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L’esthétique du jeu dans les Alice de Lewis Carroll

 

 Virginie Iché

 

 Préface de Jean-Jacques Lecercle

Collection Critiques littéraires

Paris : L’Harmattan, 2015*

Broché. 254 p. ISBN 978-2343079271. 27,00 € (version numérique : 20,99 €)

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière – Lyon 2

 

 

 

Maître de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, Virginie Iché a brillamment soutenu sa thèse à Nanterre en novembre 2011. Quelques années plus tard, ce travail de recherche paraît sous le même titre aux éditions L’Harmattan et montre que les études carrolliennes se portent fort bien en France. S’inscrivant dans la lignée des travaux du directeur de la thèse et préfacier de l’ouvrage, Virginie Iché se lance avec une belle témérité dans une enthousiasmante exploration du diptyque Alice, sous un angle qui lui permet d’apporter sa pierre à l’édifice de décryptage et d’envisager, quitte à tirer un peu sur la corde, de nombreux aspects des textes de Lewis Carroll.

La notion de jeu n’ayant jamais fait l’objet d’une étude exhaustive dans les Alice, Virginie Iché commence par proposer un relevé de toutes les références aux activités ludiques dans le diptyque Wonderland / Looking-Glass. Les deux pays visités par l’héroïne incluent des objets qui servent au jeu, mais aussi des êtres apparemment faits pour le jeu, d’où l’idée d’un « monde-jouet, peuplé d’une population-jouet, et rempli d’objets-jouets » [38]. Partant de ce constat, Virginie Iché se penche sur les théories du jeu, pour tenter de déterminer de quel côté Carroll se situe. Dans Les Jeux et les hommes, Roger Caillois distingue entre ludus et paidia, « le ludus étant un besoin d’inventer des règles et de s’y plier, alors que paidia serait une ‘puissance première d’improvisation et d’allégresse’, l’expression impulsive d’un instinct de jeu » [41]. Cette opposition paraissant trop tranchée, elle est complétée par l’idée de « légaliberté » proposée  par Colas Duflo, pour qui « Le jeu est l’invention d’une liberté par et dans une légalité » [51].

Virginie Iché se tourne ensuite vers Bakhtine pour étudier le renversement carnavalesque car, « pendant le carnaval, c’est la vie même qui joue et, pendant un certain temps, le jeu se transforme en vie même », selon le théoricien russe [53]. On trouve dans cette section des analyses sur « le temps circulaire joyeux » et sur « la violence festive » ; pour ce dernier aspect, il aurait pu être intéressant d’inclure la théorie avancée par Frankie Morris dans son ouvrage Artist of Wonderland (University of Virginia Press, 2005), ouvrage qui inclut d’ailleurs un chapitre intitulé « Alice in the Land of Toys » : pour ce spécialiste de l’œuvre de John Tenniel, la violence pour rire, « pour de faux », dirait un enfant, trouve notamment son origine dans les spectacles de pantomime, où Dodgson aimait à emmener ses jeunes ami(e)s.

« Après avoir défini avec quoi et où l’on joue chez Carroll, il convient désormais d’identifier à quoi (et comment) on joue » : « le texte fait l’apologie du jeu et appelle un lecteur capable de le comprendre » [83]. L’étude des différents seuils du texte permet à Virginie Iché d’affirmer que l’auteur des Alice « instaure un pacte ludique » avec le lecteur, à travers la « disjonction systématique entre titre, préface poétique et incipit » [87]. Plusieurs tableaux l’aident à mettre en évidence la « structure épisodique / paratactique » des deux récits [96], structure ludique malgré l’impression de rigidité que donnent l’échiquier et les mouvements décrits avant même la page de titre de Looking Glass. Rattaché à la notion deleuzienne de « bégaiement », le jeu sur le sens des mots est analysé comme forme de déstabilisation du langage, ce qui conduit tout naturellement au nonsense. Alice évolue dans un « monde nonsensique » où non seulement les mots, mais aussi les choses deviennent instables, où les frontières sont poreuses entre les catégories ontologiques : « le jeu avec la logique de sens commun, qui paraît pour un locuteur de sens commun (Alice, le lecteur) être paradoxal, repose par conséquent sur l’allègement des connexions syntaxiques, qui permet de mettre en œuvre une logique ludique » [132].

