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Le Courage de déplaire

Le roman féministe à la fin de l'ère victorienne

 

Nathalie Saudo-Welby

 

Collection Masculin/Féminin dans l'Europe moderne, n°21

Paris : Classiques Garnier, 2019

Broché. 415 p. ISBN 978-2406085836. 36 €

 

Recension de Fabienne Moine

Université Paris-Est Créteil

 

 

Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir loue celles qui, comme Virginia Woolf, Jane Austen, les sœurs Brontë ou George Eliot, ont eu « le courage de déplaire », en écrivant à rebours des conventions littéraires, en s’insurgeant contre les inégalités sociales et surtout en acceptant de ne pas être aimées. Nathalie Saudo-Welby reprend cette expression pour l’appliquer à celles qui ont créé le type moderne de la Nouvelle Femme à l’heure des revendications féministes de l’Angleterre de la fin du XIXe siècle. Cet ouvrage explore un large corpus composé de ces romans et nouvelles qui ont pu déplaire, voire déranger, et invite à les redécouvrir en proposant une lecture oblique, selon le champ d’analyse des études de genre. Il prend en compte le contexte social et culturel afin d’expliquer l’émergence de ce phénomène littéraire et des modalités de ce sous-genre romanesque. Ces textes témoignent des promesses et des craintes liées aux conquêtes féministes et proposent un large éventail d’interrogations, plutôt que de réponses, face à l’apparition de la Nouvelle Femme (New Woman) qui crée confusion, angoisse ou espoir à la fois dans la société et dans la fiction qui s’en inspire.

Le corpus est fourni afin de proposer une large exploration du paysage littéraire des deux dernières décennies du XIXe siècle qui embrasse aussi bien des romans restés célèbres, sans doute, entre autres facteurs, parce que leurs auteurs sont des hommes, comme Odd Women de George Gissing ou Jude the Obscure de Thomas Hardy, que d’autres romans peu lus aujourd’hui comme Ann Veronica de H.G. Wells ou A Drama in Muslin de George Moore et surtout ceux écrits par des femmes. Certains textes ont été redécouverts par la critique féministe des années 1980 (Sandra Gilbert et Susan Gubar ou Elaine Showalter) comme la nouvelle de l’Américaine Charlotte Perkins Gilman The Yellow Wallpaper, la fiction de George Egerton, pseudonyme de Mary Chavelita Dunne Bright, ou celle de la militante sud-africaine Olive Schreiner. D’autres romans font l’objet d’études plus récentes comme Heavenly Twins de Sarah Grand, Anna Lombard de Victoria Cross, The Wing of Azrael de Mona Caird ou The Woman Who Did de Grant Allen. Mais cet ouvrage permet aussi de découvrir d’autres textes encore inexplorés par la critique comme Gallia de Ménie Muriel Dowie ou Dr Janet of Harley Street d’Arabella Kenealy. Ce ne sont que quelques exemples parmi les très nombreuses œuvres de fiction qui sont explorées ici, et surtout qui sont pour la première fois aussi largement comparées et mises en perspective. À chaque page, Saudo-Welby s’applique à confronter les points de vue, parfois subtils, de celles qui construisent le féminisme fin-de-siècle sous toutes ces facettes complémentaires et souvent contradictoires. Si romans et nouvelles écrits par les femmes et les hommes qui construisent cette société en pleine mutation sur le plan social et idéologique composent l’entièreté du corpus, certains poèmes qui interrogent, sous une autre forme, les rapports sociaux de sexe auraient pu venir compléter l’exploration de ce panorama littéraire.

À la suite des travaux de Robyn Warhol sur l’importance du narrateur dans le roman réaliste, Saudo-Welby applique l’approche méthodologique de la narratologie féministe à la fiction de la Nouvelle Femme (New Woman novel) afin de construire une typologie des constructions narratives et de mesurer les écarts par rapport au modèle du roman victorien. Elle peut ainsi explorer les contradictions des personnages et des récits ou des dialogues, ainsi que les innombrables formes d’hétéroglossie qui soulignent l’ambiguïté fondamentale de ce sous-genre romanesque.

