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       Le cinéma de Jim Jarmush

Un monde plus loin

 

Céline Murillo

 

Collection Champs visuels

Paris : L'Harmattan, 2016

Broché. 299 pages, 31 illustrations noir et blanc, 16 illustrations couleur (cahier central)

ISBN 978-2343096780. 28 €

 

Recension d’Isabelle Schmitt-Pitiot

Université de Bourgogne (Dijon)

 

 

 

L’étude que Céline Murillo consacre à l’œuvre filmique de Jim Jarmusch associe finesse d’analyse et ampleur du point de vue pour montrer comment il faut accepter d’entrer dans des films usant peu des arguments de séduction des productions commerciales.  Apprenant à en goûter le rythme, oscillant entre fluidité et rupture, et les jeux de miroirs et d’échos qui visent à défaire nos habitudes de spectateurs, le lecteur pourra se transformer grâce à cet ouvrage en amateur éclairé des films de Jarmusch, aidé en cela par une riche iconographie particulièrement pertinente.

L’auteure adopte tout au long de l’étude la démarche d’un guide subtil procurant à ses lecteurs des repères pour s’orienter dans le cinéma souvent déroutant de Jarmusch, pour ensuite les laisser libres de revenir vers l’œuvre et d’en creuser le sens. Au-delà, elle les invite à ouvrir les yeux sur un prolongement de la vision vers leur propre monde de spectateurs et plus encore, de vivants. C’est bien le sens du titre, dont toutes les promesses sont tenues.

La brève biographie qui ouvre l’introduction se lit en termes de construction d’un mythe par le cinéaste et ses spectateurs, du « né à Akron dans l’Ohio » et sa nostalgie de la  rust belt  à la scène alternative de l’East Side punk de New York à la fin des années 1970 en passant par les études de lettres et de cinéma comptant un semestre en France, trois étapes qui orientent les choix stylistiques et esthétiques du cinéaste. Cependant, cette page est vite tournée pour véritablement lancer une analyse placée sous le double signe du détour et du décalage. En effet, le projet de Céline Murillo est de nous montrer comment les films de Jarmusch, par leur esthétique appuyée, détournent le spectateur du monde réaliste pour en proposer ensuite une nouvelle lecture tout en apportant une alternative au cinéma mainstream.

L’ouvrage, qui prend pour corpus les onze films réalisés par Jarmusch entre Permanent Vacations en 1980 et Only Lovers Left Alive en 2013, est organisé en quatre parties clairement délimitées et finement articulées grâce à des récapitulations de fin de chapitre et des transitions bien représentatives de la cohérence de la démarche. Les trois premières parties montrent comment les films de Jarmusch produisent des effets de défamiliarisation et de recul du monde avant d’y renvoyer à nouveau par les voies de la rencontre, de l’oisiveté et de la mélancolie dans la quatrième partie. On prend plaisir à suivre les méandres parfois contemplatifs, mais jamais gratuits, de cette déambulation dans une œuvre qui demande à la fois de l’attention et du lâcher prise.

C’est tout à fait logiquement que l’on aborde pour commencer ce que Céline Murillo décrit comme la surface de l’œuvre, l’aspect visuel des films, qu’il s’agisse de la perception directe des spectateurs ou de celle des personnages. De fait, une ascèse de la réception s’impose, la difficulté de décodage des images et plus largement le déplacement de l’énonciation installant un sentiment d’inconfort, puis d’étrangeté, voire de malaise, face aux images et à la narration. Les personnages, chez qui la vision remplace l’action, relaient le regard du spectateur, mais pour observer un monde le plus souvent inaccessible.

Pour Céline Murillo, Jarmusch éloigne le monde, ou plutôt l’emmène « deux crans plus loin » en libérant de l’espace interprétatif pour faire place à de nombreuses références artistiques à l’éclectisme revendiqué, dont l’étude fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. Les écrans dans l’écran se multiplient, de même que les personnages de lecteurs et d’auditeurs de musique, et l’énonciation se voit brouillée par la manière de citer ces œuvres en faisant appel à plusieurs modes de réception à la fois. Cet art de la citation propre à Jarmusch est étudié de près au quatrième chapitre grâce à une analyse détaillée des citations dans le film Ghost Dog, film de genres, au pluriel, entre film de gangster et film de samouraï. Ces citations développent un discours complexe, à la fois savant et ironique, mettant à distance la diégèse comme le motif intertextuel du samouraï en associant des modes en général distincts comme l’épique, le tragique et même l’ironique. Cette thèse d’un détachement du personnage de son origine générique est poussée plus loin au chapitre six, qui prend pour sujet Dead Man et, citant Genette, son « architexte », le western. Via la distorsion des codes du genre et surtout l’enrichissement du discours qu’apporte le détour par les références, Jarmusch interroge la valeur de vérité et cherche un mieux dire au-delà de la déconstruction post-moderne.