L’étude des allusions intertextuelles offre à Virginie Iché l’occasion d’attirer l’attention du lecteur sur une référence qui semble être restée inaperçue jusque-là. Quand Humpty Dumpty s’exclame « There’s glory for you », il pourrait s’agir d’un renvoi à une réplique figurant dans Henry IV (Part One), acte V, scène 3 : « There’s honour for you », où le mot est vidé de tout sens par Falstaff [159-160].

La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse au rôle du lecteur. Les deux Alice incluent la présence de leur destinataire, en donnant de nombreux exemples de dialogues entre un personnage narrant et celui ou celle qui l’écoute, les questions du destinataire aboutissant souvent à « infléchir les récits narrés » [173]. « Les textes carrolliens semblent ainsi revendiquer un lecteur qui ne se fait pas discret, mais, au contraire, s’insère pleinement dans le récit dont il est le destinataire » [176]. Virginie Iché reprend les catégories de Picard pour distinguer entre destinataire « lu » s’il se laisse porter par les émotions, « liseur » s’il reste conscient de sa propre matérialité, et « lectant » s’il procède à une réflexion critique [181].

La dernière section, sur le jeu de l’auteur avec son lecteur, lecteur « joué » ou lecteur « jouant », inclut même quelques pages consacrées aux « fous littéraires » et autres « lecteurs imposteurs » qui ont, pour les uns, élaboré les théories les plus abracadabrantes sur le prétendu vrai sens des écrits de Carroll, et pour les autres, voulu terminer certains poèmes délibérément laissés inachevés par l’auteur : ce faisant, ils enfreignent les règles du jeu carrollien alors même qu’ils déclarent avoir fait de grands efforts pour les respecter. Pourtant, le « lecteur modèle de ces œuvres nonsensiques » [241] doit se conformer strictement aux instructions fournies par l’auteur, en particulier dans The Nursery Alice, qui ne laisse aucune place à la fantaisie du lecteur ou du jeune auditeur.

D’une spécialiste de Lewis Carroll, on ne s’étonnera pas qu’elle manifeste un certain goût pour le jeu de mots, même lorsqu’il est un peu capillotracté et surtout à cheval sur deux langues : voir dans l’injonction « Feather! » de la Brebis une référence à la plume de l’écrivain [189] n’est guère possible que pour un lecteur bilingue, puisque l’on ne se servait pour écrire en anglais que d’un objet appelé « pen » ou « quill ». Mais Virginie Iché est en bonne compagnie, puisque dans sa préface, Jean-Jacques Lecercle déclare, évoquant la conclusion titrée « Du jeu au je » : « il apparaît que l’œuvre carrolienne est animée par ce jeu de mots, nécessairement absent du texte et de la conscience de Carroll, puisque la langue anglaise ne le permet pas » [11]…

Les coquilles sont rares dans ce volume, mais l’on signalera quand même deux anglicismes : « exécuteurs » pour « bourreaux » [28], et « l’ordre d’apparence des personnages » pour « l’ordre d’apparition » [186-187]. Quant à la remarque sur la première scène où apparaît la Duchesse, lorsque Virginie Iché écrit que cette dame est « détrônée » et « spatialement inférieure à sa servante » [56], parce qu’elle est assise sur un tabouret alors que la cuisinière est debout, elle pèche par méconnaissance des usages de l’Ancien Régime, quand le tabouret était un privilège réservé aux princesses et, précisément, aux duchesses, même celles dont le faciès devait tout à la fameuse Ugly Duchess de Quentin Metsys, exposée à la National Gallery.

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* Ouvrage publié avec le concours de l’équipe de recherche EMMA et de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3

 

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