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Photographier l’enfant pour changer la société

États-Unis, 1888-1941

 

Anne Lesme

 

Préface de François Brunet

Paris : L’Harmattan, 2019

Broché. 396 p. ISBN 978-2343178806. 35 €

 

Recension de Mathilde Arrivé

Université Paul-Valéry Montpellier 3

 

 

 

Si l’enfant de la classe moyenne est au XIXe siècle le grand favori de l’iconographie sentimentale victorienne aux États-Unis, hypervisible dans le champ de l’art et de la publicité, l’enfant pauvre, l’enfant au travail, est quant à lui doublement invisible : en dépit de son rôle économique dans les familles, les rues, les champs et les usines, il est un acteur faible invisible socialement, politiquement, juridiquement et le représentant d’une nouvelle pauvreté « blanche », celle de l’« autre moitié » photographiée par Jacob Riis.

L’enfant pauvre : icône, outil communicationnel, ou sujet politique à part entière ? Cet ouvrage pose la question de la visibilité, ou plutôt de l’entrée en visibilité, de cette nouvelle catégorie sociale aux États-Unis entre les années 1890 et 1930, à une période charnière où le rôle de l’état et la relation au gouvernement se modifient en profondeur. Poser cette question, c’est mettre à l’étude tout un imaginaire et une iconographie, avec ses différents archétypes (figures des Little mothers, Bootblacks, Newsboys, « Street Arabs »), mais aussi les conditions d’émergence d’une nouvelle pratique photographique la photographie dite sociale, puis documentaire et l’apparition de nouvelles stratégies rhétoriques, modes de communication et de diffusion visuelles. Le propos de cet ouvrage est d’autant plus passionnant que le travail des enfants cristallise de nombreux débats de l’époque : réforme sociale et rôle de l’état, politiques de la ville, scolarisation et droit du travail, conceptions socio-darwiniste et religieuse de la pauvreté, rôle des déterminismes (« hérédité » ou « environnement » [34]), sur fond d’institutionnalisation des sciences sociales et de professionnalisation de l’aide sociale [33]. Pourtant, et bien que le travail des enfants devienne un thème de campagne en 1912, il peine à devenir un vrai enjeu politique, institutionnel et législatif avant la fin des années 1930 [36-37].

Anne Lesme soulève ainsi un problème important, qui ne manque pas d’échos avec les luttes actuelles pour la représentation : la visibilité est-elle un tremplin ou un obstacle à l’acquisition de droits politiques et à une existence sociale digne ? Dans le cas des enfants au travail, il n’est pas absurde de se demander si leur visibilité n’a pas davantage participé à la visibilité des photographes et de leur médium, eux-mêmes en quête de légitimité culturelle.

Dans cette étude, il est aussi question, en creux, de visibilité académique et universitaire, puisque l’étude d’Anne Lesme prend place dans le champ émergent des Childhood studies, quasi-inconnu en France, dont le premier département s’est ouvert en 2007 à Rutgers University [18]. Plus largement, cette étude s’inscrit dans le champ de l’histoire des images et dans le sillage des travaux du regretté François Brunet, qui signe la préface de l’ouvrage. La perspective est interdisciplinaire [18], faisant dialoguer sociologie, psychologie, histoire, études visuelles, au prisme des catégories de classe, de genre et de race [15].

L’étude est construite en trois parties, autour de trois grandes figures de la photographie : Jacob Riis, Lewis Hine et les photographes de la Farm Security Administration (FSA), correspondant à trois grandes périodes politiques (fin du Gilded Age, Progressivism, New Deal), mais aussi à trois moments fondateurs dans la formation du champ de la photographie sociale. L’entrée dans chacune des parties est d’abord biographique, mais l’auteure évite toujours le piège hagiographique, en dépit de son admiration évidente pour le travail de Lewis Hine. L’ouvrage combine analyse d’images, de textes et de discours, en croisant la réception des images par leurs contemporains et de nombreuses sources secondaires récentes, la plupart anglophones, que l’auteure traduit pour le lectorat français. Cette étude fournit en outre une entrée quantitative et une analyse statistique du corpus grâce à l’outil numérique [230]. L’ouvrage est écrit dans une langue élégante et claire, malgré quelques très rares maladresses de traduction.

