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Le Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis

Mathilde Arrivé

 

Collection « Horizons anglophones », série « Profils américains »

Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée – PULM, 2019

Broché. 322 p. 978-2367812953. 29€

 

Recension de Nathalie Massip

Université Côte d’Azur (Nice)

 

 

Né en 1868, au lendemain de la guerre de Sécession, et alors que l’Ouest, en pleine construction, est envisagé comme terrain de réconciliation de la nation, le photographe Edward Sheriff Curtis fut le témoin d’un moment clé de l’histoire des États-Unis, une période de développements démographiques, industriels, et technologiques majeurs. Composée entre 1898 et 1927, The North American Indian est « à son image, caractérisée par un monolithisme de surface et des discontinuités de fond » [290], selon Mathilde Arrivé. Cette œuvre monumentale, encyclopédie en vingt volumes dans lesquels figurent plus de 2200 photogravures de quelque 80 peuples autochtones, est au cœur du Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis. Si Curtis ne manquait pas d’ambition, revendiquant la production d’« un témoignage de l’une des races et, indirectement, une étude de l’homme, de son origine, de sa destinée » [254], l’étude de Mathilde Arrivé est tout autant un tour de force offrant une analyse des « relations complexes entre photographie, savoir, histoire et mémoires » [19].

La première partie de l’ouvrage retrace la réception de l’œuvre de Curtis, de sa publication à nos jours. Entre périodes de désintérêt, voire de rejet, et périodes de grand enthousiasme, voire d’encensement, la trajectoire de l’œuvre de Curtis est lue au prisme des développements de la société américaine : jetée au rebut dans le premier quart du XXe siècle, l’œuvre est redécouverte au début des années 1970, alors même que le Red Power movement fait entendre la voix des Native Americans, puis discréditée pour cause d’inauthenticité dans les années 1980, avant d’être déconstruite, détournée et réappropriée par des artistes amérindiens au début du XXIe siècle. Puis vient une présentation du contexte de production de l’œuvre, des ambitions de Curtis, et du soutien financier que lui apportent les riches philanthropes et autres Robber Barons de l’époque. Ses stratégies de communication et ses efforts de promotion placent Curtis à la croisée des chemins, « passant du statut d’ethnographe amateur à celui de généraliste vulgarisateur, tout en servant de commutateur entre le cercle étroit des experts et un public toujours plus grand » [55]. Le projet de Curtis s’inscrit aussi dans un moment particulier du domaine photographique, « un champ en pleine ébullition » [68] dans les dernières années du XIXe siècle, dont le pictorialisme n’est qu’une des manifestations.

Intitulée « (In)visibilisation : disparitions monumentales », la deuxième partie du livre est une réflexion sur la représentation et la représentabilité, par la photographie, de la disparition de l’Indien, topos de la littérature américaine dès le milieu du XIXe siècle. Située « à l’interface du mythe et de l’histoire » [83], l’œuvre de Curtis se nourrit de cette image du Vanishing Indian autant qu’elle l’alimente, ignorant la réalité des réserves indiennes pour lui préférer « l’évocation d’un fantasmatique destin racial » [93]. Si le chapitre s’ouvre sur The Vanishing Race—Navaho (1904), la première photo du premier portfolio, rappelant ainsi le paradoxe inhérent au projet curtisien de rendre visible la prétendue disparition de l’Indien, la lecture fine proposée par Mathilde Arrivé de portraits, natures mortes, et autres photographies associant « les codes de la nature morte à la représentation du visage » [110] rappelle « l’élasticité conceptuelle du mythe » [114]. Ce thème de la disparition, de l’effacement, s’accompagne d’une volonté de réparation, Curtis annonçant son souhait de « faire vivre les Indiens pour toujours [et] produire une trace irréfutable sur une race condamnée à l’extinction » [125]. Ce désir de mémorialisation, qui dresse un monument à la gloire des peuples autochtones, passés du statut de vaincus à celui de victimes, souligne toute l’ambiguïté de The North American Indian mais, aussi, de la société américaine dans son ensemble :

