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La stylistique anglaise

Théories et pratiques

 

 Sandrine Sorlin

 

 Collection Didact Anglais

Presses Universitaires de Rennes, 2014

Broché. 228 p. ISBN 978-2753534469. 16€

 

 Recension de Virginie Passot-Valentin

Université Paris-Sorbonne

 

 

Cet ouvrage est destiné aux étudiants anglicistes et peut également s'avérer utile aux doctorants ainsi qu'aux enseignants. Tour d'horizon des théories de la stylistique de l'anglais, il propose aussi une mise en pratique des outils analytiques exposés, à travers des analyses de textes et des exercices à même non seulement de sensibiliser le lecteur à la production d'effets, mais aussi de l'aider à développer des méthodes d'analyse de textes.

Une introduction commence par situer la stylistique en général, et anglaise en particulier, dans le champ des disciplines, à la croisée entre linguistique et littérature, et par retracer son histoire. L'ouvrage se divise ensuite en cinq chapitres.

Le premier chapitre débute par l'étude d'un texte démontrant d'entrée la pertinence d'un dialogue entre une analyse du niveau micro des formes et une compréhension du niveau macro du contexte global du passage. L'examen, entre autres, des déterminants, modaux, temps et aspects, modes de discours rapporté ou types de procès permet à Sandrine Sorlin de déconstruire la production des effets [22-40]. Ce type de démonstration très étayée rend cet ouvrage particulièrement profitable à tout étudiant souhaitant faire progresser sa technique du commentaire littéraire. L'auteur poursuit par une réflexion sur le genre comme cadre orientant la réception des textes [40-42], et revient sur la notion de style, sa définition, ses manifestations, ses effets [44-46]. Le texte est ainsi le produit de facteurs linguistiques (registre, style) et non linguistiques (genre, propriétés de la cognition humaine, paramètres sociaux et culturels). D'où l'émergence, à l'intérieur de la stylistique, de sous-courants : une stylistique cognitive (qui fait l'objet du chapitre V), une stylistique pragmatique (au chapitre IV), et une stylistique proche de l'analyse du discours [46-51].

Le deuxième chapitre propose d'appréhender le style par la grammaire, et la grammaire par le style. Est présentée une série d'outils ou repères pour l'analyse textuelle : étude du lexique, fréquence des adjectifs et adverbes, types de procès, types de noms, structure des phrases, choix des temps et aspects, récurrence des pronoms, des marqueurs de négation, etc. Le lecteur est invité à mesurer les effets produits par les variations de chacun de ces paramètres [54-56]. Sandrine Sorlin revient ensuite sur la façon dont grammaire et style construisent l'objet Texte par l'élaboration d'un tissu cohésif et cohérent. Les parties sont rendues interdépendantes par les jeux de répétition, de référence et de substitution. Est ainsi construit un sens structuré permettant, d'énoncé en énoncé, la transmission d'un message. Ce message est lui-même organisé selon une structure thématique (Thème/Rhème) et informationnelle (Connu/Nouveau) [57-64]. Les orientations analytiques présentées dans ce chapitre sont ensuite mises en pratique dans l'analyse de deux extraits.

Dans les ouvrages sur la stylistique, rappelle Sandrine Sorlin, le style est souvent abordé par les notions de défamiliarisation (« faire percevoir sous un jour nouveau ce qui est ordinaire ou familier » [72]) et de foregrounding (« mettre en relief, en position proéminente, des éléments de toute nature sur la toile de fond (background) que constitue le reste du Texte » [72]), et les deux procédés qui les illustrent le plus souvent : l'écart par rapport à une « norme » linguistique, comme la néologie ou l'association surprenante de deux termes [73-81], d'une part, et la répétition « anormale » de formes « normales » d'autre part, comme les anaphores à l'initiale d'un vers ou d'une phrase, ou encore les effets de rime dans un poème. L'« attendu » est désormais objectivable grâce à l'analyse informatique de corpus, qui permet notamment de quantifier la régularité des associations entre deux termes, ou collocations. Cette quantification à l'aide d'outils scientifiques autorise à considérer telle collocation comme normale et, par conséquent, telle autre comme marquée, comme un écart, une transgression, avec toutes les réserves qu'il convient de conserver à l'égard de la notion de norme, qui varie par exemple en fonction du type de texte et de son époque [81-87]. Les régularités de forme, à la manière de codes, facilitent aussi la reconnaissance des genres textuels, mais aussi leur imitation dans des pastiches ou des parodies, auxquels l'auteur propose de s'essayer [87-96]. Tout au long du chapitre, des analyses de textes variés prouvent le caractère opérationnel des outils d'analyse proposés et exposent au lecteur les façons de les appliquer.

