Back to Book Reviews

Back to Cercles

 

Au cœur de la traductologie

Hommage à Michel Ballard

 

Études réunies par Lieven D’hulst, Mickaël Mariaule et Corinne Wecksteen-Quinio

 

Collection Traductologie

Arras : Artois Presses Université, 2019

Broché. 336 pages. ISBN 978-2848323329. 24 €

 

Recension de Fabrice Antoine

Université de Lille

 

 

 

 

Tout est dit dans le titre de ce volume de 319 pages (+ résumés + biographies des contributeurs) qui prend place dans l’impressionnante collection Traductologie créée aux Presses de l’Artois par Michel Ballard en 1997, aujourd’hui forte de plus de quarante volumes. Ce titre ne pose plus la question du recueil sous la direction de Michel Ballard en 2006, Qu’est-ce que la traductologie ?, qui réunissait un bon nombre des signatures présentes aussi dans l’ouvrage de 2019 : il s’agit aujourd’hui de rendre hommage à Michel, à la suite d’un colloque de juin 2016, et de témoigner de l’apport considérable de celui-ci à la discipline, de rendre hommage, pour citer l’introduction, à ce qu’a bâti Michel Ballard, une « théorie de la pratique, […] non prescriptive, mais descriptive ». Ce volume n’est donc pas une confrontation des théories à fins de bâtir de quoi aider le traducteur à prendre du recul par rapport à sa pratique, mieux la comprendre et l’améliorer, comme en 2006 ; c’est davantage, et en cela les deux volumes se complètent et se font écho, une série de réflexions sur des sujets de prédilection des auteurs dans le domaine de la traduction ou de la traductologie (Navarro-Dominguez, 27-38 ; Bueno Garcia, 39-56 ; Badea, 77-98 ; Monti, 131-142 ; Guillaume, 203-220 par exemple) ou sur des projets en cours (comme Salama-Carr, 67-76 ; Awaiss, 119-130 ; Garbovskiy, 99-118), toutes alimentées, de près ou de loin, par les travaux de Michel Ballard, dont sa réflexion sur l’unité de traduction (UT), prise comme point de départ par plusieurs articles (Pelea, 143-160 ; Kostikova, 221-246 ; Tomaszkiewicz, 287-304) ou sur la place de l’histoire de la traduction dans la traductologie (dans De Cicéron à Benjamin : Traducteurs, traductions, réflexions, 1992 et Histoire de la traduction : Repères historiques et culturels, 2013, sans parler de ses articles).

On pourra penser que, étant donnée la place de l’histoire de la traduction, justement, dans l’œuvre de Michel Ballard, celle réservée aux textes portant sur des sujets en rapport avec elle, directement ou non, est ici un peu disproportionnée, puisqu’elle représente environ la moitié des articles, soient les neuf premiers du volume, avec divers aspects : l’application de véritables méthodes d’historien à l’histoire de la traduction par Michel Ballard (Bocquet, 19-26) ; une description des jugements historiques sur l’humaniste valencien-flamand Luis Vives, qui a consacré un chapitre d’une de ses œuvres à la traduction (évoqué par Ballard dans son volume de 2013) (Navarro-Dominguez, 27-38) ; un inventaire des traductions par les Dominicains espagnols en langues sud-américaines (Bueno Garcia, 39-56) ; un intéressant éclairage historique sur le rôle et la place des traducteurs à l’âge classique, leurs traductions, leurs traités de traduction et l’enseignement et le statut de la traduction (Bailliu, 57-66) ; la description d’un projet d’anthologie du discours arabe sur la traduction et une réflexion induite sur les défis épistémologiques et méthodologiques d’une telle entreprise (Salama-Carr, 67-76) ; une réflexion sur le rôle et l’influence de la traduction vis-à-vis du développement des institutions et canons en Roumanie (Badea, 77-98) ; une description structurée, claire et didactique de la recherche en traduction/traductologie en Russie de 1917 à nos jours, doublée d’une tentative de définition de la traductologie [110-111] (Garbovskiy, 99-118) ; une histoire de l’école de traduction de Beyrouth (Awaiss, 119-130) ; et même un retour sur la retraduction, ses causes et ses dimensions historiques (Monti, 131-142 ; il n’est pas certain que la métaphore de la traduction comme maladie ne soit pas forcée, à partir d’un titre proposé par Michel Ballard).

