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Dictionnaire amoureux de Shakespeare

 

François Laroque

 

Paris, Plon, 2016

Broché. 918 p. ISBN 978-2259227698. 27 €

 

Recension de Jean-Pierre Moreau

Université Paris III, Sorbonne Nouvelle

 

 

Parmi les multiples célébrations du quatrième centenaire de la mort de Shakespeare, nul doute que l’une des plus gratifiantes restera la publication du Dictionnaire amoureux consacré au barde par François Laroque dans la célèbre collection des éditions Plon. Un ouvrage admirable à bien des égards et qui sort des sentiers académiques consacrés.

En rendre compte dans une revue universitaire exige que l’on abandonne nos méthodes traditionnelles de recension tant ce Dictionnaire défie les codes de nos travaux habituels. Inutile, donc, de rechercher des thèmes majeurs autour desquels s’organiserait le compte rendu de quelque 350 entrées dédiées aux pièces, aux personnages de Shakespeare mais aussi à des concepts ou des réalités politiques, sociales, culturelles de son époque sans oublier les échos que cette œuvre a suscités au cours des siècles. C’est plutôt à une promenade, mieux un vagabondage, que nous invite François Laroque dans un magnifique jardin où le lecteur peut butiner à sa guise et sans ordre préétabli les fleurs, toutes de légèreté, d’un immense savoir.

Variant de quelques lignes à plusieurs pages, les entrées rappellent tantôt les billets que publiaient (jadis) un Robert Escarpit ou un André Frossard, tantôt les chroniques d’un Alexandre Vialatte ou, pour les plus élaborées, des essays, à la mode anglaise, pleins de verve, de fantaisie, de profondeur également, mais sans aucun parti pris moralisateur.

La richesse et la diversité de l’« œuvre-océan » (cf. Victor Hugo) exigeait richesse et diversité dans la manière de l’aborder. C’est donc, sans aucune lourdeur, une mine de références, d’analyses, d’explications, d’anecdotes qui nous est offerte avec une juste appréciation de l’importance relative des sujets traités.

La question de l’identité de W.S., de la paternité des œuvres, de « l’auctorialité », n’est évidemment pas passée sous silence mais elle ne prend pas plus de place qu’elle ne mérite – 9 pages sur plus de 900 – dans la rubrique « Anti-Stratfordiens » où sont passées en revue diverses hypothèses plus ou moins farfelues qui jusqu’à aujourd’hui ont alimenté les discours « bardicides » de ceux qui pensent que Shakespeare n’est pas Shakespeare*. Sans tomber dans l’excès inverse, la « bardolâtrie » dont se plaignait George Bernard Shaw, François Laroque nous ramène à une plus juste évaluation de celui qui reste, à ses yeux et aux nôtres, un authentique génie.

Le peu de choses que l’on sait de sa vie est fort bien rappelé dans les articles « Shakespeare, William (1564-1616) » et « carrière ». Si l’on ne peut rien conclure de ses idées politiques ou religieuses (malgré les tentatives pour le déclarer catholique – articles « catholicisme », « religion ») puisqu’il reste dans ce que l’on pourrait appeler la coulisse de ses œuvres, l’énigme force à se concentrer sur quelques rares témoignages de contemporains, sur le contenu et l’interprétation des textes.     

Seize pièces, près de la moitié du corpus, font l’objet d’une présentation spécifique complétée par des définitions plus générales (« comédie citadine » ou « comédie des humeurs », « tragédie de vengeance » ou « tragédie domestique »). Apparemment la notice sur Roméo et Juliette annoncée à la fin de l’article « Mercutio » a sauté mais d’intéressantes considérations sur la pièce se retrouvent dans l’article « blason ». Une vingtaine de personnages et une quinzaine de « types » : cannibale, clown, cocu, courtisan pour ne prendre que ceux commençant par un « C » ont droit à quelques lignes ou quelques pages. C’est le cas de Iago, pas d’Othello, mais ce dernier est au cœur de l’article « hyperbole », la caractéristique de son registre verbal, l’occasion pour François Laroque de rappeler que Shakespeare « ne fait pas de psychologie des personnages » et que le langage, en revanche, « comme le dit Hamlet, est le miroir de [leur] nature » [433]. S’il faut un peu chercher dans le vaste gisement de pépites qu’est ce Dictionnaire, cela fait partie du jeu, non dénué de contre-pieds (on trouve un article « Football »), un encouragement au vagabondage mentionné plus haut, source d’amusement et d’enrichissement culturel.

Cet enrichissement devient plus systématique dans les rubriques consacrées à des thèmes généraux nécessitant de plus longs développements chaque fois illustrés par des références précises aux œuvres. Ainsi l’article « Argent » [87-104] rappelle le caractère commercial des entreprises théâtrales de Shakespeare avant de citer et d’analyser les textes où il est abondamment question d’espèces sonnantes et trébuchantes : Hamlet, Le Roi Jean, Richard III, Mesure pour mesure et, bien évidemment, Le Marchand de Venise.

Autre article de fond : « Lois » [511-525]. Puisque le vocabulaire juridique foisonne dans ce théâtre, certaines pièces (La Nuit des rois, Troïlus et Cressida) ayant d’ailleurs été jouées dans l’une des Écoles de droit de Londres et puisque des procès sont présentés sur scène (Le Marchand de Venise, Mesure pour mesure). On sait le dramaturge particulièrement habile à rendre concret le fonctionnement de systèmes différents du nôtre et il est ici rendu compte de cette efficacité. Révélateurs aussi des mœurs de l’époque, les articles « Amitié » [43-48], « Amour » [48-58], « Femmes » [333-340], des thèmes analysés avec beaucoup de finesse sans occulter les exemples de cette « misogynie ambiante » où les femmes « paient un lourd tribut aux préjugés du temps » [334].