Le troisième chapitre s'ouvre sur les problématiques liées au cadre pragmatique tout à fait particulier de la communication textuelle – une communication en différé, ce qui est de nature à multiplier ou accentuer les difficultés d'interprétation du texte chez son destinataire. Ce dernier est typiquement anonyme, c'est-à-dire que le texte ne lui est pas spécifiquement destiné, et parfois plusieurs siècles séparent le moment de la production de celui de la réception [97]. Une approche « positiviste » (nous reprenons les guillemets de Sandrine Sorlin [98]) va considérer que l'interprétation de tout texte nécessite de le replacer dans son contexte historique afin de saisir le plus fidèlement possible les intentions de l'auteur. Autrement dit, interpréter un texte reviendrait à décoder un sens entièrement déterminé par l'auteur, et dont le texte serait le véhicule, ou le « conduit » [99]. À l'inverse, la théorie de la réception (Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser) soutient que l'interprétation d'un texte est avant tout fonction de celui qui l'interprète et qui, lors de la lecture, le configure de façon singulière [99]. Dans l'opposition de ces deux théories, les deux pôles que sont l'auteur et le lecteur d'un texte se voient tour à tour confier, de façon peut-être excessive, l'exclusivité de la création du sens. Comme troisième voie, Sandrine Sorlin propose de suivre la théorie de la communication textuelle développée par Jean-Jacques Lecercle dans Interpretation as Pragmatics (1999) [100-102], où le Texte est au centre, l'auteur et le lecteur occupant de part et d'autre des positions équitablement extérieures d'« actants », « des effets de la structure pragmatique : ils incarnent des positions ''que T [le Texte] projette afin d'acquérir un auteur et un lecteur'' (Lecercle, 1999 : 74) » [102]. La notion d'actant permet de dissocier l'individu écrivant ou lisant de sa représentation. Lecercle nomme ce modèle ALTER :

Author ← Language → Text ← Encyclopedia → Reader

On  voit que le rapport au texte des deux extrémités Auteur et Lecteur est médié par deux autres actants : le langage du côté A et, du côté du L, l'encyclopédie (« l'ensemble des connaissances que le lecteur est censé partager avec l'Auteur pour pouvoir faire sens du Texte » [101]).

La deuxième partie du chapitre 3 s'intéresse aux types de narration, d'abord selon la tradition genettienne [107-109], puis d'après la proposition de Paul Simpson d'une « grammaire modale », ou grammaire du point de vue, qui identifie le point de vue narratif à l'aide de marqueurs grammaticaux comme les marqueurs de modalité [109-117]. Dans la théorie de Simpson, les récits se divisent en deux catégories, selon que le narrateur dit je et participe à l'histoire (catégorie A) ou non (catégorie B). Cette seconde catégorie se ramifie en deux, selon que le point de vue adopté est interne à une conscience (mode réflecteur) ou non (mode narratorial). A et B sont à croiser avec les types de modalité : modalité positive (marqueurs dénotant des sentiments, pensées ou perceptions), modalité négative (marques de modalité épistémique), modalité neutre (aucune marque de modalité ou de subjectivité). Sandrine Sorlin effectue toutes les combinaisons possibles et les illustre par des exemples. Elle aborde aussi le cas des odd pronominal narratives, ou narrations à des personnes inhabituelles comme we, you ou they [118-127].