L’ouvrage présente d’abord le contexte socio-politique à la fin du siècle avec les limitations et les avancées dans de nombreux domaines : l’éducation, le mariage, la procréation, la sexualité, le droit de vote et l’accès à l’emploi. Contrairement au roman à sensation (sensation novel) des années 1860 avec lequel elle partage de nombreuses thématiques, la fiction de la Nouvelle Femme ne met pas en scène des héroïnes qui se rebellent violemment contre leurs situations ou se vengent de leurs maris. L’ambivalence de la réponse des Nouvelles Femmes réside dans leur quête de respectabilité qui les pousse à faire cohabiter différents degrés de féminisme et différentes formes de puritanisme :

La diversité des combats qui jalonnèrent le progrès de la cause féminine à la fin du XIXe siècle fait apparaître la nécessité […] de parler des femmes et des féminismes au pluriel pour rendre compte de la diversité des points de vue idéologiques, mais aussi de la nécessité pratique de surmonter les différences et de s’allier. [62]

Le chapitre 2 replace ce sous-genre romanesque dans son paysage littéraire. Cette forme fictionnelle est d’abord confrontée à la « romance », modèle conservateur avec lequel elle partage une part de réalisme mais, contrairement à elle, le roman de la Nouvelle Femme « décrit la vie désagréable de la femmemariée sans ménager de place à la poésie du quotidien » [75]. C’est ensuite au roman d’idées (novel with a purpose) que Saudo-Welby compare le roman de la Nouvelle Femme. L’écriture dans les deux cas est conçue comme un acte politique engagé et le roman comme une tribune pour le débat d’idées mais le didactisme du roman d’idées n’est pas cautionné. Enfin, le roman de la Nouvelle  Femme s’écarte du Bildungsroman, ne proposant aucune résolution des problèmes, mais présentant plutôt une prise de conscience, révélée par l’expérience du mariage, que la condition féminine est insatisfaisante : « L’objet de la quête est non l’amour, mais la possibilité même de la Bildung de l’héroïne » [95].

Le chapitre suivant explore les modalités du didactisme à travers les questions de point de vue et la façon dont « le genre se construit à travers l’énonciation » [98].  Quels sont les effets des stratégies narratives sur la construction du genre sexuel et du rapport entre les sexes ? L’analyse narratologique permet de déterminer ces modalités didactiques, dont les actes de débrayages énonciatifs, terme emprunté à la sémiotique, qui permettent de mettre à distance la voix de l’auteur et celle de l’instance narrative ou des personnages. Les outils narratologiques empruntés à Genette sont mis à profit dans l’analyse d’une perspective féministe. Ainsi les débrayages ou intrusions d’autres voix peuvent conforter ou saper le contenu progressiste de l’auteur alors en rupture avec le narrateur omniscient. Saudo-Welby analyse toute une variété de modalités narratives qui causent des débrayages. D’abord la narration omnisciente  apporte un complément féministe en se dissociant de l’idéologie de la diégèse pour évoquer un avenir progressiste, ou, au contraire, inclut des remarques antiféministes dans le roman féminin. Ensuite, les monologues intérieurs peuvent aussi être en rupture avec le message adressé au lecteur. Quant à une narration à la première personne, elle permet au narrateur masculin de critiquer les préjugés des hommes, de renforcer un discours progressiste ou de présenter la réalité de la conscience des femmes à travers un prisme genré. Le discours de la narratrice peut aussi être soumis à l’évaluation des personnages à travers une focalisation multiple qui déconstruit les valeurs victoriennes. Enfin le style impersonnel met un voile sur le genre non défini du narrateur, proposant une sorte de narration épicène, qui oscille entre solidarité et inconfort. Ces stratégies narratives mouvantes créent une « œuvre ouverte, sans cesse en mouvement » [149] pour le lecteur-interprète en faisant naviguer entre les repères sexuels et idéologiques.

