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Ici et Ailleurs dans la littérature traduite

 

Études réunies par Xiaoshan Dantille et Corinne Wecksteen-Quinio

 

Collection Traductologie

Arras : Artois Presses Université, 2017

Broché. 252 pages. ISBN 978-2848322766. 22 €

 

Recension de Frédérique Brisset

Université de Lille-SHS

 

 

 

La prolifique collection Traductologie d’Artois Presses Université publie ici son 39e volume en vingt ans, faisant montre d’une vitalité assez rare pour être soulignée, dans le champ de la traductologie française parmi les éditeurs universitaires(1), si l’on excepte la pérennité de la revue Palimpsestes, éditée par les Presses Sorbonne Nouvelle depuis 1999 qui publie cette année son 30e numéro.

Le titre recensé ici est issu des communications présentées en mai 2015 lors du colloque éponyme autour de la rencontre interculturelle inhérente à la traduction : y a-t-il dans cette praxis destinée à ouvrir « l’écrivain au lecteur universel » [7] apport ou au contraire entrave aux échanges transculturels [8] ? Plus spécifiquement centré sur l’image en littérature, l’ouvrage regroupe treize articles relevant d’approches scientifiques et couvrant des aires linguistiques fort diverses, avec pour objectif affirmé la mise en relation de la théorie et la pratique [9].

La première de ces contributions, signée Cristina Adrada Rafael, s’intéresse au « transfert de l’image culturelle » dans le champ littéraire fictionnel du français vers l’espagnol, pour établir une typologie des stratégies de traduction. Après avoir cerné la place du culturel en littérature, l’auteure pointe une évolution diachronique notable des pratiques, les normes ayant migré de l’Ici vers l’Ailleurs, avec un retour au « respect des éléments culturels étrangers » à partir du XXe siècle [22] ; elle prône en conséquence un recours plus fréquent à la glose explicative (incrémentialisation, note infrapaginale ou avertissement préfaciel) pour assumer la primauté du « critère communicatif » [23] en traduction. Basée sur des exemples variés (Flaubert, Molière, mais aussi Gavalda ou Tintin et Astérix), cette synthèse d’un abord facile offre une bonne introduction à la problématique qui traverse l’ouvrage, notamment à l’usage des novices en traductologie.

L’article suivant « Les images de l’ailleurs dans la traduction de la littérature d’enfance et de jeunesse » permet à Mireille Piacentini de montrer la prégnance du critère du lectorat dans la traduction de ce champ littéraire bien spécifique, partagé entre sa vocation d’ouverture au monde et la prise en compte des compétences de lecture restreintes de son jeune public. L’alternative domestication/maintien des références culturelles s’impose alors de manière plus insidieuse que dans d’autres genres littéraires [28]. Le traducteur y est souvent plus interventionniste, dans la lignée de la doxa de ses prédécesseurs du XIXe siècle, au risque de « l’infantilisation » de son lectorat [30]. La comparaison de textes français avec leur traduction en espagnol, italien ou anglais illustre néanmoins une évolution notable de cette « tendance déformante », pour reprendre la taxonomie de Berman, sur des marqueurs référant au système scolaire, la nourriture ou l’onomastique. Piacentini insiste sur l’importance du projet éditorial traductif, trop souvent animé par une conception réductrice des capacités d’ouverture culturelle du lectorat cible, et qui, privilégiant parfois encore l’Ici à l’Ailleurs, mésestime le rôle éthique de la littérature de jeunesse comme « rencontre entre un ouvrage, une histoire, un auteur, une écriture et un enfant » [47], au profit de la seule lisibilité du texte.

Dans « L’image de la Chine dans la traduction en chinois des Tribulations d’un Chinois en Chine », par Xiaoshan Dantille, la problématique est d’emblée fort complexe pour le traducteur, l’exotisme du texte originel risquant de s’avérer très relatif pour un lectorat issu de la communauté chinoise. Le décalage temporel en fait pourtant un pays « étrange et étranger » [54] pour le lecteur contemporain, qui, dès lors, risque d’imputer au traducteur les invraisemblances culturelles de Jules Verne. La traduction étudiée, effectuée à partir d’une traduction-relais anglaise, porte ainsi une double altérité peu recevable en Chine moderne : l’auteure l’écrit « Ici leur semble bien Ailleurs » [65], et elle s’interroge, avec quelques redondances, sur les tentatives discutables de correction de l’original par le traducteur pour réduire cet écart culturel.

