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Traduire le rythme

 

Sous la direction de Marie Nadia Karsky

 

Palimpsestes, N°27

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2014

Broché. 254 pages. ISBN 978-2878546408. 16.80 €

 

Recension de Nicolas Froeliger

Université Paris–Diderot

 

 

« Cerner de façon objective » : c'est peut-être Agnès Whitfield [105] qui dit le mieux la grande et paradoxale ambition de ce numéro 27 de la revue Palimpsestes, fondée en son temps par l'impeccable Paul Bensimon. Sans omettre de préciser dans la même phrase la difficulté de l'exercice. Chacun des dix auteurs de ce recueil important établi par Marie Nadia Karsky y reviendra à sa manière : traduire le rythme est une affaire complexe non seulement pour des raisons somme toute banales liées à la superposition des codes, mais aussi et tout simplement parce que le concept de rythme ne se laisse pas facilement appréhender. Il était donc judicieux de s'y risquer, dans un volume dont l'organisation adhère d'ailleurs d'assez près aux canons du classicisme que beaucoup de ses articles s'attachent à battre en brèche : présentation générale, par Marie Nadia Karsky, puis deux parties principales, consacrées respectivement à la poésie et à la prose, et subdivisée chacune en deux sous-parties (Réflexions théoriques et pratiques traduisantes, Du mètre et du rythme en traduction, puis Mécanismes du rythme dans la prose littéraire et La participation du lecteur : récepteur et/ou traducteur du rythme), la première contribution (David Nowell Smith) étant par ailleurs dédiée à l'auteur de la dernière (Clive Scott). Précisons également que ce numéro a pour pendant québécois un volume intitulé Tension rythmique et traduction, sous la direction de Christine Raguet et Marie Nadia Karsky, aux Éditions de l'œuvre, collection "Vita traductiva", à Montréal (2014 dans les deux cas).

C'est d'abord Marie Nadia Karsky qui, dans son introduction, pose la problématique : « Le rythme représente-t-il une composante stylistique qui trouve sa place – certes éminente – parmi d'autres éléments du texte, ou forme-t-il la donnée essentielle, sans laquelle on n'a pas affaire à une œuvre, et qu'il convient de rendre en traduction, au risque, sinon, de ne rien traduire de ce qui importe ? » On ne s'étonnera guère que les différentes contributions à ce volume optent pour le second terme de cette alternative. La question clé devient alors comment faire ?, le tout se situant globalement dans la lignée du modèle transformatif de la traduction hérité de Benjamin, avec quelques exceptions contrastives.

Il faut néanmoins au préalable définir un peu plus précisément cette labile notion de rythme, ce que la présentation, rejointe avec des nuances par la plupart des contributeurs, s'emploie à faire dans une perspective historique. On retiendra que le rythme, après s'être confondu avec le mètre, est aujourd'hui compris comme ce qui vient perturber ce dernier, comme « organisation de ce qui est en mouvement » [20], sous le (haut) patronage d'Henri Meschonnic, cité par la majorité des auteurs, et de sa conception toute en tension de la traduction. La question de ‘L’oralité selon Meschonnic’ fera au demeurant l’objet d’une contribution entière, par Anthony Cordingley [47-60]. Il n’en fallait pas moins pour rappeler tout ce que l’étude du sujet doit à cette grande figure, fervent adversaire du cloisonnement entre signifiant et signifié et partisan du « rythme comme organisation du discours, donc du sens » faisant ressortir le sujet, mais qui peut aussi prêter à la critique par le caractère puissamment subjectif de sa pensée puissante et par sa propension, précise l’auteur, à traiter de la traduction de manière unifiante en se référant exclusivement à des textes littéraires, poétiques et/ou religieux. (On notera incidemment que la critique, par Anthony Cordingley, de la théorie fonctionnaliste allemande gagnerait en force de conviction si Katharina Reiss n’y était pas rebaptisée Catherine Rice.)