La seconde moitié du volume me semble plus à l’unisson des nombreux ouvrages de Michel Ballard en ce que les articles visent à « dégager des comportements émanant aussi bien de traducteurs chevronnés qu’apprenants » [11], susceptibles donc d’être utiles à la construction de stratégies de traduction, à l’observation de tendances, à l’amélioration de pratiques traductives – la traductologie d’observation, une traductologie réaliste car fondée sur l’observation des realia de la traduction [cf. p. 261], une traductologie pratique, ou « fonctionnelle » (E. Lavault-Olléon, volume de 2006, p. 244). On lira donc avec intérêt les articles d’A. Pelea, « La subjectivité, pierre d’achoppement dans les théories de la traduction » [143-160], dont le titre énonce clairement l’objet d’étude, et d’A. Radulescu, « Toute phrase suppose un sujet, toute traduction un choix ! » [161-174], qui analyse le traitement du sujet dans la traduction français => roumain, entre contrainte linguistique inévitable et choix du traducteur, entre choix contraint et choix libre, en quelque sorte – peut-être une catégorie de « choix injustifié » serait-elle d’ailleurs à créer, rejoignant par là la question de la subjectivité du traducteur, à laquelle d’autres articles ramènent d’ailleurs aussi.

On réfléchira avec A. Guillaume aux sphères d’influence qui pèsent sur le processus de traduction, leur poids relatif et leur incidence sur l’activité du traducteur, dans le cadre sémiotraductologique qu’elle définit ici (« La sémiotraductologie ou le transfert de sens implicite »), dans un article qui, tangentiellement, me semble entrer en résonance avec celui de T. Tomaszkiewicz, « L’unité de traduction dans l’audiovisuel ». Celui-ci, dans une description abstraite du travail de tout auteur de sous-titrage, tente de définir l’unité de traduction dans ce cadre, plus large qu’un texte écrit, naturellement, qui s’appuie sur d’autres éléments que le discours (image, échanges pré-construits ou ritualisés, gestuelle) et qui subit des contraintes particulières (obligation de concentration à cause des contraintes techniques, mais encore, non évoqués ici, impératifs posés par la production ou délais de travail) mais bénéficie aussi de possibilités que le texte imprimé n’offre pas (redondances image/dialogue, qui permettent la concentration recherchée, par effacement). On pourrait objecter que d’autres contraintes peuvent apparaître, qui étendent encore la définition de l’UT, comme, par exemple, les jeux de mots filés ou les références culturelles enchâssées, tandis que celle de la concentration aurait plutôt tendance à se relâcher aujourd’hui (avec par exemple, en environ dix ans, une augmentation de la longueur acceptable des sous-titres de 10 à 15%).

Ensuite, on lira, dans l’ordre dans lequel ils sont rangés, les deux articles qui portent sur la traduction du nom propre, celui d’O. Kostikova, « Nom propre : unité de traduction, objet de recherche, sujet de critique » [221-246] et celui de C. Raguet, « Onomastique, traduction et jeux de pouvoir » [247-260] ; le nom propre, dont la traduction semble aller de soi, peut avoir, selon les couples de langues ou de variétés de langue, des épaisseurs de sens qui font obstacle à la traduction, et exigent des choix de la part du traducteur, au-delà des questions éventuelles de translittération (premier article), par exemple les résonances culturelles (deuxième article), qui nécessitent vigilance, perspicacité et compétences affutées de la part du traducteur.

