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L’impossible Présidence impériale

Le contrôle législatif aux États-Unis

 

François Vergniolle de Chantal

 

Collection CNRS Alpha

Paris : Éditions du CNRS, 2016

Broché. 450 p. ISBN  978-2271075932. 32 €

 

Recension de Serge Ricard

Université Sorbonne Nouvelle (Paris III)

 

 

 

 

On ne peut s’empêcher de penser à Donald Trump en lisant cet ouvrage qui fait écho en partie par son titre, sinon par son propos, au livre postérieur de Jeremi Suri, The Impossible Presidency : The Rise and Fall of America’s Highest Office (New York: Basic Books, 2017), sur les défis d’une charge devenue trop lourde pour un seul homme à l’ère moderne. François Vergniolle de Chantal offre une réflexion d’envergure, extrêmement riche et documentée, souvent très technique, sur le système politique américain depuis sa fondation. Il souligne l’originalité de l’équilibre des pouvoirs aux États-Unis et expose en détail ce qui fait sa supériorité sur les régimes parlementaires occidentaux.

La première partie est une étude comparative de la mise en place de nouvelles institutions politiques et de leur évolution et expansion chez les deux républiques sœurs, filles des Lumières, nées des deux grandes  révolutions de la fin du XVIIIe siècle, l’Amérique et la France. L’influence relative du modèle monarchique britannique et du précédent américain sur les constituants français de 1789 ouvre finalement la voie à une  construction « spécifiquement nationale » aux emprunts extérieurs limités. Au-delà de la controverse sur la nature et l’ampleur de ces deux révolutions et leur aspiration commune à l’universalisme, les républicanismes américain et français s’emploient, selon l’auteur, à trouver un équilibre satisfaisant entre les pouvoirs du législateur et ceux du prince ou du président, mais de la Constitution de 1791 à la Ve République, le parcours institutionnel en France est le plus tourmenté.

Aux États-Unis l’ascendance législative au XIXe siècle est renversée à deux reprises au profit d’une présidence forte avec Andrew Jackson, qui se réclame d’un mandat populaire, et Abraham Lincoln, qui s’érige en défenseur de l’Union, jusqu’à ce que Théodore Roosevelt, Woodrow Wilson et, surtout, Franklin Roosevelt posent les bases de la présidence moderne, autonome dans l’action et ultimement « impériale », « bâtie dans un conflit permanent de légitimités avec le Congrès », se dotant des moyens d’agir pour gouverner  et revendiquant un rôle législatif et administratif à part entière, comme par exemple le recours fréquent à des décrets ou accords exécutifs (executive orders, executive agreements).

Une analyse fouillée du bicamérisme américain occupe la deuxième partie de l’ouvrage. François Vergniolle de Chantal décrit par le menu l’évolution historique des deux chambres, les transformations et modifications de leurs fonctionnements respectifs. Il explique les raisons de la formidable sécurité électorale des représentants et la relative précarité des sénateurs. Il démontre que la composition du Sénat (deux élus par État) accorde aux petits États une influence politique sans commune mesure avec leur faible population, au détriment des États les plus peuplés. Dans un contexte de polarisation idéologique l’on constate l’existence d’une coupure entre zones rurales majoritairement blanches et conservatrices et zones urbaines à forte concentration ethnique, demandeuses de réformes sociales, avec un découpage électoral qui favorise le Parti républicain. Contrairement aux apparences et aux accusations d’excès de présidentialisation, le Congrès est un frein puissant avec lequel le chef de l’Exécutif américain, « l’homme le plus puissant du monde », doit composer en permanence ; son pouvoir n’est impérial, note l’auteur, que lorsque les deux chambres le veulent bien. Par ailleurs, l’articulation générale des pouvoirs en leur sein s’est modifiée avec la polarisation partisane des dernières décennies qui a contribué à la rationalisation du fonctionnement de la Chambre des représentants et a rendu le Sénat encore plus anarchique, mais seul doté d’un pouvoir de blocage et de contrôle a priori sur l’Exécutif avec le filibuster (flibuste), ou sa menace.