Johanna Steyn traite également des traductions-relais dans « Ici et ailleurs... en passant par ailleurs », où elle s’intéresse à la littérature afrikaans traduite en français, dans laquelle l’image de l’Afrique du Sud peut être sujette à caution ; ce phénomène est en partie imputable au contexte politique de production et réception de ces écrits, mais surtout au fait que ces traductions sont opérées à partir d’une première traduction anglaise. Les choix du traducteur originel s’imposent ainsi inévitablement au second, qui ne peut en contrôler « les degrés de réfraction » [70]. Après un panorama historique de la traduction de romans afrikaans en français, Steyn prend un exemple lexical pour illustrer la difficulté à transférer le contenu dénotatif et connotatif d’un nom à forte charge culturelle (on regrette ici la portée limitée de l’étude de cas) puis ouvre la réflexion vers les dispositifs qui permettraient de remédier aux travers de la traduction-relais.

On aborde ensuite une autre problématique du transfert de l’altérité, celle des textes hétérolingues, avec « Les images qu’imprime le quechua sur l’espagnol dans El Zorro de Arriba y El Zorro de Abajo : traduire l’étranger dans la langue », par Rosana Orihuela. Le roman du corpus voit se côtoyer deux cultures péruviennes, celle de la Sierra, marquée par la mythologie quechua, face à « la modernité de la côte péruvienne » [84], mixité aux incidences à la fois poétiques (« le quechua travaille l’espagnol » [85]) et sociopolitiques. Orihuela scrute le devenir de ces « désordres » linguistiques dans les traductions américaine et italienne, processus d’autant plus complexe qu’ils sont parfois explicites, le texte originel offrant un discours métalinguistique dans le roman même, mais souvent implicites, créant une « outre-langue » [91] qui ne peut s’apprécier qu’en regard de l’espagnol : le traducteur doit pourtant « défamiliariser » de même la langue cible pour rendre ces distorsions à portée culturelle et sociologique, sous peine d’effacer les voix marginalisées des personnages. Cette hybridité interroge l’éthique du traducteur, mais aussi les limites du transfert linguistique et culturel.

La question du transfert stylistique est également au centre de l’article suivant, dans une tout autre aire linguistique : Tatiana Musinova y traite de « La représentation du peuple dans Voyage au bout de la nuit de Céline et dans la traduction russe par Yuriy Korneyev ». La langue fut en effet un moyen pour Céline « d’atteindre l’effet de réalité » [105]. Mais la problématique est ici complexifiée par le décalage diachronique entre l’original et la traduction choisie, l’ailleurs étant à la fois géographique et temporel : le langage populaire russe du XXIe siècle n’a pas les connotations de celui du peuple représenté par Céline, car il se nourrit du jargon criminel adopté par les nouveaux riches, hypotexte qui marque ainsi fortement la version russe.

Décalage spatio-temporel encore, celui présenté par Nguyen Phuong Ngoc dans « Images du Vietnam dans les versions françaises de Kièu, roman en vers de Nguyèn Du (1765-1820) », riche en métaphores recourant à la nature, la faune et la flore. Ces figures stylistiques peuvent poser problème au traducteur dès la phase de compréhension : l’auteure met en avant l’importance du co-texte et du contexte mais surtout du projet du traducteur dans le choix de maintenir ou effacer l’exotisme métaphorique, dont l’interprétation va impacter le portrait des héros et l’idéologie qui sous-tend l’œuvre.

Dans « La métaphore en question(s) », Corinne Wecksteen-Quinio reprend le trope de la métaphore à partir d’un corpus anglais-français, pour cerner son traitement par les traducteurs comme obstacle ou comme solution. Après une analyse théorique de la figure, notamment de la métaphore lexicalisée, les exemples montrent que le choix en langue d’arrivée sera déterminé selon le degré d’ancrage culturel et l’équivalence d’effet, à visée plus ou moins explicitative, voulus par le traducteur. Une seconde partie illustre comment l’insertion de métaphores ironiques dans la version française d’un dialogue de Woody Allen se justifie de par l’intentio operis du texte filmique, voire même participe d’une stratégie de compensation « au sein d’un ensemble cohérent » [161]. Loin de se limiter à un problème purement linguistique, cet « appel à l’imaginaire des cultures » est ainsi révélateur d’une conception de la traduction comme « processus d’écriture » et « mouvement de création » [162] qui appréhende le texte au sens large, et non comme succession d’unités de traduction.