Par l’intercession du monument, la nation américaine se condamne et s’innocente, mais affirme également sa puissance démiurgique à combler la perte dans la fabrication d’un artefact gigantesque qui à bien des égards commémore moins son sujet qu’il ne se monumentalise en tant qu’objet. [135]

L’omniprésence spectrale qui traverse l’œuvre de Curtis, ce « fantôme monumental » [139], rappelle la trace indélébile, la souillure ineffaçable, la « tache coupable » [157] que constitue le traitement des peuples indiens dans le passé de la nation américaine.

La troisième partie de l’ouvrage présente Curtis en « acteur compliqué des politiques indiennes » qui s’interroge sur la place de l’Indien dans la société américaine post-frontière, oscillant entre « impératif assimilationniste et désir primitiviste d’exotisation » [159]. Outre une (con)quête de l’intériorité de ses sujets, afin que son œuvre « palpite et vibre de vie » [166] selon Curtis, il s’agit aussi d’exposer leur caractère insaisissable, perçu comme une résistance à l’assimilation, une réticence à la citoyenneté, et une défiance au mythe de la disparition. Car son regard sur l’identité indienne—qu’il perçoit comme unidimensionnelle—reflète l’ambiguïté de son époque, oscillant entre « le désir d’une égalité politique et l’idée d’une inégalité naturelle » [176]. Le travail de Curtis procède donc d’une acculturation : à travers le genre du portrait, le photographe individualise et détribalise ses sujets ; les scènes rurales pastoralisent l’Indien ; les scènes guerrières sont expurgées, l’Indien étant pacifié, voire transformé en preux chevalier façon Walter Scott. Cependant, à contre-courant des politiques indiennes et de la déculturation ambiante, les images qui persistent, voire résistent, dans la photographie curtisienne, sont celles du chasseur, du guerrier, et du mystique. Au début du XXe siècle, regrettant que « le Peau-Rouge est rapidement en train de devenir une simple copie sans intérêt de la race blanche » [215], Curtis scénarise, stylise, voire falsifie, jusqu’à créer et retribaliser un « sauvage de papier » [213]. La violence coloniale est effacée, l’Ouest mis en scène n’est qu’un simulacre et, en revendiquant une étude des « tribus encore dans une condition primitive » [222], le photographe est plus « mythographe » que « mythologue » [228]. Parce que certains de ses sujets se jouent, eux aussi, des codes, l’on assiste également à un phénomène de « transculturation » [246], contribuant ainsi à la représentation d’un Ouest multiple dans les dernières années du projet curtisien. D’après Mathilde Arrivé, The North American Indian témoigne ainsi du « passage d’un Ouest nostalgique […] à un Ouest social et multiculturel » [251]. Plus qu’« un trope indianiste », la disparition, fil rouge de l’œuvre de Curtis et de l’ouvrage de Mathilde Arrivé, est enfin présentée comme « l’expression d’une angoisse culturelle plus large et plus diffuse » [254], à un moment charnière de l’histoire américaine où, d’idéalisée, la frontière devient source d’angoisse en disparaissant, tandis que la société américaine se transforme de manière fulgurante.

L’étude de Mathilde Arrivé est ambitieuse et minutieusement recherchée. La réflexion est fine et bien argumentée, l’écriture est agréable, même si le style est parfois un peu apprêté. Si de nombreuses images agrémentent Le Primitivisme mélancolique d’Edward S. Curtis, une des principales richesses de l’ouvrage est la présence de propos du photographe, extraits de lettres ou d’articles, notamment, qui offrent une autre entrée dans son projet. Peut-être est-ce d’ailleurs parce que celui-ci était si grand que le photographe lui-même ne pouvait en dessiner totalement les contours (« It is such a big dream, I can’t see it all » [278]), que « ses photos continuent aujourd’hui de hanter notre contemporanéité » [294].

 

 

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