L’auteur montre que le bicamérisme initial privilégié par les Pères fondateurs, qui voulaient faire de la chambre haute, élue au second degré, une élite stabilisatrice du républicanisme, se transforma plus d’un siècle plus tard en bicamérisme égalitaire intégral avec le XVIIe Amendement et l’élection des sénateurs au suffrage universel (1913). La représentation égalitaire des États sans correction démographique fait des États-Unis une anomalie souvent relevée parmi les régimes représentatifs bicaméraux. Mais c’est surtout sur le caractère procédurier de la chambre haute, notamment depuis les années quatre-vingt-dix, que se concentrent les critiques. Pourtant, la mutation opérée avec l’exacerbation des clivages entre partis et le rôle accru de ces derniers va dans le sens de l’internalisation des poids et contrepoids voulue par les conventionnels de Philadelphie au sein même du premier des pouvoirs, le Congrès. De ce fait le Sénat est devenue à maints égards « le véritable pivot des institutions nationales ».

La chambre haute fait l’objet de la troisième partie. François Vergniolle de Chantal déroule l’historique de la transformation du Sénat, de son adoption progressive de règles de fonctionnement et de coutumes au gré des événements, par une sorte d’auto-construction par étapes qui l’éloigne spectaculairement du concept initial des Pères fondateurs et aboutit à ce que d’aucuns célèbrent comme « la plus grande assemblée délibérative au monde ». À la faculté d’examen a posteriori qu’il partage avec la Chambre des représentants s’ajoute un pouvoir de surveillance a priori qui prend souvent la forme d’une menace de filibuster. Le blocage sénatorial est « un obstacle souvent rédhibitoire pour le président » et pour un travail législatif efficace, mais on a pu noter l’assouplissement récent de certaines règles, comme l’adoption de la majorité simple pour la confirmation de la plupart des nominations présidentielles.

Outre l’arme lourde de la destitution (impeachment) le Congrès dispose donc de plusieurs moyens de surveiller les projets et les actions de l’Exécutif, notamment un pouvoir d’enquête dévolu plus particulièrement au Sénat. L’ouvrage en donne de nombreux exemples, autant d’accrocs au « privilège de l’exécutif » (executive privilege). Il s’attache également à traiter du rôle des sénateurs (advice and consent, « avis et consentement ») dans la confirmation ou non des nominations présidentielles (responsables gouvernementaux et administratifs, ambassadeurs, magistrats) et la ratification des traités internationaux approbation rendue plus difficile par temps de polarisation et de cohabitation (divided government). En politique étrangère le pouvoir de déclarer la guerre partagé entre l’Exécutif et le Législatif s’est étendu considérablement au XXe siècle au profit du « commandant en chef » et le Congrès, souvent contourné, a vu son rôle décliner en proportion inverse de l’accroissement des pouvoirs de guerre du président. Au total, nous dit l’auteur, les checks and balances (« freins et contrepoids ») se portent bien et le déclin du Législatif n’est pas à l’ordre du jour, malgré la croissance exponentielle de l’Exécutif, car « à chaque avancée de la Présidence correspond ensuite un retour du Congrès ». Concurrents en légitimité populaire, ce sont deux pouvoirs indépendants qui se toisent, s’affrontent ou coopèrent dans le cadre d’un système institutionnel pérenne à l’étonnante faculté d’adaptation.

Les États-Unis d’Amérique vivent actuellement sous leur imprévisible et chaotique 45e présidence un test majeur de leurs institutions dans la mesure où un Parti républicain radicalisé domine les trois arènes du pouvoir (Chambre des représentants, Sénat, Maison-Blanche) et est en passe de contrôler sa quatrième composante, le Judiciaire, grâce aux nombreux postes de magistrat vacants dont le Sénat a bloqué le pourvoi sous Barack Obama. Cette situation sans précédent suscite des questionnements auxquels le livre de  François Vergniolle de Chantal, fort opportunément, apporte des éléments de réponse. Avec sa mise en perspective historique, cet ouvrage de science politique et de droit constitutionnel, qui fourmille d’analyses et d’informations sur les deux chambres du Congrès et leur interaction avec l’exécutif, peut prétendre au statut de vade-mecum. Il sera extrêmement précieux pour tous ceux, étudiants avancés ou chercheurs, qui veulent comprendre la politique américaine au-delà des mythes, des clichés et des approximations.

 

 

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