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Puritains d’Amérique

Prestige et déclin d’une théocratie

Textes choisis 1620-1750

 

Édition dirigée par Agnès Derail

 

Collection Domaine étranger

Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2016

Broché. 393 p. ISBN 978-2728805587. 23€

 

Recension d’Agnès Delahaye

Université Lumière Lyon II

 

 

 

Cet ouvrage collectif présente aux lecteurs francophones une série d’extraits de textes composés en Nouvelle-Angleterre coloniale entre 1620 et 1750 qui paraissent presque tous en français pour la première fois. Le travail de traduction est tout à fait remarquable, qui montre à la fois l’emprise du texte biblique sur la langue et l’imaginaire des auteurs puritains de Boston, Plymouth et Salem, et la diversité des formes d’écriture qu’ils pratiquaient. Le sermon domine l’ensemble, mais sont inclus également des extraits d’écrits dissidents et promotionnels publiés en Angleterre, des poèmes et des extraits de journaux privés, ainsi que quelques morceaux d’archives coloniales, comme les minutes de l’interrogatoire de la dissidente antinomienne Anne Hutchinson en 1637 et celles du fameux procès des sorcières de Salem du printemps 1692. Les voix sont principalement masculines, mais quelques voix féminines se font entendre, laissant entrevoir une autre Nouvelle-Angleterre que celle du patriarcat oligarchique au pouvoir, incarné par les Mather très représentés dans ce recueil. Les chercheurs francophones sauront apprécier les précédents de traduction que cet ensemble établit sur les termes clés de la Nouvelle-Angleterre coloniale comme le covenant, les Indiens priants, la Cour générale ou la cité sur la montagne.

Les textes sont groupés au sein de sept chapitres chronologiques qui miment l’évolution de la société puritaine selon le paradigme d’interprétation établi dans les années 1950 par l’œuvre de Perry Miller, et entretenu depuis par ses disciples au sein des très influentes Études Puritaines de Harvard. Cette conception exclusivement intellectuelle et littéraire de la colonisation en Nouvelle-Angleterre part du postulat d’un projet puritain d’une cité religieuse idéale fondée par le covenant des Saints au moment de l’épreuve formidable qu’ont constitué à la fois leur exil volontaire en Amérique (le « covenant » du chapitre 1) et la fondation des colonies de Plymouth et de la Baie du Massachusetts. Cet idéal initial ne fut néanmoins jamais réalisé, ou plutôt fut presque immédiatement battu en brèche par la dissension politique et la diversité sociale de la colonie en expansion (chapitre 2 : « Dissensus » et chapitre 3 : « Altérités »). Les pasteurs luttèrent donc par le verbe contre l’érosion du modèle communautaire de la première génération, alors que la colonie de la Baie s’étendait et prospérait sous l’impulsion même du souvenir et de l’exemple du sacrifice des pieux fondateurs, invoqués lors des rituels politiques et religieux qui ponctuaient la vie quotidienne des membres de cette théocratie (chapitre 4 : « Jérémiade »). La tension entre foi collective et piété individuelle et les dynamiques d’inclusion et d’exclusion au fondement de la société puritaine touchaient tous les aspects de la vie sociale et intime des habitants de la colonie, de leur coiffure à leur sexualité en passant par leurs rapports aux autres, au divin, au monde matériel et à la nature. L’abondance de lois et de mesures prescriptives, conservatrices et punitives, ainsi que le discours des pasteurs sur le péché et la perte si bien illustré par les textes choisis pour ce livre sont ce qui donnent au puritanisme ses connotations si négatives (chapitre 5 : « Mœurs »). Les éditeurs et éditrices ont souhaité néanmoins corriger, ou rectifier, cette vision sombre de la religion coloniale en montrant combien la pensée puritaine sut s’accommoder du progrès scientifique et de la modernité sociale et religieuse de la fin de la période traitée. La société de Nouvelle-Angleterre put ainsi aisément entrer dans l’ère des lumières et mériter sa place dans la tradition libérale américaine incarnée ici par un texte de Benjamin Franklin qui clôt la collection (chapitre 6 : « Reconfigurations »).

Les chercheurs et chercheuses en littérature ou en théologie trouveront cette plongée dans le canon puritain des plus éclairantes. Vu sous l’angle construit par le choix des éditeurs et éditrices de cette collection, le puritanisme reste une « psychomachie » (p. 200) exaltée et violente, érudite et passionnée, qui a laissé de nombreuses traces dans l’imaginaire et le langage religieux et littéraires des États-Unis. Mais si le titre évoque un modèle politique, la théocratie tant contestée par l’historiographie, on aurait tort de chercher dans cet ouvrage une étude contextuelle de la colonisation en Nouvelle-Angleterre. Les textes ne traitent pas du développement institutionnel, social ou économique de la colonie et ne racontent que peu d’événements ou d’anecdotes. Il s’agit plutôt d’un ensemble de voix qui cherchent à donner sens et légitimité à leur propre existence au sommet d’une société imprégnée de discipline religieuse et traversée par une peur obsessionnelle du péché. À ce titre le long commentaire intitulé « Société et Spiritualité dans la Nouvelle-Angleterre puritaine » aurait mérité d’ouvrir plutôt que de clore l’ouvrage, car il est le seul qui tente de donner une profondeur historique à la pensée de Nouvelle-Angleterre. Les Nouveaux Anglais que l’on lit pour la première fois en français dans cet ouvrage semblent ainsi isolés hors du monde colonial, et tout occupés à la prière et à l’introspection qu’exige une religion qui fut à la fois puissante et marginale (le prestige et le déclin du titre).

C’est cette théorie du déclin (declension) à partir de l’idéal du départ, modèle social et politique communautaire dans l’exil et lieu de naissance de l’Amérique, qui a permis à Perry Miller d’extraire la Nouvelle-Angleterre du reste de la colonisation européenne dans le Nouveau Monde, pour en faire le paradigme de l’exception historique qui sous-tend le nationalisme des États-Unis, évoqué dans Puritains d’Amérique à travers la notion de mythe puritain. Or l’exceptionnalisme est aussi politique que l’histoire qu’il cherche à nier. La violence et la guerre, l’esclavage des Africains et des Amérindiens, le travail servile, le patriarcat, l’expansion territoriale et commerciale, l’urbanisation et la précarité des zones de frontières : tous ces aspects de la vie coloniale sont évoqués et la question du pouvoir, de sa nature et de son exercice, affleure sans cesse dans chacun des chapitres de ce recueil, sans que soit cependant données aux lecteurs les clés d’une lecture véritablement politique des enjeux soulevés. Les grands récits historiques et politiques de la période, comme le Journal de John Winthrop ou l’Histoire de Nouvelle-Angleterre de William Hubbard, ne sont en outre pas représentés. Cet ensemble de textes propose donc une représentation exclusivement littéraire et très classique de la Nouvelle-Angleterre coloniale, une communauté de « fous de Dieux » [99] portés en Amérique par un élan idéaliste sans précédent, un désir de pureté religieuse qui à la fois les accuse, mais au fond les exonère, de tous leurs excès et de tous leurs crimes. Qu’importe que l’histoire elle-même soit allée à l’encontre de cet idéal si cher à la mémoire des Américains. Grâce à la force de l’exceptionnalisme millérien, le puritanisme, « parenthèse assez brève » [330] du développement américain, semble avoir encore de beaux jours devant lui.

 

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