Dans cette première sous-partie théorique, David Nowell Smith (‘Distending the rhythmic knot’ [29-45]) aura auparavant abordé la traduction du rythme par une définition paradoxale de ce que fait la poésie, souvent pensée comme empilement de sens divergents et, par là même, compacte. Références augustiniennes et mallarméennes à l’appui, il affirme au contraire que la poésie « distend » : ‘in such distensions are rendered audible the dimensions and dynamics of rhythm irreductible to isochrony, but equally to any attempt to attribute them simply to a lived, subjective durée’ [31]. D’où une dialectique (même si le mot n’est pas employé) rythme/métrique, flux/fixité, à dépasser, mais à laquelle il est difficile de ne pas revenir.

Viennent ensuite deux contributions plus ancrées dans le concret, sur le mètre et le rythme en traduction, par Andrew Eastman (‘ “Cries and cracks” : “Animal” rhythms in Ezra Pound’s translations from Arnaut Daniel’ [63-79], et « Traduire le rythme non iambique », par Carole Birkan-Berz [81-99]. On entre, avec le premier de ces articles, dans le vif de la traduction proprement dite, conçue par Pound, comme « invention d’un style nouveau dans une langue ultérieure » [71], avec un effet d’extranéisation de la langue d’arrivée, en l’occurrence l’anglais, et une fragilisation, rendue par la traduction même – et en particulier par le rythme en traduction –, du sujet dans le poème. Le second article est un de ceux qui posent plutôt un rapport de synonymie entre rythme et mètre (« Est-il possible d’effectuer […] une translation d’une métrique vers une autre ? » [83]), et a pour intérêt de proposer des outils concrets pour le faire, sur la base d’un marquage des temps forts et faibles, et en s’appuyant sur les limericks et sur différentes versions françaises d’un poème de Blake. Dans un cas comme dans l’autre, c’est finalement la traduction par équivalence qui est prônée. Pour les lecteurs de cette fine analyse dont les réminiscences latines et grecques commencent à dater, il aurait toutefois ici pu être souhaitable de rappeler la définition des divers rythmes envisagés.

Pour autant, le rythme n'est pas l'apanage de la poésie : c'est ce que démontrera la deuxième partie, avec quatre contributions consacrées aux mécanismes du rythme dans la prose littéraire, et deux autres à la participation du lecteur. C'est Agnès Whitfield (« Le défi du rythme dans la traduction d’essais littéraires : Quelques exemples canadiens et québécois » [103-127]) qui ouvre cet ensemble. La relative modestie du titre ne doit pas occulter la qualité de ce document. Le rythme apparaît ici comme un moyen essentiel de restituer en traduction la cohérence de l'argumentation et des stratégies rhétoriques. Ce que l'auteure démontre tout d'abord sur le plan théorique, en s'attachant notamment aux trois formes de subjectivité linguistique définies par Kerbrat-Orecchioni (déictique, modale-aspectuelle et rhétorique), avant d'appliquer de schéma à un corpus concret. Ce sont surtout les glissements et déplacements – on serait tenté d'écrire les ratages – qui sont mis en lumière à travers différentes catégories d'essais, ce qui soulève au passage une question : à quel point les traductions particulières retenues dans le corpus sont-elles représentatives des sous-genres qu'elles illustrent ? Les jalons théoriques posés par cet article méritent en tout état de cause de nourrir des recherches ultérieures.

De par son titre même (‘Who’s got rhythm? Rhythm-related shifting in literary translation’ [129-147]), l'article suivant, signé par Hilkka Pekkanen, se devait d'aborder le thème de la chanson. C'est avant tout un point de départ, qui revient, comme chez Carole Birkan-Berz, à privilégier la métrique dans l'analyse, en l'occurrence celle de la traduction de l'anglais vers le finnois, dans une approche avant tout contrastive, mais aussi dans une certaine mesure, holistique, dont l'intérêt est notamment de reposer sur un couple de langues totalement dissemblables en termes structurels. Il s'agit avant tout de l’aperçu d'un projet de recherche sur corpus (plutôt, à ce stade que de corpus). À la différence de beaucoup des autres contributions, le rythme apparaît ici comme un élément parmi d'autres dans l'éventail des compromis et décisions que doit faire le traducteur.