Dans le quatrième chapitre, intitulé « La (re)présentation des paroles et des pensées », Sandrine Sorlin rappelle les différents modes de discours rapporté en partant du continuum de Leech et Short (Style in Fiction : A Linguistic Introduction to English Fictional Prose, 2007), depuis « l'acte de parole rapporté par le narrateur » (''She apologized for being late''), jusqu'au discours direct libre où toute trace narratoriale est effacée, en passant par le discours indirect libre et le discours direct : de la plus grande influence du narrateur sur le propos rapporté à l'absence totale d'influence ; de la plus grande distance vis-à-vis de la parole d'origine à l'annulation de cette distance [129-130]. Leech et Short proposent un continuum parallèle pour la pensée rapportée : « pensée rapportée par le narrateur » (''She imagined her future with him''), « pensée indirecte » (''She thought that that love story belonged to her past''), « pensée indirecte libre » (''She was thoughtful. That love story belonged to her past''), « pensée directe » (''She thought, 'this love story belongs to my past'''), « pensées directes libres » (''This love story belongs to my past'') [131-132]. Pour le discours rapporté, précisent Leech et Short, c'est le discours direct qui constitue la « norme », c'est-à-dire le mode pour lequel le narrateur reste à sa juste place et le propos est cité fidèlement. Pour la pensée rapportée, en revanche, la « norme » est la « pensée indirecte », puisque l'accès aux pensées d'autrui est nécessairement indirect [132]. Semino et Short (Corpus Stylistics : Speech, Writing and Thought Presentation in a Corpus of English Writing, 2004), après avoir mis le schéma de Leech et Short à l'épreuve d'une étude sur un large corpus, y ont apporté quelques amendements que Sandrine Sorlin détaille dans ce chapitre [133-138]. Elle choisit ensuite de se concentrer sur le Discours Indirect Libre (DIL) d'une part, et le monologue intérieur et le stream of consciousness d'autre part. Après avoir, notamment à l'aide des travaux de Monique De Mattia-Viviès (Le Discours Indirect Libre au risque de la grammaire : Le cas de l'anglais, 2006), défini et détaillé les fonctionnements du DIL (le pluriel s'impose tant les formes du DIL sont variées), Sandrine Sorlin propose une étude de cas. Dans un extrait de The House of Sleep de Jonathan Coe, elle repère les différents « degrés de DIL » (De Mattia-Viviès) au fil des indices de subjectivité livrés par le texte et à mesure que progresse l'émancipation du personnage vis-à-vis de la voix narrative [139-146]. En ce qui concerne le monologue intérieur (MI) et le stream of consciousness, les paragraphes qui leur sont consacrés les définissent et aident à mieux les dissocier (le MI est plus construit, présuppose un destinataire – peut-être soi-même – et peut apparaître comme une pensée rapportée par un narrateur, y compris à la troisième personne ; le stream livre une pensée brute, sans mise en forme, sans prise en compte d'un co-locuteur), exemples à l'appui [146-152].

La dernière partie du chapitre 4 est consacrée à l'échange verbal dans les textes et fait appel à la pragmatique et à l'analyse de discours. Dans les textes, les dialogues permettent parfois d'observer un décalage entre ce qui est dit et ce qu'on veut dire, ou encore entre ce qu'on veut dire et ce qui est entendu. La pragmatique a pour objet l'analyse de ces décalages. L'ambiguïté et le malentendu peuvent être favorisés par les présuppositions qui ont cours, parfois à tort, entre deux interlocuteurs. Ces présuppositions, la pragmatique en distingue deux types : la présupposition existentielle, où un groupe nominal comme ''the old man'' présuppose l'existence du référent, et la présupposition logique où l'existence du référent est déduite d'un certain nombre d'indices (les verbes disant un changement d'état présupposent l'état qui précède ; les verbes factifs comme regret ou realise présupposent le caractère factuel de leur complément ; les verbes itératifs présupposent des actualisations passées ; les constructions clivées présentent comme présupposé le contenu de la partie introduite par le pronom relatif ; les comparatifs en as...as présupposent que le référent comparant valide le trait qualitatif faisant l'objet de la comparaison) [154-155]. D'autres formes d'implicites sont portées par les actes de langage, théorisés par J.L. Austin (How to Do Things with Words, 1962), et qui s'actualisent toujours en trois actes simultanés : l'acte locutoire (le fait de dire quelque chose), l'acte illocutoire (l'intention véritable derrière ce qui est dit), l'acte perlocutoire (l'acte effectivement produit par l'énoncé). Lorsqu'une phrase déclarative entend signifier l'assertion qu'indique son sens littéral, on parle d'acte de langage direct. Lorsqu'elle vient impliquer d'autres actes de discours sous-entendus, on dit que ceux-ci sont indirects [155-156].

