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  L’Androgyne dans la littérature britannique contemporaine

Métamorphoses d’une figure

 

 Justine Gonneaud

 

 Collection « Present Perfect »

Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2020

Broché, 332 pp. ISBN 978-2367813370. 24

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière–Lyon 2

 

 

À l’heure où triomphent les gender studies, et alors que les notions de sexe et de genre deviennent toujours plus complexes, il va de soi que la littérature ne pouvait s’abstenir d’aborder ces enjeux de notre société. En septembre dernier, les Presses de l’université de Montpellier ont fait paraître l’ouvrage que Justine Gonneaud a tiré de sa thèse soutenue en novembre 2013, sous un titre quasiment identique (seul le sous-titre incluait en plus le terme « évolution », peut-être disparu ici dans la mesure où il supposerait un balayage historique qui n’est pas le propos). Même si l’auteure y montre des connaissances qui dépassent son corpus, notamment en ce qui concerne les autres écrits des romanciers ici étudiés, le volume porte essentiellement sur cinq textes que d’aucuns jugeraient déjà presque « anciens » pour certains d’entre eux. La période couverte va en effet de 1969 à 1992, et deux des écrivains convoqués sont décédés.

En 1969 est paru In Transit de Brigid Brophy (1929-1995), dont l’identité du personnage principal oscille entre le masculin Pat et le féminin Patricia. En 1977, Angela Carter (1940-1992) imaginait, dans The Passion of New Eve, un nommé Evelyn qui devenait Eve et qui trouvait l’épanouissement en s’accouplant avec un travesti. En 1992, Will Self réunissait sous le titre Cock and Bull deux nouvelles : dans la première, Carol, femme au foyer, se réveillait dotée d’un pénis et devenait un meurtrier ; dans la seconde, Bull le rugbyman se découvrait un vagin à l’arrière du genou. En 1994, Peter Ackroyd racontait dans Dan Leno and the Limehouse Golem le parcours d’un acteur victorien spécialisé dans les rôles féminins. Enfin, en 1992, Jeanette Winterson entretenait soigneusement l’ambiguïté sexuelle du narrateur de de Written on the Body.

L’ouvrage conserve le plan de la thèse, en trois parties, neuf sous-parties et vingt-quatre sous-sous-parties, la conclusion récapitulant une dernière fois le propos. Ç’eût été l’occasion, peut-être, d’envisager de manière succincte le prolongement éventuel que la littérature britannique avait pu donner à cette thématique, mais ce soin reviendra à de futurs chercheurs, pour lesquels tout l’aspect théorique du présent volume pourra sans doute s’avérer précieux.

Dans son introduction, Justine Gonneaud rappelle que, dans A Room of One’s Own, Virginia Woolf définissait ainsi la création littéraire : « Some marriage of opposites has to be consummated » [20]. C’est précisément à cette « Conjonction des opposés » que s’intéresse la première partie du livre, en examinant à quel point la figure de l’androgyne relève de la cohabitation ou de la fusion du masculin et du féminin. À des degrés divers, les cinq romans du corpus ont recours aux mythes, archétypes et stéréotypes genrés, projection des désirs de l’autre, dont la nature caricaturale contribue à la fois à distancier le lecteur et le faire prendre conscience de l’existence même de ces clichés. En exhibant des corps grotesques, hyperboliques, fragmentés comme dans la pornographie, ces textes permettent de reconsidérer les différences « naturelles ». L’hermaphrodite apparaît comme « un laboratoire fictif dans lequel tester la rigidité des limites corporelles et la stabilité du donné biologique » [55]. Chez Angela Carter, Evelyn devenu Eve fait l’expérience de la féminité lorsqu’il subit la violence masculine. Alors que la féminité peut être vécue comme une mascarade, l’enquête des personnages sur leur propre genre conduit à un « renversement identitaire permanent sur un modèle tirésiaque » [69], le devin Tirésias étant, avec l’Orlando de Woolf, l’une des figures tutélaires du changement de sexe.

