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L’Imaginaire de Jamaica Kincaid

Variations autour d’une île caraïbe

 

Andrée-Anne Kekeh-Dika

 

Collection Lettres d'Amérique(s)

Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2016

Broché. 178 p. ISBN  979-1030000375. 24€

 

Recension de Nadia Yassine-Diab

Université Toulouse III Paul Sabatier

 

 

 

 

 

L’ouvrage d’Andrée-Anne Kekeh-Dika apporte une contribution importante aux champs de la littérature postcoloniale anglo-caribéenne sur l’œuvre de Jamaica Kincaid, mais également, plus largement, à celui des études consacrées à la création artistique et littéraire. L’objectif qu’il se donne dès l’introduction de montrer « la singularité  de Jamaica Kincaid au sein de l’espace littéraire USA-Caraïbe et de mettre en exergue la densité et l’étrangeté d’une écriture aux apparences ordinaires » [11] est tout à fait atteint.

En effet, Kekeh-Dika brosse l’ensemble de l’œuvre kincaidienne et dépeint, au cours des six chapitres de son ouvrage, ce qu’elle nomme « l’imaginaire de Jamaica Kincaid ». Le terme de « variations » dans le sous-titre laissait déjà présager d’une composition originale qui propose une analyse de différents aspects de l’écriture de Kincaid. La progression du premier chapitre, la « fabrique du même » [9], au dernier, une « écriture en devenir » [125], est logique ; elle aborde de façon centrifuge et dynamique différents topos récurrents qui nourrissent l’œuvre kincaidienne, tels que la complexité des relations humaines (familiales, amoureuses, amicales…), les intertextes historiques et littéraires, le rapport à l’espace, la construction du moi et du moi caribéen... Comme Kekeh-Dika le montre, c’est dans le truchement de petits détails, dans les presque répétitions, les contradictions manifestes, les descriptions de la banalité et de l’ordinaire, le tout soutenu par une syntaxe parfois dénaturée, que naît une forme de vrai et de beau. Pour Kincaid, comme elle se plaît à le dire dans de nombreuses interviews, aucun sujet d’écriture n’est dérisoire. Il n’existe pas de hiérarchisation entre ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas : quand souvenirs d’enfance et description abjecte d’un filet de pus se mêlent au fil des pages, seul prévaut ce désir irrépressible d’échapper à l’uniformité, au canon, aux règles et aux normes, comme le montre Kekeh-Dika au fil des pages.

Cependant, l’auteure montre également avec brio et originalité comment l’apparente absence d’harmonie permet une création unique et sans cesse renouvelée. Au fil des œuvres, seul le matériau change, malléable et source de création infinie. Kekeh-Dika souligne d’ailleurs la façon dont Kincaid interroge la nature du lieu commun en brassant l’ensemble de son corpus. Notons en particulier les analyses particulièrement riches sur la figure de la reprise, sur le recyclage, sur la nature changeante du même qui permettent au verbe kincaidien d’être en constant mouvement. Le chapitre sur le jardin est particulièrement convaincant : nouveau lieu et sujet d’écriture à la fois, le jardin est le théâtre d’autres rapports de force et le terreau de nouvelles créations artistiques.

Enfin, si elle met en lumière les intertextes historiques et littéraires (re)plaçant l’œuvre kincaidienne notamment dans le paysage littéraire caribéen de ses pairs et pères-mères mettant ainsi en évidence la filiation et l’affiliation de son œuvre, Kekeh-Dika ose différentes comparaisons et rapprochements tout à fait éclairants avec les œuvres de Fred D’Aguiar, Michelle Cliff, Olive Senior ou Austin Clarke pour n’en citer que quelques-uns, ce qui témoigne d’une grande connaissance du champ, et ce qui est tout à fait estimable.

Nous oserons pour conclure deux réserves quant à cet ouvrage : si la « transformation de l’intérieur » que Kekeh-Dika décrit constitue effectivement une véritable forme émergente de résistance, une assise théorique un peu plus explicite et approfondie aurait été appréciable. Plusieurs concepts de la pensée postcoloniale auraient en effet pu apporter un éclairage supplémentaire, ne serait-ce que pour mettre en regard l’analyse passionnante de Kekeh-Dika avec les grands penseurs tels que Bhabha, Ashcroft, Glissant, Mishra, Mc Leod, Ngugi, Fanon ou Gilroy par exemple. Par ailleurs, en toute humilité, une prise en compte dans l’analyse de la monographie antérieure sur l’écriture kincaidienne publiée en France, Aliénation et réinvention dans l’œuvre de Jamaica Kincaid (2014) aurait été appréciée, d’autant plus qu’elle traite elle aussi de l’ensemble du corpus kincaidien et qu’elle est tout à fait complémentaire du présent ouvrage.*

Ces deux dernières remarques n’enlèvent cependant rien à la qualité de cet ouvrage qui apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de la recherche sur cette auteure encore trop méconnue mais pour laquelle l’intérêt est manifestement grandissant. On ne peut que s’en réjouir.

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* Voir Nadia Yassine-Diab, Aliénation et réinvention dans l’œuvre de Jamaica KincaidCollection Horizons Anglophones, Série PoCoPages Montpellier. Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2014.

 

 

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