Retour en Asie avec l’article « Raccourcir la distance entre ici et ailleurs » par Huang Chunlin, sur la co-traduction sino-française d’un roman chinois, processus collaboratif qui brouille la dichotomie sourcier-cibliste pour incarner, au sens premier, la notion de compromis sous-jacente à l’acte traductif. Ce témoignage sur un cas pratique promeut les avantages de la méthode, qui facilite les échanges entre l’Ici et l’Ailleurs pour la transmission de « la vision du monde chinoise » [173].

La Chine est au contraire la culture-cible dans « À la recherche du sujet traduisant » où Yuan Li examine « le transfert d’image de La Dame aux Camélias en Chine depuis 1899 » par le prisme de l’horizon traductif et de l’herméneutique de la réception. L’auteure confronte trois traductions chinoises du roman de Dumas pour analyser le poids de l’idéologie, la culture et la langue cibles (classique ou moderne) sur les stratégies des traducteurs en termes lexicaux, mais aussi narratologiques, jusqu’à révéler une conception implicite de la fonction de l’art dans la société. Elle plaide pour une prise en compte de ces paramètres dans la critique de traduction à partir d’une comparaison textuelle « cercle de l’interprétation consécutive » [186].

L’idéologie est déterminante également dans « Images de la déportation des Roumains et des abus du communisme dans la littérature auto-traduite », par Anda Rãdulescu. Elle y observe comment l’auto-traduction permet de retrouver les traces de l’auteur dans le texte cible, sur des marqueurs tels que termes historiques, coutumes populaires ou noms propres, souvent porteurs « de l’altérité et de l’étrangeté d’une œuvre » [191]. Les deux auteurs-traducteurs abordés ici affichent une tendance à l’explicitation, tout en préservant leur style littéraire, ce qui leur permet de parvenir, paradoxalement, à « une exotisation évidente » [199]. La seconde partie de l’article, dédiée aux métaphores, illustre ce va-et-vient médiateur entre deux langues-cultures, au cœur de tout acte traductif mais plus remarquable encore chez l’auto-traducteur.

Le processus d’auto-traduction est d’ailleurs parfaitement synthétisé ensuite dans le titre de « Traduire-écrire : la poésie de Hsia Yu entre son et image », par Sandrine Marchand. Elle construit sa réflexion sur la problématique de la création dans la (l’in)distinction traducteur-auteur, avec un cas extrême, celui d’une poésie très expérimentale qui joue en même temps sur la plasticité de l’objet-livre et de la langue chinoise et la confrontation de celle-ci à la traduction automatique en anglais.

Le dernier article, de Martin Mees, concerne un autre poète traducteur : « Nerval traduit Schiller. De l’ici à l’ailleurs, dynamique d’une poétique de la traduction ». L’approche philosophique de Mees le conduit à explorer l’Ici et l’Ailleurs comme concepts métaphysiques dans l’œuvre de Nerval et Schiller, avant de se focaliser sur les différentes traductions de la notion d’Ailleurs par Nerval, notamment par le biais de la « chimère » ou « l’illusion », pour établir comment la praxis traductive structure la pensée poétique nervalienne, et réciproquement, en un double mouvement dynamique et circulaire : « l’ailleurs [renvoie] sans cesse à un ici duquel il se distingue et qui lui permet d’apparaître par contraste » [236].

Ce volume présente l’Ici et l’Ailleurs en traduction par le biais d’études de cas très variées, ce qui en fait à la fois la force et la faiblesse : riche quant à l’éventail littéraire exploré, il court le risque de se lire comme un ensemble inégal dont l’unité n’apparaît pas toujours d’emblée. (Les responsables de l’ouvrage affirment d’ailleurs la difficulté à y opérer « toute tentative de classement ou de hiérarchisation » [8].) Le lecteur gagnera donc à l’aborder plus comme recueil d’actes de colloque, ce qu’il est aussi, ou à en faire une lecture sélective en fonction de ses centres d’intérêt. L’ouvrage a en tout cas le grand mérite d’offrir un angle d’approche original sur la problématique du transfert interculturel, en appréhendant la notion d’image au sens large, et en investissant des aires linguistiques et culturelles souvent méconnues du lectorat français. Il intéressera donc au premier chef traductologues et comparatistes.

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(1) On peut signaler, par ailleurs, les revues professionnelles Translittérature, éditée par l’ATLF depuis 1991, ou Traduire de la SFT, qui publie son numéro 235

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