Le travestissement se situe ainsi du côté de la « performance » du masculin ou du féminin, et Peter Ackroyd souligne tout ce qui sépare le drag caricatural du transvestism qui vise au contraire à passer inaperçu. Son personnage Dan Leno tient le rôle de pantomime dame, ce qui lui permet à la fois de renforcer les normes et de les dépasser. Si le féminin « n’est la carte d’aucun territoire » [80] puisqu’il ne revoie qu’à un ensemble de fantasmes, il est curieux que l’homme féminisé se pare de qualités supplémentaires alors que la femme virilisée semble accumuler les défauts de l’autre sexe.

La notion de neutre fait elle aussi l’objet d’une analyse pertinente, en tant que refus du dualisme binaire, refus aussi des dichotomies linguistiques. Le choix d’une narration à la première personne permet d’éviter les « his » et les « her » et favorise donc l’hybridité. On adhérera plus ou moins aux propos sur l’opposition entre écriture masculine et écriture féminine, mais l’on appréciera les passages consacrés à l’ambiguïté de la satire même : chez Will Self, on finit ainsi par ne plus savoir qui ou quel est l’objet de l’ironie. Quand toutes les cibles possibles semblent visées, la satire finit par neutraliser tout discours éthique. Le neutre résolument cumulatif devient un amas de contradictions, au risque d’égarer le lecteur dans le brouillage et la subversion systématique qui entremêlent les niveaux narratifs en éludant toute vérité stable.

La deuxième partie se consacre à l’idée de monstration, l’androgyne se donnant à voir, à admirer dans les cinq romans (scènes devant un miroir, contexte théâtral). Le texte expose, exhibe le hors-norme, montrant l’envers du décor ou hypertrophiant certains détails. Est monstrueux tout ce qui constitue un écart, tout ce qui échappe au sens, et le désordre corporel sert d’image du trouble du corps social. Le texte lui-même se fait difforme, monstrueux, proliférant, saturé d’allusions intertextuelles et de sens multiples. Échappant aux métaphores patriarcales, la monstruosité apparaît comme libératrice. Que l’androgyne soit innommable ou indicible, l’impuissance du langage à le désigner aboutit à une monstration paradoxale, une ostentation dissimulatrice qui n’atteint jamais ce vers quoi elle tend.

La notion d’éthique étant chère à Jean-Michel Ganteau, directeur de thèse de Justine Gonneaud, on ne s’étonnera pas qu’elle soit au cœur de la dernière partie de l’ouvrage. Dans son rapport à l’autre, l’androgyne pose toute une série de questions qui permettent d’aborder différentes formes du discours éthique, des théories d’Emmnuel Levinas jusqu’à l’éthique du care, de la sollicitude. La fusion avec l’autre peut apparaître comme un assujettissement, une dépossession, une indifférenciation tentante mais dangereuse. Le mode cumulatif qui permet un double point de vue est ainsi préféré au « ou bien / ou bien », comme l’illustre cette formule de Will Self : « Carol realized that she was fucking as well as being fucked » [222]. Au contraire de la fusion, la rencontre suppose une vraie réciprocité : « I can read as well as be read like a book », affirme le héros / héroïne de Brigid Brophy [237]. L’interchangeabilité permet d’accueillir l’autre en soi. Le texte même s’ouvre à d’autres voix et à l’interpellation du lecteur.  D’où l’instabilité des voix narratives : il y a du jeu, du doute, et cela même invite au questionnement sur le féminin et sur le féminin.

« La bifocalisation permise par les narrateurs hermaphrodites entraîne en réalité une réévaluation paritaire des deux genres » [274], pour que la violence cesse d’être associée au masculin et l’empathie au féminin. Les auteurs du corpus visent la genderlessness et procèdent à une « dégenderisation », c’est-à-dire la « déségrégation des caractéristiques de genre » [284]. La prise en compte de la vulnérabilité de l’autre fait naître un nouveau sentiment de responsabilité.

 

   


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