fédéral. L’adoption de la réforme n’est pas l’objet central de ce volume puisqu’elle n’occupe, à proprement parler, que le neuvième et dernier chapitre. La dissymétrie entre le titre du livre et le cœur du propos tient sans doute au fait que, pour un lectorat français, l’Obamacare est la seule réforme connue et identifiable en matière de santé aux États-Unis.

Il n’empêche. L’ouvrage propose de riches aperçus. C’est le cas notamment de la sociographie des conseillers techniques en santé de la Maison blanche (appelés « gardiens des politiques de santé »). Leur formation, leur carrière professionnelle et leur orientation politique sont ici finement documentées. La période couverte s’étend de 1988 à 2010, avec un intérêt plus appuyé sur les années de présidence Clinton (avec les dénommés « vétérans Clinton »). On notera aussi la pertinence de réinterroger empiriquement le rôle de l’État aux États-Unis, et notamment le présupposé d’un État faible. Des enjeux théoriques qui sont présentés dans le chapitre 1 puis mis en contexte, dans le chapitre suivant, avec un retour sur les paramètres politiques des réformes de santé aux États-Unis.

La deuxième partie nous permet d’entrer dans l’enquête proprement dite. Les chapitres 3 à 5 fournissent des éléments très fouillés sur les carrières des conseillers santé de Washington. Ces données de première main donnent à voir plusieurs traits essentiels : la longévité plus importante des conseillers, une faible circulation entre le public et le privé (revolving door), le maintien de liens entre hauts fonctionnaires démocrates, ainsi que la féminisation de ces métiers. Les spécialités de formation des conseillers pèsent dans leur orientation réformatrice : les experts formés à la science politique ou à la sociologie penchent vers la promotion d’une uniformisation du système (single payer ou public option). Tandis que les économistes de la santé mettent en avant la maîtrise des coûts et une régulation limitée de la concurrence. Ce sont, sans surprise, ces derniers qui ont surtout pesé dans les décisions récentes.

La troisième partie [chapitres 6 à 9] reprend le séquençage politique des mandats présidentiels. La présidence de Bill Clinton est connue pour l’échec d’un grand projet de réforme du système de santé. L’analyse des élites réformatrices permet, en particulier, de saisir plus finement les divisions qui ont miné le camp démocrate et ainsi conduit à l’échec de la réforme. La « convergence programmatique » des anciens conseillers santé de Clinton et des « nouveaux venus » de la période Obama autour du « contrôle du coût » aurait permis l’adoption de la réforme. En outre, une convergence est observée entre des conseillers démocrates convertis à la discipline budgétaire et renonçant au projet de couverture santé universelle et des républicains développant un intérêt croissant (tout en restant minoritaires dans leur camp) pour les questions de santé. C’est cette relative homogénéisation des intérêts partisans qui a permis, dans cette lecture, à la réforme Obama d’advenir. En somme, de devenir une loi s’appuyant sur le marché et limitant les dépenses, c’est-à-dire respectant les équilibres et agencements institutionnels existants. Cette « politique d’accommodement » a été promue par un groupe de hauts fonctionnaires relativement soudés par le temps et leur convergence de vues. Reste une question : l’adoption d’une réforme signifie-t-elle sa réussite (comme le suggère le titre de l’ouvrage) ?

La captation du processus décisionnel par les hauts fonctionnaires se révèle, en tout cas, un sujet passionnant. Elle intéressera, soyons-en sûr, et ce au-delà du cercle des spécialistes des États-Unis ou des questions de santé. Les élites de Washington ne sont pas les seules travaillant « à l’abri des regards ». La formule, d’ailleurs, est heureuse : elle invite à tirer le meilleur d’une sociologie politique de l’administration qui prend d’autant plus d’importance de nos jours que les partis politiques s’effritent, voire dans certains pays, s’effondrent, emportant avec eux des schémas d’analyse longtemps éprouvés.

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(1) Marc Smyrl, « Beyond Interests and Institutions: US Health Policy and the Surprising Silence of Big Business ». Journal of Health Politics, Policy, and Law 39/1 (2014) : 5-34.

(2) Anne-Laure Beaussier, « La santé à l’épreuve de la démocratie américaine : Le rôle du Congrès dans les politiques d’assurance maladie », thèse pour le doctorat de science politique, Université de Montpellier 1, sous la direction de William Genieys, soutenue en 2012. Publiée sous le titre La santé aux États-Unis : Une histoire politique. Paris : Presses de Sciences Po, 2016. Anne-Laure Beaussier est aujourd’hui chargée de recherches au Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po.

(3) William Genieys & Jean Joana, « Bringing the state elites back in ? Les gardiens des politiques de l’État en Europe et aux États-Unis ». Gouvernement et action publique 4/3 (2015) : 57-80.

(4) Mohammad-Saïd Darviche, William Genieys, Catherine Hoeffler & Jean Joana, « Des “long timers” au sommet de l’État Américain : Les secteurs de la défense et de la santé (1988-2010) ». Gouvernement et action publique, 2/1 (2013) : 7-38 ; William Genieys, Mohammad-Saïd Darviche & Brent Epperson, « Les gardiens des politiques de santé face à la réforme Obama ». Gouvernement et action publique 9/3 (2020) : 59-79.

(5) Ulrike Lepont, « Façonner les politiques aux marges de l’État : Le rôle des experts dans les réformes de la protection maladie aux États-Unis (1970-2010) », thèse pour le doctorat de science politique, Université de Montpellier 1, sous la direction de William Genieys, soutenue en 2014. Ulrike Lepont est aujourd’hui chargée de recherches au CNRS.

 

 


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