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Linguistique et traductologie

Les enjeux d’une relation complexe

 

Études réunies par Maryvonne Boisseau, Catherine Chauvin, Catherine Delesse & Yvon Kerommes

 

Collection Traductologie

Arras : Artois Presses Université, 2016.

Broché. 202 pages. ISBN 978-2848322445. 16€

 

Recension de Frédérique Brisset

Université Charles-de-Gaulle (Lille)

 

 

 

Historiquement, avant de se diversifier grâce aux apports de la stylistique, la sociologie, la didactique, voire les cultural studies, qui ont renforcé l’interdisciplinarité de son champ de recherche, la traductologie s’est construite à partir de la linguistique, dans une perspective comparatiste, engendrant des relations fructueuses mais souvent difficiles, dont l’introduction du volume recensé ici marque explicitement le besoin de clarification [7] : « La traductologie rejoint la linguistique – mais aussi la déborde – dans sa préoccupation d’appréhender le fonctionnement des discours », écrivent les directeurs de cet ouvrage, tout en soulignant, malgré « les frottements et les frictions » [9], « leur nécessaire complémentarité théorique et pragmatique(1) » [17].

Les contributeurs du volume s’attachent donc à mettre en évidence la manière dont traductologie et linguistique interagissent, au travers de dix études de cas fort variées mettant en situation le contact de langues (anglais, allemand, français, italien). Les exemples abordés couvrent de nombreux genres textuels : roman, psychanalyse, bande dessinée, poésie, économie, textes institutionnels, revues scientifiques, et les approches linguistiques sont tout aussi diverses : linguistiques énonciative, cognitive, contrastive, sémantique, lexicologie, terminologie, morphologie, linguistique de corpus, loin du monolithisme de théories exclusives, la riche bibliographie de treize pages qui clôt l’ouvrage en témoigne.                                                    

« Langue, texte, culture : quelques enjeux disciplinaires de l’objet traductif » de Jean Szlamowicz, ouvre le débat sur le plan épistémologique en pointant « l’asymétrie de l’objet » respectif de la linguistique et de la traductologie : « un système de signes dans un cas, des textes spécifiques et singuliers dans l’autre » [20]. Il réfute la revendication de scientificité de la seconde, dans laquelle il voit moins « une science qu’un domaine de réflexion » [25], « un champ » alors que la linguistique est érigée en « discipline » [27, emphase de l’auteur]. L’une et l’autre se nourrissent mutuellement ; la traduction sert ainsi le linguiste dans une perspective contrastive pour l’étude du fonctionnement des langues, et la traductologie peut se concevoir comme mise en œuvre d’une poétique linguistique. Mais Szlamowicz n’élude pas pour autant la place de la culture dans sa réflexion ; il reconnaît sa solidarité avec les « formes linguistiques » et plaide pour une traductologie champ de recherche et d’étude de « l’écriture transculturelle », « point de jonction entre l’expression linguistique et la question de sa reformulation selon les normes d’une culture autre […], une démarche et une pratique » [37]. Il acte donc moins une relation équilibrée qu’une proximité.

Le second chapitre « Where linguistics meets translation theory – a mootable point », d’Yvon Keromnes, étudie comment la pratique de la traduction sert la remise en question de certaines postures linguistiques purement théoriques. À partir d’un corpus de traductions de Freud en anglais et français, lui aussi pose la question du point de rencontre entre théorie de la traduction et linguistique, mais interroge la définition même de la linguistique en jeu. Sur des textes théoriques tels que ceux-ci le débat porte aussi sur la compétence des traducteurs : faut-il privilégier la compétence disciplinaire ou linguistique ? Keromnes défend la position selon laquelle aucune réflexion sérieuse sur la traduction ne saurait faire l’économie des outils linguistiques, mais constate que certains courants linguistiques seront convoqués de façon plus pertinente selon le genre et la spécificité des textes. C’est donc une vision instrumentaliste des rapports entre linguistique et traductologie qui est ici revendiquée, avec, de part et d’autre, des sous-spécialités à mettre en relation.

« Arbitrariness, motivation and iconicity in the translation of sound symbolism in comics », signé par Susanne Pauer, s’intéresse à la traduction en allemand des onomatopées de bandes dessinées, à partir de la réflexion linguistique sur l’arbitraire du signe depuis le Cours fondateur de Saussure. Le débat historique entre forme et sens reste donc d’actualité. Car même l’onomatopée résulte d’un certain arbitraire, n’incarnant pas toujours l’iconocité à laquelle elle est souvent associée, ou tout au moins s’inscrit dans une gradation entre ces deux conceptions sémiotiques, en tant qu’icône « imparfaite » et non « idéale(2) » [64], comme en atteste la non-universalité de ce lexique. La question de sa traduction est donc pertinente, selon S. Pauer, et la compréhension du statut linguistique des onomatopées est un préalable essentiel à la prise de décision du traducteur, selon qu’elles sont lexicalisées, hybrides on non-lexicalisées, et dans ce dernier cas, en fonction de leur structure phonétique (lexèmes phonétiques créatifs, pseudo-interjections, agrégats consonantiques ou vocaliques). Ceux-ci, les moins conventionnels, demanderont au traducteur un plus grand effort d’adaptation, en veillant à toute la symbolique phonétique.