La remise en cause des discours autoritaires et la création d’une confusion délibérée sont l’objet du chapitre 4. Le brouillage dumessage et l’hétéroglossie qui s’en dégage soulignent que le roman de la Nouvelle Femme se présente comme un lieu de débat. Selon une approche bakhtinienne qui explore les discours enchevêtrés, ce chapitre scrute, pour explorer toutes les facettes des récits enchâssés, les passages qui relèvent de la fonction métadiscursive comme les harangues, les débats, les contradictions, les discours partagés entre différents personnages. L’analyse que mène Saudo-Welby a pour mission de « démêler le tissu d’opacité, mais aussi l’épaisseur sémantique, qui recouvrent les mots » [186]. En remettant en cause l’autorité narrative, le roman engagé s’attache « non à exprimer ses idées, mais à donner forme à des idées » [187].

Le chapitre 5 présente un tableau clinique de l’évolution de la condition féminine en s’appuyant sur la médicalisation du discours social à la fin du XIXe siècle. Il étudie les croisements du discours médical et du discours évolutionniste en examinant la terminologie de la dégénérescenceet de la régénération dans les romans de la Nouvelle Femme. Saudo-Welby analyseles choix effectués pour régénérer la « race » en perdition dans une visée eugéniste, et montre que, parfois, ils conduisent à une morbidité féminine et à une absence d’évolution de l’environnement et de la condition des femmes. Le mariage ou, au contraire, le célibat sont causes de maladie mais les discours des médecins nuisent aussi à la santé physique et mentale des femmes. Saudo-Welby rappelle qu’au tournant du siècle, l’éducation est souvent perçue comme nuisible à la santé physique, les fonctions intellectuelles étant trop stimulées et la féminité voire la « race » épuisées, surtout chez la célibataire hystérique. Contrairement au mouvement décadent qui lui est contemporain, leroman de la Nouvelle Femme ne propose aucune esthétisation de la malade. Certainspoèmes évolutionnistes écrits par des femmes à la fin du XIXe siècle et prenant pour décor le monde médical et scientifique pourraient compléter la réflexion sur la sélection naturelle et sexuelle, sur le « cerveau féminin » et sur la légitimité des femmes dans certains milieux professionnels réservés aux hommes. La question de la femme scientifique qui partage « une perception masculine du réel, déshumanisée et dénaturée, et une perception féminine, vivante et sensible » [345] est celle qui est posée, par exemple, dans « The Lady Doctor » (1881), poème de Constance Naden qui s’inspire d’Elizabeth Garrett Anderson, diplômée de médecine.

La question des voix féminines est l’objet du chapitre 6 qui fait une analyse fine de toutes les modalités de prise de parole : celle de la femme bavarde et de son expression intempestive ; celle de l’oratrice qui interroge l’accès à la parole publique ou souffre d’une « extinction de sa voix » [238] ; celle qui est prise en charge par le porte-parole ; enfin celle qui prend la forme d’une énonciation coupée ou par intermittence chez les femmes qui traversent des phases de mutisme. Mais « ce qu’elles taisent étant aussi important que ce qu’elles affirment, le roman sert deux textes : le tu et le dit » [245]. La perte de la voix, souvent liée à la question du mariage, révèle toujours un moment charnière dans la vie de l’héroïne. Certaines conclusions sont contre-intuitives et innovantes, ce qui constitue une des forces de l’ouvrage de Saudo-Welby, comme celle-ci : « plus le roman est féministe, moins la parole des femmes y est évidente » [253]. En effet, le dire n’agit plus et la voix perdsa fonction performative. L’objet du roman de la Nouvelle Femme est de conquérir la parole mais rares sont les occasions d’y parvenir.