Il reste trois articles, isolés ici, pour des raisons différentes, réunis à cause de l’intérêt particulier de l’auteur du présent compte rendu pour les sujets qu’ils abordent (la recension après tout n’est-elle pas aussi subjective ?) et à cause des réflexions qu’ils déclenchent, des portes qu’ils ouvrent.

L’article de C.E. Bocquet, « Les pseudo-traductions et leurs motivations » [261-286], parcourt la recherche sur le sujet, en s’appuyant assez largement sur R. Jenn (La pseudo-traduction, de Cervantès à Mark Twain, 2013) pour se concentrer ensuite sur la pseudo-traduction enchâssée puis le cas assez particulier de l’écrivain français d’origine russe Andreï Makine et celui de David Solway, auteur canadien de langue anglaise (« l’affaire Karavis »). Ces cas apportent un éclairage supplémentaire sur cette marge de la traduction (aussi habitée par Richard Burton, dont notre éminent collègue récemment disparu, Jean-François Gournay, était le spécialiste), marge protéiforme et aux motivations multiples, comme le démontre chacun des auteurs abordés. On s’étonnera seulement du commentaire plutôt acerbe à l’endroit des chercheurs qui ont écrit sur Makine (certains, comme Jenn, si peu et sans différer des explications de l’auteur du présent article elle-même que l’on a du mal à comprendre [274]). Avenue ouverte mais non empruntée ici : la pseudo-traduction a ceci d’intéressant, qu’elle révèle aussi, d’une certaine façon, la ou une vision du traducteur au sein d’une société, et son statut autant que celui de la traduction en général – ce peut être assez instructif, et à contraster d’ailleurs, après tout, aux mêmes images à l’âge classique telles que décrites par C. Balliu.

C. Durieux, dans ce qui est le seul article à se pencher sur la didactique, « Enseigner la traduction : Pour qui, pour quoi ? » [305-320], distingue quatre objectifs de l’enseignement de la traduction, qui ne sont pas compatibles et qui, d’ailleurs, évidemment, impliquent chacun des démarches et des méthodes différentes : apprendre une langue étrangère, former des professeurs de langue, former des traducteurs professionnels, former des formateurs de traducteurs. Reste à (dé)montrer ce que la traductologie apporte dans chaque cas (au lieu de la linguistique, de la stylistique, etc.) : sujet délicat, pour lequel il convient de relire l’article de la même auteure dans le volume de 2006. Reste à relier la question des différences d’objectifs aux différents types de traduction, et il me semble évident aussi que, selon que l’on parle de traduction pragmatique, de traduction littéraire ou de traduction pour l’audiovisuel, les enjeux ne sont pas les mêmes, ce qui semble dire que l’objectif « former des traducteurs professionnels » devrait faire l’objet de distinctions assez précises entre les différents types de professionnels envisagés. Par ailleurs, la question des délais et des contraintes imposées par le donneur d’ordre me semble devoir être prise en compte – ce qui rejoint les sphères d’influence évoquées par A. Guillaume. Enfin, la façon dont le traducteur gère les contraintes, prend en compte les objectifs de sa traduction et distribue son temps et son effort me semblent être des facteurs extrêmement importants, que n’évoque pas C. Durieux ; les examiner permettrait de tordre le coup à des clichés sur la traduction et les traducteurs, dont la sempiternelle opposition traduction universitaire vs. traduction professionnelle.