L’ouvrage s’ouvre sur le travail de Jacob Riis, photographe amateur, réformateur-uplifter, emblématique de la philanthropie victorienne et de son approche morale des questions sociales. Influencé par la littérature (Horatio Alger, Dickens, Stephen Crane), le sermon protestant et le sensationnalisme du yellow journalism [358], Riis développe un rapport instrumental et évidentiel à la photographie, pourtant ostensiblement scénarisée et posée. Son iconographie, marquée par le dessin et la lithographie, oscille entre sentimentalisme, goût du pittoresque et recherche du réalisme [85]. C’est que Riis appartient à cette génération de photographes non-professionnels qui navigue entre différents régimes discursifs et scopiques : muckraking, divertissement, philanthropie, contrôle social [99]. À ce titre, l’auteure ne manque pas d’évoquer les aspects conservateurs de son travail, déjà soulignés par les critiques [89, 97] : recours intrusif au flash, fascination voyeuriste, vision stéréotypée et normative des pauvres, exotisme misérabiliste, à destination d’une classe moyenne curieuse [121]. La question raciale n’est pas abordée par Riis, et les enfants racisés (chinois, irlandais, noirs) demeurent quasi-invisibles. Sur fond du nativism qui caractérise aussi la période, la réforme conservatrice de Riis, pensée contre l’État, consiste avant tout à américaniser les pauvres urbains [33], renforcer les valeurs victoriennes, et assainir et relancer le « vrai » capitalisme. D’ailleurs, l’enfant pauvre n’est-il pas ce travailleur acharné [192] qui incarne mieux que tout autre l’éthique du travail, « la vie dure » (the strenuous life) et l’individualisme farouche (rugged individualism) bientôt promus par Theodore Roosevelt ?

La seconde partie de l’ouvrage est dédiée à Lewis Hine, père de la photographie sociale, dont la pratique d’image est directement articulée à la réforme sociale à travers ses activités de lobbying auprès du National Child Labor Committee (NCLC) dans le contexte du Progressivism. Visuellement, l’auteure observe une certaine dramatisation de la pauvreté, pour un projet dont la visée est nettement politique et didactique [158]. Hine fait un usage argumentatif des images [206]. Ses photographies se situent à la croisée du journalisme, de la publicité [173], du réformisme et du militantisme, de la moralité et de la pédagogie. Il est frappant d’observer combien les frontières de la photographie sociale sont poreuses et comment Hine contribue à la légitimation du médium photographique en l’adossant à des rationalités et discours extrinsèques.

L’auteure montre en troisième partie que le « style documentaire » (Lugon) trouve à se formaliser et s’institutionnaliser avec les projets collectifs de grande ampleur de la FSA(1), qui correspondent bel et bien à l’âge classique de la photographie documentaire. À bien des égards, le travail de la FSA est une amplification des logiques initiées par Hine (qui entretient par ailleurs une correspondance avec Roy Stryker [257]) : stratégies de communication « multi-supports » [353], nouveaux protocoles (plans plus serrés, reportages, mises en séries, recours à la narration), une visée plus nettement publicitaire et propagandiste, une rationalité d’archivage, des inflexions sociologiques, et une valeur plus humanitaire que politique. Comme dans les deux précédentes parties, l’ancrage est biographique et éditorial : l’auteure propose un focus sur Ben Shahn, ainsi que sur trois photo essays qui sont autant de jalons dans l’histoire du photo-book : You have Seen their Faces d’Erskine Caldwell en 1937 [323], Let us Now Praise Famous Men de James Agee et Walker Evans en 1941 [326] et American Exodus : A Record of Human Erosion de Dorothea Lange en 1939 [333].

À cet égard, l’ouvrage d’Anne Lesme offre un éclairage fort intéressant sur les contextes éditoriaux et les nouveaux types de communication et de diffusion visuelle sur la période 1888-1941. Les lecteurs apprendront qu’à rebours de la rhétorique essentialiste de la pureté des médiums développée dans la deuxième moitié du XXe siècle, les photographies furent diffusées sur des supports divers : photos projetées chez Riis par la technique des lanternes magiques [54, 60], photomontages [166], affiches [172], livres, panneaux d’exposition et tracts [179] chez Hine. Les formats sont le plus souvent hybrides, marqués par une collaboration toujours croissante entre texte et image, qui culmine au sein de la FSA avec l’émergence des photo-textes, photo essays [322] et autres photo books évoqués plus haut, mais aussi des picture-stories [312] publiées dans les magasines Life et Look. Anne Lesme souligne même la secondarité des images par rapport au dispositif, ainsi que l’importance du processus éditorial [313] dans la sémantisation des images et l’impact des stratégies quasi-publicitaires de recadrage, de décontextualisation, d’emblématisation dans la naissance des icônes. Ces analyses rappellent et confirment qu’en dépit du clivage muséal et institutionnel entre photos dites « sociales » et photos dites « artistiques », les questions de forme sont et ont toujours été au cœur du projet documentaire et de sa communication visuelle.

Dans chacune des générations photographiques, l’auteure souligne un même rapport retors à la vérité : en dépit d’une rhétorique de la preuve et du témoignage, la manipulation des clichés [249] est une pratique ordinaire, que ce soit en amont de la prise de vue (les shooting scripts de Stryker qui scénarisent l’image), pendant la prise de vue (poses et mises en scène), en chambre noire et en post-production (travail sur le négatif, recadrages, impressions), pendant la phase éditoriale (rôle du texte, mise en dispositif) au profit d’une idée, d’une narration ou d’une fiction.

À partir du thème commun de l’enfance, l’auteure dégage très efficacement les évolutions d’un corpus à l’autre. À ce titre, les conclusions de parties offrent des synthèses transversales claires et convaincantes, en identifiant les caractéristiques propres de chaque travail tout en faisant apparaître les convergences, filiations et différences, dans une perspective à la fois monographique et comparatiste.

