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Variation, ajustement, interprétation

 

Ouvrage coordonné par Daniel Lebaud et Catherine Paulin

 

Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, N°945

Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2015

Broché. 210 p. ISBN 978-2848675190. 14 €

 

Recension de Dominique Boulonnais

Université Paris III-Sorbonne nouvelle

 

 

Variation, ajustement, interprétation est un recueil de onze études de linguistique reliées thématiquement par la notion large de variation. Il s'inscrit dans une longue lignée d'ouvrages collectifs consacrés à la question, qui replacent la variation au centre du fonctionnement langagier(1). Sont représentées dans le recueil diverses langues (anglais, allemand, français, portugais et japonais), ainsi que différents axes d'analyse. Si l'ouvrage est principalement centré sur l'étude des lexèmes et des constructions et de leurs emplois, il aborde également des domaines moins familiers tels que la multi-modalité et l'analyse textuelle, illustrant au travers de ses contributions la richesse et la complémentarité des phénomènes de variation en langue.

Deux points cependant distinguent le présent ouvrage des autres recueils sur le même sujet, son optique, d'une part, et l'extension de son champ d'étude, d'autre part. Le point de vue théorique adopté y est globalement énonciativiste et inspiré des approches culioliennes, ce qui lui confère une cohérence théorique générale, sans toutefois exclure le recours à d'autres approches, cognitivistes, comparatistes ou textuelles. L'ouvrage se présente ainsi comme une réflexion sur les différentes opérations qui mettent en œuvre la variation et l'ajustement en linguistique (sur ce dernier point, voir notamment Filippi-Deswelle 2012). La seconde différence concerne la définition du domaine. La variation y est représentée comme un ensemble d'oppositions contraintes à la fois intersystémiques, mais aussi et surtout intrasystémiques. La variation dans l'approche adoptée se confond avec l'étude de représentations concurrentes, que la concurrence opère entre systèmes ou au sein d'un même système. On pourra ainsi distinguer deux volets dans l'ouvrage, selon que la variation est externe (intersystémique) ou interne (intrasystémique) à une variété donnée.

1.         La variation intersystémique

La variation intersystémique suppose deux ou plusieurs systèmes d'expression a priori opposables. Son étude repose sur la perception de l'hétérogénéité des modes d'expression et la prise de conscience que le code utilisé est confronté à d'autres codes avec lesquels il entretient des relations complexes de similitude et de différence. Les travaux sur la variation en linguistique sont ainsi traditionnellement consacrés aux différences entre langues, mais aussi aux différences géographiques, socioculturelles ou communicatives au sein d'une même langue vue comme un ensemble de variétés identifiables, dont on serait en mesure de comparer le fonctionnement et d'explorer la perméabilité. L'étude de la variation, dans le contexte international, se divise donc principalement entre la sociolinguistique et la dialectologie dans la tradition labovienne, d'une part, et la comparaison interlangue dans une perspective typologique ou traductologique, d'autre part(2).

Quatre articles de l'ouvrage s'inscrivent dans cette approche. Trois relèvent de la comparaison interlangue. Le dernier aborde la question des différences sociolinguistiques, en mettant en regard deux variétés d'anglais, l'une standard et l'autre non standard.

Pierre LEJEUNE et Helena VALENTIM (« Étude contrastive de quelques valeurs de bien et bem ») comparent les emplois du couple franco-portugais de marqueurs discursifs, historiquement apparentés, bien/bem, à partir des traductions de deux ouvrages littéraires. En s'appuyant sur les travaux de P. Péroz sur bien, ils distinguent différents emplois significatifs des deux marqueurs qu'ils analysent comme relevant, selon les cas, de la valuation ou de la validation. La confrontation des emplois étudiés fait apparaître des asymétries fonctionnelles entre bien et bem, notamment l'absence d'emplois confirmatifs pour bem, qui attestent du chevauchement partiel de leurs domaines respectifs de variation interne.

Hiroko NODA (« Variations sémantiques de marqueurs discursifs : Cas de deshô en japonais et n'est-ce-pas en français ») compare deux marqueurs discursifs non apparentés, n'est-ce-pas et deshô (variante de darô) présentant des similitudes fonctionnelles. À partir d'un corpus d'ouvrages de fiction, l'auteur distingue six emplois de deshô, dont quatre seulement, centrés autour de la notion de validabilité, autorisent la traduction par n'est-ce pas. Les deux marqueurs auraient des emplois similaires dans un certain nombre de cas, comme celui d'un travail sur la validité de la prédication, mais se distingueraient notamment en ce que seul deshô permet d'exprimer l'adhésion et l'empathie, d'où la nécessité de définir de manière étroite les marges fonctionnelles respectives de chacun.