Mais Laroque ne se contente pas de contextualiser. La postérité de l’œuvre, son adaptation par d’autres arts (musique, opéra, cinéma, etc.), son influence sur d’autres créateurs et dans toutes sortes de domaines figurent en bonne place témoignant, si besoin était, de son universalité et de sa modernité. Il est donc largement question de résonances au cours des siècles jusqu’aux metteurs en scène contemporains (Peter Brook, Ariane Mnouchkine, etc.), aux réalisateurs de films, à des écrivains d’hier (Beckett, article « Absurde ») ou d’aujourd’hui (Michel Houellebecq). Pour ne prendre qu’un exemple, certes marginal mais révélateur, il suffit de se reporter à l’article « Aragon, (1897-1982) ». Le romancier, auteur d’une plaquette intitulée Shakespeare présentant des dessins de Picasso, a multiplié les références au barde dans ses écrits. Au point de suggérer un parallèle entre le personnage du comte de Gloucester énucléé dans Le roi Lear et son propre sort quand les étudiants de mai 1968 lui reprochaient son stalinisme et le repoussaient, sans ménagement, dans les arrière-cours de l’Histoire.

Les problèmes de langue ne pouvaient pas être passés sous silence, que ce soit l’étendue des connaissances de Shakespeare [491-498] ou les pièges qui guettent les traducteurs [829-834]. De même que certains sujets font le désespoir des peintres, de même l’usage que fait le barde des langages – allusions, jeux de mots [460-464], citations, homophonie, polysémie – se révèle un formidable défi et un casse-tête pour qui veut donner une idée point trop appauvrie de l’original. Des dizaines d’exemples de ces chausse-trapes sont fournis au fil des pages.

L’une des difficultés provient, on le sait, de l’extrême diversité des registres linguistiques employés par les personnages. Destinées à un public très varié, du parterre aux galeries (six fois plus chères) sans oublier des membres de l’aristocratie parfois installés sur la scène même, les pièces devaient satisfaire des goûts hétéroclites. D’où le mélange des genres et des styles qui faisait tousser Voltaire. D’où, aussi, le mélange des tons dans ce Dictionnaire qui, en hommage à son sujet, marie sans cesse sérieux et fantaisie, humour et érudition.

Foin de pudibonderie ici. Quand Shakespeare appelle un chat un chat – ou pire – François Laroque a bien raison de le suivre sur les chemins abrupts qui donnaient des vapeurs aux puritains de son temps (et des siècles suivants). Si l’on a longtemps essayé de masquer le licencieux, l’obscène ou le scatologique, la tendance s’est inversée et l’excellent spécialiste qu’est Jean-Michel Déprats n’hésite pas à faire de « rump-fed ronyon », utilisé par l’une des sorcières de Macbeth, « la galeuse au gros cul » [cité p. 832]. L’auteur du Dictionnaire, qui traduit fidèlement de très nombreux passages pour illustrer ses analyses, faisant de son livre, au passage, une petite anthologie à l’usage des francophones, nous offre un exemple frappant de la liberté que s’accordait Shakespeare. Pages 872-874, à la suite du texte anglais, deux versions françaises du sonnet Whoever hath her wish, thou hast thy « Will », nous sont proposées. Versions aussi légitimes l’une que l’autre, la première sage et conventionnelle, la seconde très explicite en ce qui concerne les allusions sexuelles, à commencer par « Will », diminutif du prénom de l’auteur mais aussi parties intimes de l’homme ou de la femme. L’anglais permet la double lecture alors que le français détruit l’ambivalence, prive le lecteur de l’aspect ludique et sans doute provocateur du poème.

Nous ne perdons donc rien, nous, de l’extrême richesse et complexité de l’œuvre fidèlement et finement décortiquées du début à la fin de ce gros livre. Dans une telle masse d’information, peut-on déceler des lacunes ? Certainement. Comment enfermer l’océan dans une bouteille, fût-elle jéroboam ? Pour ma part, par déformation professionnelle sans doute, j’aurais aimé un article de synthèse intitulé « Histoire ». Il faut cependant accepter la règle du jeu dont nous parlions plus haut et picorer ici et là : du côté de « Antoine et Cléopâtre », de « Calendrier », de « Fête(s) », de « Guerre de Cent Ans », de « Jeanne d’Arc », de « Jules César », de « Richard III », etc. Le jeu est facilité par les renvois, à la fin de chaque article, vers d’autres entrées sur des sujets voisins qui viendront compléter l’information.

Bien venues, aussi, pour flâner plus agréablement encore, les illustrations, qui émaillent ce dictionnaire si peu académique, une centaine de petits dessins particulièrement précis et expressifs dus à Alain Bouldoyre : un autre régal. « Bonus », dit-on dans d’autres contextes.

Bref, pour qui voudra bien payer une si petite somme d’argent pour une si grosse somme de connaissances, de bonnes lectures en perspective, brèves ou prolongées mais toujours stimulantes, un beau livre de chevet pour s’endormir heureux.

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* Pour compléter l’information, voir, sous la direction de Dominique Goy-Blanquet et de François Laroque, le livre électronique Shakespeare, combien de prétendants ? Éditions Thierry Marchaisse, avril 2016, ESBN EPUB 978-236280795.

 

 

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