Le travail de Austin a été continué par J. Searle, qui a lui-même été prolongé par Paul Grice et sa théorie des dynamiques conversationnelles. Selon Grice (''Logic and conversation'' in P. Cole & J.L. Morgan. Syntax and Semantics, vol.III, 1991), tous nos échanges verbaux reposeraient sur le respect par les deux parties d'un principe de coopération qui s'actualiserait au travers de maximes conversationnelles : maxime de quantité (dire ni plus ni moins que le nécessaire), maxime de qualité (dire vrai), maxime de pertinence, maxime de manière (parler clair) [156]. L'obéissance à ces principes est présupposée et tout manquement fait risquer l'échec de l'échange. Sandrine Sorlin fournit de nombreux exemples d'échanges verbaux compromis par l'entorse à l'une des maximes de Grice [157-160]. En définissant une norme, la théorie de Grice aide à la caractérisation des écarts à cette norme dans le dialogue, notamment théâtral. Le degré de coopération des parties engagées dans la conversation peut renseigner sur les relations qui ont cours entre les personnages, les dynamiques et les rapports de force [160]. Toute la partie non verbale des échanges est également à prendre en considération, au théâtre bien sûr, mais aussi dans le texte écrit, où le texte doit figurer seul une attitude, un ton, un rythme [161-162].

Aux quatre maximes de Grice, Geoffrey Leech en ajoute d'autres qui correspondent à un « principe de politesse » (tact, générosité, assentiment, modestie, recherche de l'accord, compassion) et intègre ainsi une dimension plus sociale et éthique qui complète la théorie de Grice [162]. Les enjeux de l'échange verbal sont en réalité multiples pour chacun des participants : ne pas perdre la face, contrôler ce que l'on montre de soi. Penelope Brown et Stephen C. Levinson (Politeness : Some Universals in Language Usage, 1987) qualifient de Face-Threatening Acts (FTA) les actes de langage qui, comme faire une requête ou émettre une critique, peuvent mettre en péril la face du locuteur. Dès lors, si le FTA ne peut être évité, il peut encore être effectué « de but en blanc », ou avec précaution et politesse, ou encore de façon indirecte. Brown et Levinson distinguent entre la politesse positive, qui consiste à se rendre appréciable aux yeux de l'interlocuteur par diverses attentions, et la politesse négative qui, à l'inverse, correspond à une prise de distance vis-à-vis de l'autre, lui signifiant ainsi que son territoire personnel ne sera pas envahi [163-165].

Bien plus que la politesse, c'est l'impolitesse que met le plus souvent en scène le texte théâtral. Sandrine Sorlin montre, dans plusieurs extraits de Cat on a Hot Tin Roof de Tennessee Williams, comment les Face Threatening Acts mettent au jour les relations entre les personnages et contribuent à l'action [165-169].

