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Thomas Jefferson : Observations sur l’État de la Virginie

 

Traduction, présentation et notes de François Specq

 

Collection « Versions françaises »

Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2015

Broché. 316 p. ISBN 978-2728805198. 20 €

 

Recension de Marie-Jeanne Rossignol*

Université Paris Diderot

 

 

 

Certaines portions de Notes on the State of Virginia sont très connues aujourd’hui, en particulier les chapitres « Laws » et « Manners », où Thomas Jefferson, auteur de la Déclaration d’indépendance mais également propriétaire d’esclaves, exprime sa détestation de l’esclavage, mais aussi sa ferme conviction de l’infériorité des Noirs. On doit remercier François Specq de mettre à la disposition des lecteurs français une traduction fluide et minutieuse de l’ensemble de l’ouvrage et de le replacer ainsi dans le cadre plus global des « Lumières » américaines auquel il appartient.

Pourtant Notes, unique ouvrage de Jefferson, est tout d’abord paru en anglais à compte d’auteur en 1785, à Paris où Jefferson venait d’arriver comme ministre plénipotentiaire ; il n’entendait pas dévoiler au grand public ses réflexions, justement parce qu’il savait que certaines susciteraient la controverse. Il comptait simplement diffuser l’ouvrage auprès d’amis mais dut se résoudre à publier une première édition anglaise à Londres en 1787, comme l’explique François Specq dans sa lumineuse postface [252]. Sa traduction minutieuse et fluide constitue la première version française de qualité de ce texte qui a ensuite été régulièrement réédité aux États-Unis (Jefferson le remaniant de son vivant) après une première publication en 1788, et l’on dispose de plusieurs éditions critiques dont la plus récente semble être celle de David Waldstreicher, historien de la culture politique américaine, dans une collection destinée aux étudiants (1). Outre la postface de cinquante pages (« La mesure de l’ombre : Thomas Jefferson et la représentation de l’Amérique »), la traduction de François Specq se complète de notes très érudites.

Composé de vingt-trois « chapitres » d’inégale longueur, l’ouvrage répondait aux questions posées au Congrès continental par François Marbois, diplomate français en poste à Philadelphie au moment de la Guerre d’indépendance, et qui étaient « destinées à faire connaître « l’Amérique » aux Français » [245]. Il se présente donc sous la forme de « questions » (queries) qui ont chacune un thème différent : par exemple, « Question IV : Montagnes ». Mais, comme l’analyse François Specq, on ne peut réduire l’ouvrage à une simple série de réponses à des questions sur l’État de Virginie, alors le plus vaste de la nouvelle nation : combinant science et politique, regroupant les questions du diplomate français, ou en introduisant d’autres, Jefferson configura les différents chapitres en une somme qui révélait sa maîtrise encyclopédique de tous les sujets (flore, faune, Indiens, arts mécaniques, ressources naturelles), comme sa capacité politique à anticiper l’avenir de la nation américaine tout entière (relations raciales, éducation, rôle du cultivateur ordinaire dans la démocratie américaine, connaissance du territoire). L’ouvrage, nous rappelle François Specq, fut rédigé alors que Jefferson lisait l’Encyclopédie de D’Alembert et de Diderot [254] et il porte la marque de l’esprit encyclopédique.

La postface de François Specq balaye les thématiques bien connues de cet ouvrage, tout en soulignant les prises de position polémiques, les préjugés, les contradictions et les mythologies à l’œuvre dans la pensée de ce Père fondateur : ainsi notre collègue insiste-t-il sur la controverse qui oppose Jefferson à Buffon ; il n’oublie pas le racisme du futur président des États-Unis (qu’il replace utilement dans le cadre du débat de l’époque p.271), de même qu’il prend en compte la discipline intellectuelle des Lumières qui imprègne l’ensemble du texte [255] et transparaît en particulier à travers les nombreux tableaux et listes présents dans le livre. Mais notre collègue parvient également à donner une cohérence plus fondamentale à cet ouvrage qui pourrait n’apparaître que comme un catalogue de réponses aux questions de François Marbois : dans Notes on the State of Virginia, c’est la nature américaine, selon Specq, qui forme le socle esthétique mais également politique d’une nouvelle nation qui ne peut prétendre à de communes origines historiques [277] (2). Ainsi parvient-il à relier les premiers chapitres très descriptifs (« Frontières », « Rivières », « Ports de mer », « Montagnes », « Cascades et grottes ») à l’ensemble de l’ouvrage, et en particulier, à sa problématique politique au sens le plus large, telle qu’en témoignent les chapitres de la fin de l’ouvrage (« Constitution », « Lois », « Dispositions à l’égard des Tories », « Religions », « Mœurs et coutumes », « Manufactures »).