Enfin, l’article de J.D. Gallagher, « Le comportement du traducteur face aux métaphores » [175-202], le plus long du volume, examine la façon dont les traducteurs traitent les métaphores, à partir d’un ensemble de fragments de plusieurs couples de langues, même si le couple français-anglais est plus sollicité que les autres. Il s’agit pleinement ici de traductologie d’observation, pratique, étayée par l’examen des résultats de l’activité du traducteur, qui permet de dégager des tendances instructives pour réfléchir sur la traduction et améliorer une pratique traductive. Il semble que la métaphore perçue comme ornement poétique soit vue comme supprimable [177], en tout cas en prose, alors qu’en poésie, où elle est considérée comme essentielle, elle est bien sûr en quelque sorte sacrée ; de même, J.D. Gallagher note que les traducteurs francophones sont enclins à effectuer des corrections (je dirais des ajustements) face à une métaphore incongrue ou incohérente [180]. Il souligne par ailleurs [192] un certain malaise (je dirais une frilosité) face à ce qu’il appelle « métaphore vivante », ce qui revient à ce que je nomme métaphore originale, par opposition à lexicalisée (ou en voie de l’être, disons quasi-cliché). La subjectivité du traducteur revient donc en scène ici : l’incongruité ou l’incohérence d’une métaphore n’est-elle pas en effet « in the eye of the beholder » ? Le traducteur est-il fondé, de sa position dans une langue-culture différente, à décréter que telle métaphore doit être « ajustée » ou « corrigée » car elle ne fonctionne pas, selon lui, dans sa langue d’origine (Gallagher ne pose pas la question) ? Cet ajustement n’est-il pas une façon de mettre le texte étranger en conformité avec les normes littéraires de la LA (Gallagher l’évoque p. 191) ? La métaphore « réussie », celle qui porte une trace d’originalité, celle de l’auteur qui l’a « vue », qui l’a activée dans sa pensée, n’est-elle pas justement hors normes, qu’il s’agisse de celles de la LD et a fortiori de la LA ? La métaphore qui fait aspérité dans le texte de LD est trop souvent vue comme une « déviance sémantique » [197] à corriger ; j’ajouterais : comme un problème de traduction à évacuer, ce qui entraîne l’affadissement de nombreuses métaphores originales sous la plume de traducteurs qui les font rentrer dans le rang, dans une orthodoxie qui dénature la voix de l’original. Gallagher est un traductologue qui ne pèche pas par excès de charité, qui ne considère pas que toute traduction est défendable : il dit donc clairement [189, 192] que le traitement, l’absence de traitement, plutôt, ou le traitement erroné, des métaphores est dû à plusieurs facteurs, dont l’absence ou l’insuffisance de « compétences linguistiques ou traductionnelles », une part d’irrationalité, une part d’incohérence ou de manque de rigueur (d’où le caractère aléatoire parfois de ce traitement), même si [190, note 36] l’on peut trouver dans les délais imposés aux traducteurs une raison qui justifie un traitement trop hâtif et donc insatisfaisant. Je trouve dans cet article une réflexion lucide sur un aspect de la traduction qui me semble des plus importants, peut-être pas dans tous les types de traduction (cf. ci-dessus, C. Durieux) ; elle me semble s’orienter vers une conclusion que l’auteur ne tire pas, ou très furtivement, lorsqu’il évoque [195] la vérification des ressources expressives de la LA que permettent les nouvelles technologies (j’ajouterais celle des mêmes ressources de la LD) : la formation des traducteurs devrait entraîner au traitement différencié des métaphores, selon leur fonctionnement, leur fréquence, leur degré d’originalité.

On le voit, entre les articles qui traitent dans ce volume de traductologie pratique, le lecteur décèlera des échos, des correspondances, des complémentarités, qui nourriront sa réflexion sur la traduction et sur sa pratique traductive, quels qu’en soient le cadre et l’objectif. Il puisera dans ce volume un certain nombre d’outils que le traducteur en formation pourra utilement joindre à sa « boîte à outils », à côté d’autres qui n’apparaissent pas ici, ou qui pourraient apparaître mais ne le font pas – je pense au concept de lexiculture ou lexiculturel, que n’utilise certes pas M. Ballard, dont divers aspects sont pourtant abordés par Gallagher, Guillaume, Kostikova, Raguet, Tomaszkiewicz par exemple. Le lecteur pourra s’appuyer en outre sur l’abondante bibliographie qui accompagne généralement chaque article pour aller plus loin encore au cœur de la traductologie.

 

 

Cercles © 2019

All rights are reserved and no reproduction from this site for whatever purpose is permitted without the permission of the copyright owner.

Please contact us before using any material on this website.