Yvon KEROMNES (« Variations métaphoriques autour du concept de vie : De l'universel et du particulier ») s'intéresse aux représentations métaphoriques, dans la perspective d'une double variation, linguistique et cognitive. L'auteur s'appuie sur la théorie des métaphores conceptuelles de Lakoff et Johnson (1980) pour explorer les rapports entre cognition et langage au travers de l'étude des métaphores de la vie telles qu'elles sont représentées par les constructions prédicatives du type « la vie est un(e) X » et leurs équivalents anglais et allemands. L'examen des données recueillies montre que la diversité est présente dans les deux domaines, cognitif et linguistique, remettant notamment en question la notion que le niveau conceptuel puisse fonctionner comme un lieu de cohérence cognitive et s'opposer à la variation dans les langues naturelles.

Claude DELMAS (« Down en bristolien non standard : Un exemple de condensation ») explore les emplois de la préposition down + lieu ponctuel dans une variété locale d'anglais de Bristol (dite « Brizzle »), qu'il décrit comme le résultat d'une opération de condensation entre deux formes de repérage locatif, large et étroit. L'auteur évoque à la fois les conditions d'utilisation particulières de la construction dans la variété concernée et les éléments qui encouragent ou inhibent la variation, faisant de cette dernière un marqueur socioculturel privilégié constitutif d'une forme d'appartenance communautaire.

2.         La variation intrasystémique

L'angle d'attaque privilégié du recueil est celui de la variation intrasystémique, qui se donne pour objet les alternances paradigmatiques opérant au sein d'une même variété. Si la variation intersystémique s'appuie nécessairement sur une description en système des formes étudiées, comme le montrent très clairement les études sur la comparaison interlangue, elle a pour finalité la comparaison externe. La variation intrasystémique est, quant à elle, exclusivement interne. Le terme même de variation prend ici un sens différent, puisqu'il s'agit de spécificités langagières liées au fonctionnement du code adopté. Là où la variation intersystémique singularise l'individu en fonction du groupe auquel il se rattache, la variation intrasystémique rend compte des alternatives qui pourront ou non être sélectionnées par le locuteur en fonction de ses intentions communicatives.

Cinq des sept études de cas proposées dans ce cadre portent sur des oppositions linguistiques. Deux traitent de codage textuel.

2.1. Variation et analyse linguistique

Les cinq articles linguistiques concernent la grammaire de l'anglais. Divers niveaux d'exploration sont représentés, lexical, constructionnel, phonologique et gestuel.

Éric GILBERT (« Entre variantes et variations : Le cas de in between ») explore les différences sémantiques qui contraignent la distribution des prépositions between et in between en langue. L'ajout de in y est décrit comme permettant la construction d'un intervalle plein, de sorte que les deux formes, qui relèvent de variations systémiques au sein d'une même opération énonciative, excluent toute variation aléatoire.

Catherine COLLIN (« Variation(s) autour de la construction try and en anglais contemporain ») oppose la forme considérée comme standard try to à la forme concurrente try and et tente de définir ce qui les différencie à partir de l'étude d'un important corpus journalistique. Les deux formes sont considérées comme indépendantes et l'opérateur and y est décrit comme correspondant à un procédé de mise en cause de la relation interprédicative.

Christelle LACASSAIN-LAGOIN (« Enjoy et rejoice : Variations propositionnelles sur le mode de la réjouissance ») s'intéresse à la variation entre la complémentation en TO et celle en -ING dans le contexte de deux verbes d'appréciation d'origine française, enjoy et rejoice. L'auteur se fonde sur les dépendances réciproques qui se constituent au sein du système pour expliciter à la fois le sémantisme des verbes concernés et le choix concomitant de construction.

Laurence DELRUE (« Variation de la voix et du geste en discours oral spontané. Étude de cas : Accord ou désaccord ? ») s'intéresse aux dimensions prosodique et kinésique permettant la production d'unités différenciées à partir d'un même lexème. L'étude distingue différents modes de réalisation du lexème yeah en anglais contemporain et décrit les contraintes qui régissent leur fonctionnement et délimitent leurs emplois.

Graham RANGER (« Le marqueur citationnel like en anglais contemporain ») se penche sur l'émergence des différents emplois citationnels de be like à partir de like marqueur de comparaison et d'approximation et s'interroge sur les propriétés de ce dernier qui ont conduit à leur développement. L'intervention d'un terme intermédiaire dans l'interprétation des énoncés en like dont la reconstruction repose sur une connivence entre locuteurs y est décrite comme étant à l'origine de la diffusion actuelle de la forme citationnelle dans un nombre croissant de variétés sociolinguistiques de l'anglais.

2.2. Variation et genre

Deux articles enfin s'intéressent à des formes de variation textuelle dont le statut s'apparente à celui de la variation endogène en ce qu'elles appartiennent à un même code linguistique. Le locuteur module sa production langagière en fonction des contraintes externes induites par sa perception de l'autre, d'une part, et de la situation de communication, d'autre part.

Séverine ÉQUOY-HUTIN (« La lettre commerciale de Vente Par Correspondance : Relation Client et variation autour d'un même acte ») décrit ce type de lettre commerciale comme « la mise en variation stratégique d'un macro-acte de langage récurrent » à partir des données recueillies pour chaque client. Elle s'interroge sur les différents lieux et outils de mise en variation standardisés utilisés par l'entreprise, et sur les paramètres argumentatifs de construction d'une identité à l'échelle de cette dernière.