Dans « Structures linguistiques et problèmes de traduction : schémas nominaux renvoyant à la transformation dans le discours de spécialité », Pierre Lejeune réhabilite les études traductologiques contrastives, dont il constate le recul ‒ « l’époque du ‘tout linguistique’ de la traductologie est bel et bien révolue » [71] ‒ au profit des approches communicatives et cognitives ; il s’appuie sur un corpus parallèle de textes techniques officiels, marqués par des récurrences stylistiques et des schémas syntaxiques dont la portée systématique est exploitable dans la formation des traducteurs pour leur exemplarité, pour comprendre les phénomènes interlinguistiques par le biais de la linguistique contrastive, sans se limiter à l’approche « terminologique/ phraséologique » [74]. Lejeune se concentre sur « l’expression du changement d’état des variables » [75] en économie et climatologie par le biais de syntagmes nominaux anglais, dont la compacité est si difficile à transposer en d’autres langues. Son étude montre une contamination progressive du français par l’anglais à partir de formes telles que l’adjectif verbal en –ing ou le comparatif, dans les textes traduits mais aussi les originaux en langue française, là où le français dispose pourtant de formes nominalisées pour exprimer ces transformations. Cette évolution vers un « franglais structurel » [84], qui reste à vérifier selon l’auteur, a un effet stylistique mais entraîne aussi un glissement métonymique sur la manière d’envisager ces procès : passage de l’ensemble à l’une de ses étapes, voire du procès lui-même au résultat final. Le linguiste tirera alors profit d’une étude traductologique et le traducteur d’une analyse linguistique du texte-source pour élaborer des stratégies conscientes et motivées face à des questions structurelles de ce type.

L’article suivant, signé de Kate Beeching, traite du « marqueur pragmatique » sort of, dont la fonctionnalité multiple pose des problèmes qui entraînent souvent son occultation en traduction, malgré son usage intensif à l’oral et sa valeur modératrice en interaction. L’auteure analyse les sens et fonctions de la locution à l’aide d’une sélection de corpus parallèles de textes dont la disparité surprend le lecteur : productions du Parlement Européen, sous-titres de films et échanges entre usagers du forum en ligne Word Reference. Si le souci de renouveler les sources s’avère louable, il conduit malheureusement à des constatations attendues : les comptes rendus du Parlement Européen font un usage canonique de « sort of » précédé d’un déterminant dans son acception antérieure à son avènement comme marqueur de discours, traduit en conséquence le plus souvent littéralement ou par un calque ; les sous-titres, impliquant un passage intersémiotique de l’oral à l’écrit propre à ce mode de TAV, omettent de traduire « sort of » ou offrent un équivalent approximatif, contraints par les obligations d’isochronie et l’espace limité disponible pour leur affichage, d’autant que la fonction métalangagière de la locution est accessoire pour la compréhension des dialogues ; et les échanges sur Word Reference s’attachent au commentaire métalangagier, puisqu’il s’agit de demandes d’explicitation et propositions de traduction. Ces conclusions convenues montrent les limites de l’exercice, même si l’apport de la traduction, ici encore, s’avère utile au linguiste : « translation is the natural bedfellow of linguistic pragmatics » [96].

Le chapitre qui suit, « Langues de spécialité, corpus et traductologie : un manque de lisibilité » de Nathalie Kübler, envisage le rôle de « l’approche linguistique de corpus […] dans la compréhension et l’amélioration des traductions » [99]. L’auteure livre une démonstration fort convaincante d’un usage original de corpus : par le biais des marqueurs périphériques de collocations, le traducteur de textes de spécialité peut, grâce à la comparaison statistique des occurrences d’hyperonyme, discriminer « un terme complexe [et] une collocation » [108] pour trouver ensuite l’équivalent le plus fréquent pour un syntagme technique en langue cible, ici vers le français à partir de l’anglais. Le professionnel ou l’étudiant traducteur, grâce à cet outil linguistique, validera ou infirmera ainsi des hypothèses de travail. N. Kübler envisage d’ailleurs des pistes de recherche prometteuses en terminologie telles que « la variation terminologique » ou en phraséologie sur « les fonctions argumentatives des phénomènes collocationnels », voire « l’analyse de la langue de la traduction » [112].

Clara Mallier traite ensuite de « La disparition du passé simple dans les traductions de récits à la première personne » à partir des enjeux énonciatifs et métalinguistiques de la traduction du prétérit anglais. L’auteure reprend les catégories histoire et discours de Benvéniste, revisitées par Danon-Boileau, pour questionner les repérages temporels dans les textes littéraires. Le passé simple est de plus en plus conçu en français comme marqueur d’un registre soutenu dont s’accommodent mal certains genres littéraires, tels que le roman policier pris en exemple ici. La distinction entre histoire et discours est alors brouillée du fait d’un choix systématique de traduction du prétérit par le passé composé et de la disparition de l’aoristique. Ceci n’est pas sans conséquence sur l’implication du lecteur et C. Mallier considère que le traducteur doit « avoir une conscience fine des enjeux énonciatifs et de leurs implications sur la représentation des points de vue dans la traduction de textes littéraires » [126], ce que permet l’approche linguistique.