Les évolutions sur la période concernent tout d’abord l’histoire de la réforme et l’évolution du rôle de l’État, allant du désengagement dans les années 1890 vers l’interventionnisme dans les années 1930, à mesure que la pauvreté est comprise comme un problème social systémique, et non plus comme une tare ou un péché individuel. C’est également le statut du photographe qui se transforme, tandis que celui-ci endosse peu à peu un rôle d’expert [207] à mesure que son activité se professionnalise et s’institutionnalise, en marge des pratiques amateurs qu’incarne Riis et toute la génération Kodak. L’autre évolution notable a trait au statut même de l’image documentaire, qui quitte progressivement son strict rôle d’image-outil pour devenir un objet esthétique autonome, en faisant son entrée au musée en 1938 lors de la première exposition dédiée à la production de la FSA au Grand Central Palace [254](2). De Riis à Evans en effet, le « style » documentaire se précise, en délaissant peu à peu le registre pittoresque, hérité des Beaux-Arts, pour un réalisme savamment construit. L’auteure retrace ainsi la naissance du « genre » documentaire jusqu’à sa consécration une décennie plus tard dans l’exposition du MoMA en 1955, The Family of Man [252]. Mais cette canonisation est également une transformation : bien que le photojournalisme acquière une légitimité culturelle et artistique certaine, on pourra considérer avec l’auteure que cette entrée au musée signe aussi son entrée dans la société de l’exposition, du spectacle, de l’entertainment et de la culture de masse [252], qui tend à trivialiser la portée sociale et politique des images au profit d’un simple renforcement des valeurs majoritaires. Et si Hine développe une rhétorique visuelle de la pauvreté à des fins de réforme sociale, on peut s’interroger sur la possible dérive humanitaire, au fil de la période, vers une « rhétorique du malheur », voire « un spectacle de la pauvreté » [303], en particulier dans les médias de masse comme Life et Look où sont diffusées les photos de la FSA.

Dans sa conclusion générale, l’auteure indique que, sur la période, l’enfant sera passé du statut d’objet à celui de sujet [355]. En rejoignant un imaginaire de la famille [219] et de la ruralité, l’enfant quitterait le rôle de victime pour devenir une figure d’espoir et de résilience [361] en étant intégré au sein d’un collectif. Or en faisant de l’enfant pauvre une figure positive, c’est aussi toute l’ambivalence du projet réformateur qui s’énonce, en masquant la souffrance des plus fragiles. Autrement dit, sur la période, l’enfant est une figure malléable capable d’incarner la double valence de la « modernité » à la fois mythe du déclin et mythe du progrès.

Enfin, comme le relève fréquemment Anne Lesme, l’attention portée à l’enfant pauvre par les photographes de la période ne doit pas faire oublier les nombreux angles morts du corpus et l’accès inégal à la visibilité pour les filles, les enfants amérindiens et noirs, ce qui renseigne plus largement sur l’indifférence du Progressivism et du New Deal à la détresse de certaines communautés et sur leur inaction face à la ségrégation.

L’ouvrage d’Anne Lesme retrace de manière claire, précise et fine l’émergence et l’évolution du « style documentaire » sur un demi-siècle et en enregistre ses différentes inflexions pittoresques, sentimentales, sensationnalistes, narratives, réalistes, sociologiques, humanitaires tout en restituant ses nombreux impensés et ambivalences, en lien avec les contextes sociaux, politiques, idéologiques et technologiques des trois périodes couvertes. L’étude est solidement adossée à un matériau d’archive abondant et bien exploité. La bibliographie panache les apports critiques et théoriques nord-américains et français sur la question ; elle est un outil précieux. Les reproductions d’images sont de bonne qualité et dialoguent avec le texte de l’auteure de manière fluide. Anne Lesme sait allier des micro-analyses d’images d’une grande sensibilité à un propos civilisationnel parfaitement maîtrisé.

L’envergure de l’étude est imposante et laisse inévitablement sous silence certains aspects (par exemple, l’apport de la straight photography et le travail de Paul Strand, ou encore l’impact de la photo amateur et du « moment Kodak »). Certains lecteurs voudront peut-être en savoir plus sur les délimitations entre « photographie sociale », « photographie documentaire », « photojournalisme », « photographie humaniste », ainsi que sur le contexte d’émergence de ces différentes dénominations et le paysage historiographique d’ensemble. Mais ces quelques remarques sont bien mineures au vu de la grande qualité de cette étude qui, autour du thème de l’enfance, réunit des questions importantes et mène les lecteurs à s’interroger à nouveaux frais sur l’(in)visibilité des acteurs dits faibles, sur le sens à donner à la réforme sociale et sur le rôle des producteurs d’image dans le débat public.

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(1) 175 000 images sont produites au sein de la FSA selon l’auteure [217].

(2) Cette même année, 1938, est voté le Fair Labor Standard Act qui interdit « l’emploi d’enfants de moins de seize ans […] dans les industries engagées dans un commerce inter-états » [37] – témoignant des trajectoires parallèles entre pénalisation du travail des enfants et consécration de la photographie documentaire.

 

 

 

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