Fabienne TISSOT (« La transmission du conte berbère en situation interculturelle : Un espace variationnel du dire et un ajustement à l'œuvre »), enfin, explore les variations d'ordre interénonciatif et discursif dans la transmission de contes berbères. L'étude, qui se fonde sur des extraits commentés dans une perspective ethnolinguistique, dresse un inventaire des différents facteurs de variabilité qui modulent les actualisations discursives du conte et définit les stratégies de médiation destinées à garantir l'intercompréhension.

Conclusion

Si le présent ouvrage contribue à l'inventaire des phénomènes de variation en langue au travers des études fines et pertinentes qu'il présente, l'extension du domaine d'inclusion du concept pose un problème théorique de délimitation de son objet d'étude. L'introduction de la variation intrasystémique, ou variance, redéfinit de facto la notion dans une perspective englobante qui ne repose plus que sur l'existence d'options concurrentielles contraintes. S'il est désormais admis que la variation est inhérente au fonctionnement langagier, force est aussi de reconnaître que cette dernière s'est constituée au fil du temps en un objet fragmenté, excluant toute perspective de continuité. À chaque extension du champ d'exploration correspondent des problématiques et des enjeux différents. L'étude des formes opposables au sein d'une même variété, linguistique ou textuelle, ne nous apprend rien directement sur l'intervariation, même si elle constitue un point de passage obligé, comme le montrent les articles qui lui sont consacrés. Au sein même de la variation intersystémique, la traduction a ses propres enjeux, que ne partagent pas directement la typologie et la recherche d'universaux de langage, et aucun ces sous-domaines ne s'intéresse aux paramètres qui entrent en jeu dans les oppositions sémantico-formelles constitutives de la variation intrasystémique.

Il peut sembler de prime abord artificiel d'isoler les deux types de variation, exogène et endogène, paramétrés par des appartenances géographiques et/ou sociales dans un cas et des intentions communicatives dans l'autre, mais il y a aussi sans doute beaucoup à gagner à distinguer les deux dans l'analyse, ne serait-ce que pour les recombiner dans les traitements individuels comme le font les différents contributeurs. Le problème trouve ainsi une solution naturelle dans l'ouvrage, qui vaut par l'originalité et la grande qualité des études qu'il propose, même si celui, récurrent, du statut théorique de la variation en linguistique reste entier.

Références

Cornips, Leonie M.E.A. & Corrigan, Karen P. (dir.). Syntax and Variation : Reconciling the Biological and the Social. Amsterdam: John Benjamins, 2015.

Côté, Marie-Hélène & Mathieu, Éric (dir.), Variation within and across Romance Languages : Selected papers from the 41st Linguistic Symposium on Romance Languages (LSRL), Ottawa, 5-7 May 2011. Amsterdam: John Benjamins, 2014.

Dostie, Gaétane & Hadermann, Pascale (dir.). La dia-variation en français actuel. Études sur corpus, approches croisées et ouvrages de référence. Berne : Peter Lang, 2015.

Filippi-Deswelle, Catherine (dir.). L’ajustement dans la TOE d’Antoine Culioli. Collection linguistique Épilogos, 3. Rouen : Publications Électroniques de l’ERIAC, 2012.

Lakoff, George & Johnson, Mark. Metaphors We Live By. Chicago: University Press, 1980.

Nevalainen, Terttu ; Klemola, Juhani & Laitinen, Mikko (dir.). Types of Variation : Diachronic, Dialectal and Typological Interfaces. Amsterdam: John Benjamins, 2006.

Siemund, Peter (dir.). Linguistic Universals and Language Variation. Berlin: De Gruyter Mouton, 2011.

Torres Cacoullos, Rena ; Dion, Nathalie & Lapierre, André (dir.). Linguistic Variation : Confronting Fact and Theory. New York: Routledge, 2014.

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(1) On mentionnera en particulier la collection Studies in Language Variation (Benjamins) sous la direction de P. Auer, F.L. Meertens et P. Kerswill, qui publie, entre autres, les travaux de l'ICLaVE – International Conference on Language Variation in Europe. Pour quelques exemples d'ouvrages récents, voir notamment Siemund (2011), Côté et al. (2014), Torres Cacoullos et al. (2014), Cornips et al. (2015) et Dostie et al. (2015).

(2) Outre l'étude des variétés géographiques (diatopiques), socio-culturelles (diastratiques) ou de registre (diaphatiques), la comparaison trans- ou diasystémique a également vu son champ d'investigation s'élargir au fil du temps à des variétés chronologiquement opposables, qui incluent non seulement le changement linguistique, mais aussi l'acquisition et l'apprentissage (voir par exemple Nevalainen et al. 2006 et Dostie et al. 2015). La dimension évolutive n'est pas présente en tant que telle dans le recueil, même si la question de l'émergence de nouveaux emplois est évoquée par divers contributeurs, notamment par Graham Ranger dans son étude sur like.

 

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