C’est aussi d’un enjeu de traduction de temps verbal que traite « L’analyse linguistique de la traduction en anglais de l’imparfait narratif français », d’Yves Bardière. S’inspirant de la psychosystématique guillaumienne, il se base sur trois traductions d’un classique de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers. Dans ce roman, de nombreux passages à l’imparfait narratif, qui combinent de facto l’imperfectivité aspectuelle de ce temps grammatical à un co-texte marquant la perfectivité, sont traduits par un prétérit simple. La déperdition stylistique qui s’ensuit met à mal le double regard prospectif et rétrospectif exprimé par l’imparfait, en privilégiant la chronologie évènementielle. Bardière montre comment les traducteurs peuvent jouer sur les changements lexicaux pour réintroduire l’imperfectif dans le texte d’arrivée, auquel cas ces verbes anglais appelleront une structure en Be+ing. Même s’il n’y a pas de systématisme, il constate que, là où le souci « orthonymique » [141] du traducteur met à mal les choix stylistiques d’origine, l’analyse linguistique contrastive permet d’éclairer les raisons justifiant les options traductives, et, en conséquence, d’apporter une aide à la décision dans l’élaboration du texte-cible.

Une troisième contribution concerne également la traduction d’un temps verbal, de l’anglais vers l’italien. Giovanna Titus-Brandi étudie comment « la périphrase progressive » en italien a évolué dans la littérature de vulgarisation scientifique au contact de la forme progressive de l’anglais. L’expansion de cette forme depuis le XXe siècle est en effet avérée, que ce soit dans les textes traduits ou les originaux en italien, même si ceux-ci sont moins affectés par cette tendance. Le phénomène, générateur d’« universaux de la traduction », voire même d’un système linguistique identifié en tant que « third code » [150] est connu : les structures du texte de départ influencent le traducteur dans ses choix syntaxiques. Pourtant l’auteure démontre grâce à une analyse diachronique que l’anglais, source d’interférences avec l’italien, ne fait que « renforcer une tendance » préexistante [157], et elle préfère parler de « pression » ou « influence » [ibid.] que de calque syntaxique. L’analyse de corpus de textes traduits comparée à celle d’originaux en langues source et cible prend ici tout son sens au service de l’analyse linguistique.

Maryvonne Boisseau conclut ce volume avec « Lire et relire Jacqueline Guillemin-Flescher », article accompagné d’une bibliographie exhaustive de l’éminente linguiste à l’origine d’une démarche contrastive « largement reconnue » et « également méconnue » [159]. M. Boisseau analyse la construction d’une véritable méthode exploitant les postulats de la linguistique de l’énonciation, grâce à un « incessant va-et-vient entre l’observation et la description des phénomènes observés conduisant à la généralisation » [164]. Ce faisant, J. Guillemin-Flescher a permis paradoxalement de « replacer la question du style et de la création à sa juste place » » [165], car sa démarche contrastive, en mettant au jour les différences des systèmes linguistiques anglais et français, permet de déterminer ce qui relève du collectif (la langue) et de la singularité (le style) dans le tissu textuel. L’article explicite la démarche rigoureuse mise en œuvre par J. Guillemin-Flescher pour parvenir à problématiser et conceptualiser les phénomènes constatés, sans jamais se limiter, et c’est sa grande force, à la simple description. C’est la pertinence de ce « regard de la linguistique sur le texte traduit » [170] qui balaye de nombreux champs de l’activité langagière, en considérant finalement la traduction « comme une modalité énonciative particulière » [ibid.] que salue M. Boisseau, hommage bienvenu à l’auteure d’une œuvre dont la cohérence a marqué et marque encore durablement linguistes et traductologues.

Ce recueil riche et dense offre à la fois un point d’étape (car le débat sur la question est loin d’être épuisé) documenté et argumenté sur les relations entre linguistique et traductologie et une illustration des domaines d’application où elles peuvent se rencontrer, se conjuguer, s’alimenter mutuellement, dépassant les dichotomies convenues et les « préventions [...] fantasmatiques(3) ». Conjuguant pratique et théorie, ouvrant sur les enjeux didactiques, pragmatiques et méthodologiques, il relance la réflexion sur la relation parfois difficile mais toujours féconde entre deux disciplines à la fois « concurrentes » [9] et complémentaires, dont les auteurs démontrent qu’elles ne sauraient s’ignorer l’une l’autre.

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(1) Réflexion engagée de longue date, puisque la même collection Traductologie d’Artois Presses Université, propose en 2002 M. Ballard & A. El Kaladi (dir.), Traductologie, linguistique et traduction. Voir aussi G. Garnier, Linguistique et traduction. Caen : Paradigme, 1985, thèse de doctorat soutenue en 1983 à Lille 3.

(2) Traduction des citations issues des articles en anglais de mon fait.

(3) M. Pergnier, « Traduction et linguistique : Sur quelques malentendus ». La linguistique 1/40 (2004) : 15-24.

 

 

 

 

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