Le cinquième et dernier chapitre, intitulé « Le tournant cognitif en stylistique », retourne à la participation du lecteur dans la construction du sens des textes, en intégrant cette fois les apports de la recherche en sciences de la cognition. Par de constantes inférences, le lecteur construit le monde donné par le texte, le plus souvent en fonctionnant par analogie avec le monde concret qu'il habite lui-même : si, dans un texte de fiction, un personnage effectue tel geste, c'est probablement qu'il vise le même résultat que quiconque faisant le même geste dans le monde réel [171]. Sandrine Sorlin renvoie aux travaux de Catherine Emmott (Narrative Comprehension : A Discourse Perspective, [1997] 2004), qui étudie les processus mentaux à l’œuvre lors de la lecture de fiction et la façon dont les informations livrées par le texte s'organisent en une représentation globale dans la cognition du lecteur, à la manière d'un cadre contextuel. Le texte guide le lecteur dans cette représentation comme on guiderait une personne souffrant de cécité. Il lui indique notamment qui est présent sur la scène, qui la quitte ou la rejoint [172]. Le travail d'Emmott sur la lecture du roman remet en partie en cause les théories sur la cohésion textuelle telles qu'élaborées par Halliday et Hasan (Cohesion in English, 1976), dont les exemples sont toujours très courts et pour la plupart artificiels. Emmott a notamment un point de vue intéressant sur la référence anaphorique, d'habitude considérée comme une des clés de la cohésion d'un texte et définie comme un mouvement vers la gauche. Selon Emmott, si le roman ou le passage est centré sur un personnage féminin, alors l'élucidation de la référence d'un she ne reposera pas sur un mouvement de recherche référentielle vers la gauche, mais plutôt sur un renvoi quasi déictique (Emmott parle de repérage pseudo-déictique) à ce personnage focalisé et présent à l'esprit [175-176].

Dans la même veine, la Text World Theory de Paul Werth (Text Worlds : Representing Conceptual Space in Discourse, 1999) présente le texte comme une série d'instructions façonnant l'univers du texte dans l'esprit du lecteur : circonstants temporels et spatiaux, existence de personnages et d'objets, procès les mettant en relation – dits procès relationnels – et en action – procès matériels [176-177].

La construction mentale des mondes fictionnels ne se fait pas ex nihilo. Elle profite notamment de structures, appelées scripts ou schémas, qui organisent notre perception et notre représentation des situations de la vie courante. Ces scènes ou scénarios stéréotypés, comme le schéma du marché aux fruits et légumes, sont typiquement partagés par les individus d'une même culture et constituent une sorte de fond commun de représentations [181]. Notre perception visuelle est également organisée selon une distinction entre un fond et une forme (Gestalttheorie) [183]. La saillance de la forme sur le fond rappelle le foregrounding évoqué plus haut (chapitre 2), ce procédé stylistique consistant à mettre en relief un élément par rapport à une toile de fond. La saillance stylistique reposerait donc sur le même principe que la saillance visuelle. Les figures saillantes peuvent simplement être des personnages en mouvement ou en action. Certains mouvements-type structurent notre perception et nos représentations autant qu'ils structurent notre langage, et apparaissent comme des schémas cognitifs : IN/OUT et UP/DOWN, par exemple, correspondent schématiquement à nombre de procès que nous réalisons (Burke, M., Literary Reading, Cognition and Emotion, 2011) [183-184]. En outre, ce qui attire l'attention dans la vie réelle est susceptible de susciter aussi l'intérêt du lecteur dans les textes littéraires de fiction. Dans The Poetics of Science Fiction, P. Stockwell (2000) identifie parmi les traits typiques d'un bon attracteur l'agentivité, la topicalité (le fait d'être le sujet), l'identification empathique (les personnages humains attirent davantage que les animaux, qui sont eux-mêmes de meilleurs attracteurs que les objets et les abstractions), une détermination nominale définie (qui attire davantage que l'indéfini), le dynamisme (que disent les verbes), la hauteur physique, l'anormalité, etc, mêlant ainsi des caractéristiques ayant trait à la linguistique, comme la position syntaxique ou la détermination, à d'autres liées à une réalité physique, comme la taille ou le mouvement. « La grammaire et l'expérience ne sont pas des catégories séparées », rappelle Sandrine Sorlin [186], principe sur lequel repose spécifiquement la stylistique dite cognitive qui fait l'objet de ce chapitre [185-186].

