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Reading Alice Munro with Jacques Lacan

 

Jennifer Murray

 

Montreal: McGill-Queen's University Press, 2016

Hardcover*. x+194 p. ISBN 978-0773547810. Can$100

 

Recension de Jean-Jacques Lecercle

Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense

 

 

Les mariages forcés sont contraires à l’esprit de nos institutions républicaines. On pourrait donc craindre qu’Alice, conjointe à Jacques, figure austère et dominatrice qui finira par lui imposer sa Loi, ne voie son talent, cet extraordinaire tact narratif et stylistique, cet art de l’indirection, quelque peu aplati.

C’est sans compter le propre talent de Jennifer Murray. Certes, elle est, comme elle se proclame elle-même, lacanienne, et l’introduction, qui a les deux avantages de la clarté et de la brièveté, nous rappelle les concepts essentiels. Mais le corps du livre est fait de la lecture de six nouvelles de Munro, six histoires de femmes, de l’enfance à l’âge adulte, et nous avons affaire à de véritables lectures, dans lesquelles le texte n’est jamais simple prétexte à théorisation, et dans lesquelles l’interprète fait montre d’une minutie dans l’approche du texte qui n’a d’égale que sa finesse.

On se souvient de la célèbre critique que Deleuze et Guattari faisaient à la psychanalyse, de poser les réponses avant que les questions n’aient eu le temps d’émerger. Elle ne vaut guère ici, car le respect du texte munrovien, dans sa complexité, prime. Ou plutôt elle ne vaut pas entièrement, car il y a quand même un reste, sous deux aspects.

Le premier est que, la théorie lacanienne étant une théorie clinique, son utilisation pour l’interprétation de textes littéraires induit un penchant structurel qui lui-même induit un manque. Le penchant conduit à traiter les personnages comme des personnes, ce que conforte, même si Jennifer Murray se défend à juste titre de toute psychanalyse de l’auteur, la tendance autobiographique marquée des œuvres de Munro. Et ce qui par là risque de se perdre, ce sont les jeux narratifs et stylistiques qui font le texte littéraire. Le second est le risque de naturalisation, qui fait que le processus de sexuation des personnages féminins, qui est un des objets des analyses de Jennifer Murray, finira par s’imposer comme un destin – tout est d’avance écrit, les certitudes de la théorie précèdent les lectures du texte, et l’on se prend à rêver d’une inversion de problématique qui serait une lecture de Jacques Lacan à la lumière d’Alice Munro, car, depuis Sophocle, c’est la littérature qui fait avancer la psychanalyse, et non l’inverse.

Ainsi, l’analyse de la nouvelle « Boys and Girls » est une lecture fine du texte, mais dûment précédée d’un appareil théorique sur le processus de sexuation, qui finit par biaiser l’interprétation. Le point culminant de la nouvelle est le moment où l’héroïne adolescente ouvre la barrière pour que la jument, que son père veut abattre pour la dépecer et nourrir les renards argentés qu’il élève, puisse s’enfuir et échapper temporairement à la mort. Dans la dernière page, le père pardonne cet écart à sa fille avec la phrase : « She’s only a girl ». Jennifer Murray, comme sa théorie lui permet de le faire, analyse cet « only », qui fait de cette phrase la chute du texte, de superbe façon. Mais la même théorie lui fait négliger ce qui est la véritable chute, la dernière phrase, attribuée à l’héroïne : « I didn’t protest that, even in my heart. Maybe it was true ». Le « only » est la marque d’un placement par interpellation qui vise à contraindre l’adolescente à accepter le genre sexuel qui est son destin. C’est tout au moins ce que la théorie prévoit. Et la dernière phrase, à première vue, marque cette acceptation en exprimant une résignation. À un détail près cependant, que l’interprétation naturalisante rate : ce « maybe » où s’inscrit la possibilité d’une contre-interpellation, et où se laisse entendre le tact narratif et stylistique de Munro : « Papa a raison. Peut-être ». Tout l’art de Munro est dans ce « peut-être ». Un art des surfaces, de ce que Deleuze appelait l’humour, et qu’il opposait à la satire venue des profondeurs de la psyché et à l’ironie, descendue des hauteurs de l’intellect.

Mais nous n’allons pas bouder notre plaisir, qui est considérable : il y a bien un véritable plaisir de lecture à entrer dans les analyses de Jennifer Murray. Une nouvelle étoile est apparue au firmament de la critique munrovienne, et dorénavant nos lectures devront tenir compte des siennes.

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* Autres supports : ISBN 978-0-7735-9984-0 (ePDF). ISBN 978-0-7735-9985-7 (ePUB)

 

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