Dans le chapitre 7, Saudo-Welby présente une cartographie des romans à travers un examen des trajectoires, des déviations et des déviances : le motif romanesque de la quête est écarté même si leurs auteures privilégient les métaphores du voyage de la vie et les écarts sur cette route qui sont présentés comme des transgressions. Les trajectoires rectilignes ou les sentiers battus d’une vie qui se déroule selon les codes moraux conduisent à des impasses alors que les routes sinueuses permettent « d’explorer les marges par sympathie ou solidarité » [272], puisque le sentier battu est abandonné par idéalisme, non par défaut de moralité. Si la quête n’est pas l’objet du roman, c’est aussi parce que la résolution est écartée. Le chapitre décrit la Flâneuse à la pulsion scopique en opposition à la femme qui arpente les rues comme travailleuse ou volontaire et est victime de la prédation masculine. L’exploration est psychique lorsque l’héroïne a accès aux strates inavouables de la psyché mais aussi discursive lorsqu’elle écoute le récit d’autrui et partage les vies par procuration, devenant ainsi « une femme en expansion » [304]. Le chapitre s’achève sur l’étude des égarements face aux schémas préétablis et pose la question du « modernisme précurseur »  de ces romans qui effectuent « une manœuvre d’évitement » [313] ?

Le dernier chapitre traite des représentations de la sexualité et de l’éventualité d’un continuum entre les sexes qui vient contredire l’ordre hétérosexuel ou l’ « hétérosexualité forcée » selon Adrienne Rich et qui enrichit les débats soulevés par la sexologie, comme ceux lancés par Edward Carpenter et son ouvrage The Intermediate Sex (1896). Les romans de la Nouvelle Femme mettent souvent en scène des occasions de brouillage des identités, mais s’appuient aussi sur le travestissement  des procédés narratifs, construisant une sorte de troisième genre. S’appuyant sur la théorie foucaldienne, Saudo-Welby montre que la sexualité est omniprésente dans les récits et dans les mots, à travers les discours engagés d’expertes des questions maternalistes, hygiénistes ou eugénistes, les échanges sur la question sociale du mariage ou encore les joutes verbales qui fonctionnent comme des substituts aux échanges érotiques, déployant une « érotique du débat théorique » [331]. Ces romans de la Nouvelle Femme expriment l’impossible validité de l’assignation des sexes et dulangage qui exprimerait des vérités soi-disant universelles sur les sexes. Le chapitre s’achève sur les types de couples de femmes, misandres ou compagnes d’amitié, puis les types amoureux afin de dresser un « panorama de l’affection mutuelle féminine (sympathie, amitié, amour, lesbianisme, commisération, solidarité) » [375], élément plus ou moins subversif mais intrinsèque à cette fiction, qui se fonde sur une solidarité féminine et féministe par-delà les antagonismes des différentes formes de féminisme.

En conclusion, Saudo-Welby revient sur le titre de son ouvrage, un peu intrigant certes à l’ouverture du volume, mais totalement pertinent lorsqu’on le referme : « les romans de la Nouvelle Femme ne séduisent pas : ils dérangent et déplaisent » [378]. Le tour de force de leurs auteures a consisté à paradoxalement utiliser ce déplaisir pour accroître les ventes de leurs œuvres, construire leurs carrières d’auteures et diffuser leurs messages ; stratégie moderniste, selon Saudo-Welby, qui empêche l’accès direct au plaisir et à la signification.

On peut souhaiter que Le Courage de déplaire contribuera à faire connaître en France ces romans oubliés et peut-être incompris. Grâce à une lecture méthodique et quasi-chirurgicale des œuvres, Saudo-Welby a montré que la catégorisation avait été hâtive et avait sans doute contribué au dénigrement dont elles ont été victimes. Elle a également réussi à montrer que ce sous-genre romanesque échappe à une classification simplificatrice, ce qui les rend insaisissables mais aussi constitue leur magnétisme.

 

 

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