Dans la réception des textes littéraires, Burke (2011) met en évidence l'importance du contexte dans lequel l'activité de lecture a lieu : l'état d'esprit du lecteur, le lieu dans lequel il lit, comment il est installé, mais aussi son histoire personnelle et son bagage encyclopédique [191]. Selon Burke, la réaction émotionnelle du lecteur dépasse le moment de la lecture lui-même : « l'émotion ne s'éteint pas à la lecture de la dernière ligne, elle continue à transporter le lecteur dans la phase postérieure » [Sorlin : 192]. La phase antérieure à la lecture participe également à la réaction émotionnelle du lecteur : ses lectures antérieures ont empli sa mémoire de rythmes, de styles et d'émotions qui nourrissent à leur tour ses expériences de lecture ultérieures. L'émotion de la lecture puise à deux sources : le texte lui-même d'une part, l'esprit du lecteur d'autre part. Burke dit ces deux sources impossibles à distinguer une fois l'émotion en action [192-193].

Pour conclure ce dernier chapitre, Sandrine Sorlin propose un point de vue socio-cognitif sur deux figures de style bien connues : la métaphore et la métonymie. La métaphore est omniprésente dans le langage car elle structure notre perception. Selon Lakoff et Johnson (Metaphors We Live By, 1980), notre représentation du monde est fondée sur des relations basiques comme, par exemple,  contenant/contenu, ou UP/DOWN. On associe des paires comme MORE IS UP et LESS IS DOWN, la première se voyant assigner une valeur positive, la seconde une valeur négative. Ces associations métaphoriques, dites métaphores conceptuelles, sont dictées par l'expérience concrète et fondent nombre d'autres métaphores très courantes : par exemple, la santé est UP, la maladie et la tristesse sont DOWN. Les métaphores comme TIME IS MONEY s'ancrent, non plus dans l'expérience concrète, mais dans les valeurs d'une société. Le caractère synthétique de la métaphore, là où la comparaison est plus analytique et dit la ressemblance et non l'identité, permet de faire surgir des représentations très vives. La politique s'en sert comme une arme de persuasion : par exemple, la métaphore IMMIGRATION IS FLOODING joue sur la valeur négative associée à l'inondation, la peur qu'elle inspire, les risques qu'elle représente [193-195]. Dans le texte littéraire, qu'il soit poétique ou romanesque, les métaphores sont rarement en rupture avec les schémas conceptuels mis au jour par Lakoff et Johnson. Elles se fondent donc sur des bases conventionnelles, tout en pouvant parfois les mettre en doute ou les recombiner de façon originale (Sandrine Sorlin analyse de nombreux exemples) [196-198].

Il existe également des métonymies conceptuelles, comme la partie pour le tout (''We need some good heads on the project''), l'effet pour la cause (''It's a slow road'') ou encore le temps pour l'objet (''The 8:40 just arrived")(1) [199]. Contrairement à la métaphore qui connecte deux domaines parfois très éloignés, la métonymie met en lien deux entités appartenant au même domaine et propose d'accéder à l'une par l'autre. Par exemple, à l'échelle des genres littéraires, le genre de la science-fiction entend souvent donner une vision du monde contemporain à l'auteur à travers un monde utopique ou dystopique. À l'échelle de la grammaire, l'emploi du morphème de prétérit -ed pour signifier l'irréel se comprend, par transfert métonymique, à travers son emploi temporel signifiant le passé, le domaine commun étant l'expression d'une contrefactualité [200-202].

L'ouvrage de Sandrine Sorlin s'achève par un rappel de l'étendue des champs d'application de la stylistique, de la psychologie aux sciences politiques, en passant entre autres par l'anthropologie, la sociologie et l'histoire. « Cette ‘transdisciplinarité’ s'explique par le fait qu'elle aborde la langue dans une perspective fondamentalement contextualisée » [203]. Sandrine Sorlin propose de nombreuses pistes pour la recherche en stylistique.

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(1) Sandrine Sorlin indique que ces exemples sont tirés de l'ouvrage de Z. Kovesces, Metaphor : A Practical Introduction, Oxford: University Press, 2010.

 

 

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