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Edgar Poe

Contes policiers et autres

 

Traduits et édités par Henri Justin

 

Collection « Littératures du monde »

Paris : Classiques Garnier, 2014

Broché. 406 p. ISBN 978-2812431432. 39 €

 

Recension de Camille Fort

Université de Picardie Jules Verne (Amiens)

 

 

« Il n’existe que des contes de fées sanglants », écrivait Kafka, « issus des profondeurs de la peur ». Comme pour lui faire écho, voici douze nouvelles d’Edgar Allan Poe, toutes marquées par le champ du vertige – tour à tour ludique et inquiétant – que Henri Justin, critique et traducteur de Poe, a exploré dans un précédent essai. Avec cet ouvrage, l’auteur prolonge deux aventures : celle de Poe avec la France, où la traduction originelle de Baudelaire a marqué son histoire littéraire, et la sienne propre avec Poe. Ce n’est pas, loin de là, le coup d’essai de Henri Justin en matière de traduction : peuvent pourraient l’attester tous ceux qui, comme moi, assistèrent à sa lecture du Corbeau revisité dans une salle de cours de l’Université d’Orléans et repartirent hantés, sinon par l’oiseau de mauvais augure, du moins par l’idée qu’il était possible de ne pas rendre Nevermore par « Jamais plus » (ni, du reste, le titre par « Le Corbeau »).

Vingt ans plus tard, c’est la même force de conviction, dénuée d’arrogance et pétrie d’humour, qui frappe à la lecture de ces traductions. Au portrait de Poe « sans-voix » [11] à l’instar de son héros privé de souffle, répond en filigrane celui du traducteur tout aussi ventriloque, dont l’effacement devant la parole du texte l’amène non pas à étioler son dire mais, paradoxalement, à l’ouvrir à toutes les prises de risque. Impossible de traduire Poe littéralement sans attenter à sa force énonciative : c’est tout le propos de la longue introduction, où Henri Justin commence par déplier l’histoire des traductions de Poe en replaçant celle, pionnière, de Baudelaire sous un prisme critique. Il en ressort un portrait du poète-traducteur qui, à l’instar de Borges un siècle plus tard, réclame un « droit de franchise » sur le texte – le droit d’agir sur lui, de le modifier, de l’abréger pour accentuer son efficacité discursive. Pour autant, là où Borges use d’une provocation explicite (en neutralisant par exemple le sexe de la victime royale dans sa traduction de The Purloined Letter), Baudelaire, comme le fait apparaître Henri Justin, trahit davantage « une connaissance mal assurée » de l’anglais et une forme d’appropriation thématique [26].

Qu’en est-il des traductions proposées ici ? Elles aussi replacent la fidélité au texte-source dans une perspective proprement littéraire, celle qui cherche à restituer d’abord des effets de lecture. Henri Justin ne s’autorise pour autant aucune approximation : ses paratextes, qui font du recueil un livre hybride, essai critique et traductologique autant qu’édition annotée, se lisent… comme un conte. À l’occasion, le traducteur se fait détective littéraire, élucidant le mystère de la belle Alcyonne [104] ou du sloop à deux mâts [209]. Fil d’Ariane de son lecteur, Henri Justin tend vers une claire rigueur, parfois sans merci : fallait-il vraiment supprimer l’initiale de C. Auguste Dupin, qui n’alourdit guère la lecture et qui fonde une certaine tradition du récit policier, ce petit mystère lié au prénom du détective (du père E. Brown de G.K. Chesterton à l’inspecteur E. Morse de Colin Dexter en passant par le héros de Bill Pronzini, the Nameless Detective) ? Transformer le petit-maître français, digne héritier de Mascarille, en « Milord Rosbif », qui certes conserve la raillerie à l’endroit de l’étranger, mais convoque un cliché culturel – l’Anglais vu par le Français du XIXe siècle associé davantage au flegme et à l’excentricité qu’à la préciosité et au donjuanisme? Pour autant, cette dernière nouvelle – « Pourquoi le petit Anglais a la main en écharpe » est un tour de force linguistique : Henri Justin minore, pour emprunter à Deleuze, la langue du narrateur (l’anglais irlandisé dans l’original) par le biais du patois picard, avec un résultat aussi savoureux qu’hilarant.

« Donner une traduction forte » [307] de Poe, tel est l’horizon que s’est fixé l’auteur. Pari tenu, étayé par une lecture elle-même sous-tendue par l’intimité du critique avec son auteur. Dégageant les « mots sous les mots » (thimble/symbol [131]) et les rythmes sous les sons, Henri Justin évite le piège d’une prose faussement historicisante et tisse, à l’instar de son auteur, d’habiles doublets sémantiques et sonores (citons, entre bien des exemples, « une rougeur mate et mauvaise » [79]). À une coquille près, mais combien significative (« Monsieur le conte Auguste Luchesi » [111]), voici un livre sans écueils, rappelant à bon escient combien la pratique traductive et l’exercice du commentaire sont étroitement liés.

 

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