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Daniel Defoe / La Grande Tempête

 

Nathalie Bernard & Emmanuelle Peraldo (édition critique et traduction)

 

Collection Littératures du monde, N°24

Paris : Classiques Garnier, 2018

Broché. 244 pages. ISBN 978-2406068099. 29 €

 

Recension de Stéphanie Gourdon

Université Lumière Lyon 2

 

 

 

 

À l’heure où l’homme moderne s’inquiète des effets délétères de ses excès sur son environnement, sentant confusément, au-delà des explications scientifiques, que la nature investie d’une force supérieure se venge en déclenchant des cataclysmes : tsunamis, canicules etc., il est particulièrement intéressant de lire The Storm, premier ouvrage d’envergure de Daniel Defoe publié en 1704. Cette première traduction française commentée, parue en 2018 sous le titre La Grande Tempête dans la collection « Littératures du monde » de Classiques Garnier, que proposent Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo, spécialistes de littérature britannique du XVIIIe siècle, offre également un nouvel éclairage sur l’œuvre de l’auteur prolifique dont on connaît surtout les romans.

La note de traduction qui ouvre l’ouvrage aurait gagné à être placée avant le texte traduit. Elle est suivie d’une introduction critique de 30 pages, divisée en 5 sous-parties, claire et stimulante, dont la lecture est essentielle à la bonne compréhension des enjeux du texte.

Il est d’abord expliqué pourquoi la tempête des 7 et 8 décembre 1703, qui ne fut ni la première ni la dernière à ravager le pays à cette époque marqua tant les esprits. Elle fut particulièrement violente, eut lieu au moment où naissait le journalisme et où se développait l’étude scientifique des phénomènes météorologiques qui étaient au cœur de l’identité anglaise. Elle fut aussi interprétée comme manifestation du Divin et certaines descriptions convoquent, en effet, des images de Jugement dernier.

La composition du récit est ensuite évoquée. Defoe écrivit simultanément sur la tempête trois textes de genres différents : celui en prose que la traduction restitue, un court sermon et un poème. Ce point intéressant aurait mérité d’être un peu plus développé bien qu’il nous soit brièvement précisé que Defoe cherchait à présenter l’événement selon plusieurs angles afin de se rapprocher le plus possible de la vérité. C’est pour cette même raison que le texte en prose fut élaboré à partir de témoignages sous la forme de 70 lettres d’un genre hybride, que l’auteur avait collectées après avoir fait paraître une annonce. Rien ne prouve la véracité de tous les propos – et qui a lu Defoe, les préfaces de ses romans notamment, connaît sa conception ambiguë de la vérité – mais en croisant les témoignages et en cherchant à être le plus exhaustif et minutieux possible l’auteur s’inscrit dans l’ère de la démonstration scientifique initiée par la pensée de Francis Bacon.

La question du genre de l’ouvrage, qui semble fait de bric et de broc, est alors approfondie. Paru très peu de temps après l’événement, le texte relève de l’écriture journalistique qui se distingue de celle des périodiques parce que Defoe la définit par rapport à l’histoire. Cette combinaison pourrait paraître contradictoire puisque l’immédiateté de l’écriture journalistique s’oppose au recul que requiert l’approche historique, mais Defoe parvient à créer une forme qui donne plus de consistance à ce type d’écriture. Selon lui, utiliser des témoignages écrits, plutôt que des témoignages oraux comme le faisaient encore de nombreux journalistes au XVIIIe siècle, implique, malgré une certaine subjectivité, une plus grande exigence de vérité.

Dans le même ordre d’idées, le rapport entre le récit journalistique et le récit fictionnel – deux types de récits dont la frontière était encore floue – est étudié. Au XVIIIe siècle, les nouvelles, news, et le roman, novel, avaient en commun de s’inspirer de la réalité, l’un rapportant des faits, l’autre dépeignant des personnages réalistes. Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo proposent de voir dans le premier long texte de Defoe une sorte de matrice dont les romans postérieurs auraient tiré thèmes et stratégies narratives. Les arguments convaincants, qui s’appuient notamment sur l’exemple de Robinson Crusoé, redonnent toute sa valeur à La Grande Tempête, ouvrage méconnu dont on comprend qu’il ne se limite pas au simple compte rendu factuel d’une catastrophe. Les autrices insistent enfin, à juste titre, sur l’intérêt de lire l’ouvrage aujourd’hui et évoquent prudemment les lectures écocritiques de certains spécialistes.

La préface du texte de Defoe et le premier chapitre pourront paraître un peu ardus au lecteur moderne mais dès le deuxième chapitre les considérations moins abstraites et le style plus vivant d’un texte qui, comme le précisent Nathalie Bernard et Emmanuelle Peraldo, relève de « la poétique de la catastrophe » [24], facilitent la lecture.

La traduction est rigoureuse et la langue française soignée. S’il fallait vraiment chercher à nuancer le propos quelques – rares – choix de traduction pourraient être discutés, comme par exemple la phrase : « the distressed family who were rifled and plundered in the middle of all the extremity of the tempest » [p. 35 dans le texte anglais de référence] qui, à la fin en particulier, est un peu sous-traduite : «  personne n’a voulu s’aventurer hors de sa maison pour venir en aide à la famille en détresse qui s’est fait dépouiller de ses biens au beau milieu de la tempête » [73-74]).

L’initiative courageuse de rendre en vers le poème pastoral dont les personnages s’inspirent des Bucoliques de Virgile oblige aussi à quelques compromis. Par exemple : « As there dissolv’d I in sweet slumbers lay » [43 dans le texte anglais] nous paraît sous-traduit : « J’étais étendu là, tout somnolent » [78]. La traduction du poème d’Henry Squier [pp. 257-259 dans le texte anglais et pp. 218-220 dans la traduction], dont les vers sont plus courts et plus simples que ceux du poème pastoral, conserve la rime dans la mesure du possible mais semble plus précise.

La bibliographie ciblée à la fin de l’ouvrage – qui évitera de se fourvoyer dans l’abondante production critique sur l’œuvre de l’auteur – sera appréciée de celles et ceux qui souhaiteront approfondir les pistes de lecture proposées dans l’introduction.

Defoe affirme dans sa préface : « je ne doute pas que la postérité les [ces lettres] lira avec plaisir » [45]. Pour le lecteur moderne l’accumulation de détails sur la tempête pourra dérouter par moments mais grâce à l’effort de contextualisation, à l’analyse efficace et à la traduction scrupuleuse de Nathalie Bernard et d’Emmanuelle Peraldo, nous ne doutons pas que le lecteur français lira La Grande Tempête si ce n’est, comme nous, avec plaisir, au moins avec grand intérêt.

 

 

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