Après l’étude de la surface des films, puis celle de leur intertextualité, l’approche se fait plus formelle dans la troisième partie, qui étudie la répétition comme principe fondamental des films de Jarmusch. Ainsi, plusieurs films se construisent par répétition d’un élément narratif, selon une forme linéaire mais épisodique, et la volonté de Jarmusch de délier les parties de ses films va jusqu’à la production de films à sketches comme Night on Earth. La répétition de motifs, tant visuels que narratifs, est délibérément appuyée, poussant le spectateur à prendre conscience de la construction du film comme texte ou tissu, au point que le geste répétitif peut parfois se faire plus intéressant que l’objet répété lui-même. La répétition, en brouillant le développement linéaire du film par la création d’associations indépendantes de la narration, permet à Jarmusch de développer une logique ne se préoccupant pas des liens causaux des films mainstream.

L’étude de la répétition débouche alors naturellement sur une analyse très poussée des rythmes des films de Jarmusch, influencés par sa propre pratique musicale, entre le refus de virtuosité du punk et le goût de la répétition intense des minimalistes répétitifs. Les rythmes visuels, rayures, damiers, abondent et Céline Murillo montre comment ces rythmes font sens dans Down by Law, avant de se concentrer sur deux motifs rythmiques essentiel, le beat et ses effets de désynchronisation et surtout les boucles sonores qui permettent le recul de la figuration et de la narrativité. Cette délinéarisation des films les rapproche alors d’objets fractals, la répétition des motifs opérant un plissement du texte filmique qui suspend le temps tout en exacerbant la perception de la durée.

L’étude frontale de la répétition ayant permis de la lier à des questions philosophiques comme l’identité et l’indifférence, l’intérêt ou l’ennui, et l’existence même, Céline Murillo termine son étude par une approche thématique de la manière dont ces concepts sont présents chez Jarmusch en consacrant un chapitre au double, un à l’ennui et enfin un dernier à la mélancolie.

Faisant prédominer la différence et la répétition sur la notion d’identité de manière à dépasser la causalité et la figuration pour créer un vide permettant de repartir sur d’autres bases, les films de Jarmusch sont peuplés de personnages qui peinent à être eux-mêmes et sont flanqués de doubles, sosies et autres jumeaux. Ces structures de redoublement, particulièrement bien illustrées dans Dead Man, dépersonnalisent les trajectoires des personnages, dont les rapprochements et rencontres tiennent de la coïncidence, bien loin de la causalité téléologique qui structure la production mainstream.

Au-delà, la dialectique entre fusion et séparation qui constitue ces personnages fait naître une impression d’étrangeté nous faisant ressentir la difficulté d’être soi, condition aussi inéluctable que la fuite du temps, la mort et la peur qu’elles nous inspirent. Autres caractéristiques de ces personnages, leur ennui, voire leur fainéantise, leur passivité et leur incompétence, que Céline Murillo lit comme une critique du travail en tant que valeur centrale de la société capitaliste, qui dépasserait cependant le principe situationniste du refus du travail comme l’apologie punk du travail mal fait. Dès lors, la production de Jarmusch se constituerait quand même comme œuvre, mais une œuvre minée par un fort sentiment d’absurdité et un sens de la perte que l’auteure analyse avec talent dans son ultime chapitre, consacré à la mélancolie.

Elle y montre comment la nature autoréférentielle des films les font se refermer sur eux-mêmes, rendant la référence au monde réel quasi impossible, comme si l’Amérique et son rêve fondateur n’existaient plus et si les films célébraient le deuil impossible de cet objet perdu. S’appuyant sur la définition du scepticisme de Stanley Cavell, elle analyse les films de Jarmusch comme l’expression du désenchantement face à l’illusion que le cinéma donnerait accès aux choses telles qu’elles sont. Cela expliquerait la représentation chez Jarmusch d’un espace américain inhabitable dont les lieux eux-mêmes s’absentent, à l’instar du lac Érié qui disparaît littéralement de l’image dans Stranger than Paradise et ses plans où les personnages désillusionnés semblent flotter dans une absence infinie du lieu. Par ailleurs, toute forme de communication semble se défaire dans l’inanité de conversations minimales réduites à leur seule fonction phatique et exprimant l’absence au monde de personnages exilés de la terre promise de l’Amérique. Cependant, un autre retour au monde se dessine dans les dernières pages, dans une foi précaire, certes, mais renouvelée dans le « dit » de la mélancolie et la reconnaissance de l’étrangeté au monde qui, paradoxalement, permettent la rencontre dans la jouissance esthétique d’une mélancolie commune.

En d’autres termes, le cinéma de Jarmusch invite à un retour vers un nouveau monde en mettant en scène la contemplation et en s’ouvrant à la contradiction, en véritable cinéma du « et » ou de la fusion entre humour et profondeur, entre distance et partage.

Pour conclure, le plaisir pris à la lecture de ce livre particulièrement bien écrit, même si l’on regrette que l’éditeur ait laissé passer quelques fautes de frappe, s’est vu accru par la remémoration qu’il suscite du dernier opus en date de Jarmusch, Paterson, que l’on peut regarder comme un accomplissement de son projet cinématographique tel que Céline Murillo nous le fait comprendre.

 

 

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