En plaçant ses précieux commentaires en « postface », François Specq nous invite à lire le texte de Jefferson en tout premier lieu, et c’est un des mérites de cette excellente traduction-édition critique, rédigée dans une langue limpide, que de nous inviter à nous colleter au texte : les premiers chapitres, qui décrivent la géographie de la Virginie, sont d’une lecture ardue, en raison du sujet même ; mais la suite se lit avec grand plaisir et une fascination croissante. On ne lit souvent qu’une partie du texte, les réponses les plus célèbres aux questions de François Marbois (« Lois », « Manufactures », « Mœurs et coutumes », etc.), mais la lecture de l’ensemble du texte fait effectivement surgir des thématiques profondes et structurantes, comme François Specq le suggère dans sa postface, qui apparaissent et se complètent d’un chapitre à l’autre. On peut donner l’exemple du thème de l’histoire : passionné par la science naturelle comme par la fondation de la nation, lecteur de Buffon, Jefferson est fasciné par la géologie et l’histoire de la planète, telle qu’on la découvre en Amérique du nord (« Productions minérales »), de même qu’il se préoccupe de rappeler quels sont les historiens coloniaux, premiers mémorialistes de la future nation (« Histoires, mémoires et archives d’État »), et qu’il exhume des tumulus indiens, traces des « peuples originels de l’Amérique » venus d’Asie (« Habitants naturels ou aborigènes ») : ainsi la nouvelle nation doit s’inscrire dans la longue durée et l’éducation être « à caractère historique » (« Lois »). En relisant ce texte, on redécouvre aussi les convictions émancipatrices de Jefferson, sur le plan politique mais également en matière de liberté religieuse : il exprime son opposition à la « servitude religieuse », sa foi en « la raison et le libre examen », « seules armes efficaces contre l’erreur » (« Religions »). On suit aussi au fil des pages un programme politique national en cours d’élaboration (« cultiver la paix et l’amitié avec toutes les nations »… « Notre intérêt sera d’ouvrir grandes les portes du commerce… », dans « Revenu public et dépenses »).

On peut remercier François Specq d’avoir mis au jour la cohérence fondamentale de ce texte, qu’il ne faudrait plus aujourd’hui lire de manière fragmentaire. Sa postface et sa traduction offrent un remarquable point d’entrée pour qui veut étudier ce texte des Lumières, « âge », comme l’écrit notre collègue, que « rongent des ombres tenaces » [191]. On pourrait discuter de certains points mineurs comme l’affirmation selon laquelle Jefferson était considéré comme l’égal de Franklin dans les années 1780 [249]. À mon avis, Jefferson n’eut jamais à Paris l’influence de Franklin : en raison de ses découvertes et contacts scientifiques et politiques, datant des années 1760, comme de son entregent diplomatique, Franklin était une personnalité majeure en France, et Jefferson ne pouvait vraiment rivaliser avec lui, tout rédacteur de la déclaration d’indépendance qu’il fût. La « stature d’homme de science » de Jefferson [248] est plutôt celle d’un amateur éclairé que d’un savant respecté, à la différence de Franklin, même si tout l’ouvrage révèle une volonté de rigueur scientifique comme une réelle curiosité (3). On pourrait également penser que quelques paragraphes consacrés à la diffusion de l’ouvrage auraient été nécessaires, car le livre fut bien connu dès sa publication, et souvent cité dans les années 1790 et 1800 et après, en particulier les passages racistes (ou antiesclavagistes) par différents camps politiques (4). Mais en replaçant l’ensemble du texte au cœur des Lumières américaines en soulignant sa richesse et sa variété, François Specq a accompli une tâche importante qui pourrait donner de nouvelles orientations aux recherches sur Jefferson en France.

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1) David Waldstreicher, Notes on the State of Virginia, by Thomas Jefferson, with Related Documents. Edited with an Introduction by David Waldstreicher (Boston: Palgrave Macmillan, The Bedford Series in History and Culture, 2002).

(2) En matière d’analyse du nationalisme américain, les ouvrages d’Élise Marienstras, Les mythes fondateurs de la nation américaine (Paris : Maspéro, 1976) et Nous le peuple : Aux origines du nationalisme américain (Paris : Gallimard, 1989) sont toujours utiles.

(3) Joyce Chaplin, The First Scientific American : Benjamin Franklin and the Pursuit of Genius (New York, Basic Books, 2007) ; Nicole Fouché, Benjamin Franklin et Thomas Jefferson : Aux sources de l’amitié franco-américaine, 1776-1808 (Paris : Michel Houdiard, 2000).

(4) Waldstreicher, Notes on the State of Virginia : 18, 20, 35.

 

* Le présent compte rendu est une version légèrement modifiée d'un compte rendu du même ouvrage pour Études Anglaises.

 

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