Question d'oreille, donc. C'est aussi ce que semble nous dire Sophie Cordier-Noël au sujet de Claro (qu'on ne présente plus), dans sa traduction du dernier roman de David Markson (« Quand le rythme traduit l’émotion : La ‘fugue verbale’ de David Markson » [149-171]). Le problème est cette fois celui des choix opérés dans un texte qualifié de « prose poétique » [151], tout en renvois et phénomènes d'intertextualité interne ou externe. Avec un reproche adressé au traducteur : celui de privilégier la clarté du sens sur les effets rythmiques, critique qui revient à replacer la traduction sous le signe de la perte. Sur la base d'une étude contrastée serrée, il est ici plaidé que Claro se montre tantôt trop libre, tantôt pas assez...

Acoustique encore, et même musicalité (durée, hauteur, intensité, timbre) : on aurait pu s'attendre au même type d'analyse avec Liliane Rodriguez (« Le rythme lexical dans Wuthering Heights d’Emily Brontë : La traduction mise au défi » [173-191]), dans la mesure où ce roman est en partie construit sur l'opposition, en anglais et chez les deux personnages principaux, entre un lexique essentiellement d'origine anglo-saxonne (Heathcliff) et un autre d'origine romane (Catherine) : « Ces deux fonds lexicaux cohabitent, non seulement pour ce qu'ils disent, mais pour ce qu'ils sont (leur matière sonore), pour ce qu'ils représentent (au-delà du sens des mots), et pour ce qu'ils accomplissent au niveau du développement des personnages et de la signification du roman » [179]. Comment rendre cette confrontation, ce « rythme lexical » dans une langue – le français – essentiellement romane ? Eh bien, c'est possible : il ne faut jamais désespérer de la traduction. Difficile, mais possible, en se servant notamment des ressources de la phonétique et en s'attachant à restituer les « cinq points d'ancrage rythmique » [189], de l'original, en s'appuyant, pour les dépasser, sur deux des traductions existantes : celle de Jacques et Yolande de Lacretelle et surtout celle de Pierre Leyris.

Qu'en est-il, enfin, de la participation du lecteur, considéré comme « récepteur et/ou créateur du rythme » [193] ? Cette dernière question est en premier lieu étudiée par Anne-Laure Tissut (‘The Water Cure, de Percival Everett : Nonsense et sens du rythme » [195-218]), à partir d'un roman qui a la particularité de comporter des passages « écrits en un langage inventé, se compos[a]nt de phrases régulières en apparence, respectant les constructions autorisées, mais qui n'ont en fait aucun sens attesté » [195]. Là encore, il s'agit de se laisser porter par le rythme plutôt que par un sens diablement problématique, qui va se cristalliser à la lecture. Mais cette contribution présente l'originalité et l'intérêt d'être rédigée par la traductrice même du texte en question, qui opère après cinq années un retour critique sur son travail, en faveur du rythme et au détriment du sens, avec pour principe qu'« on ne lit pas ce qu'on lit, mais un objet qui correspond à une attente » [200]. C'est donc le lecteur qui construit le sens, à partir des matériaux éventuellement douteux que lui fournit le texte – voire des pièges que celui-ci lui tend... La métaphore traductologique privilégiée est ici celle du passage, mais d'un passage qui l’emporterait sur l'origine et la destination.

C'est in fine à Clive Scott (‘Translation and the expansion of the rhythmic sense’ [219-237]) qu'il revient de clore cet ensemble, en mettant à son tour en pratique l'analogie entre écriture poétique et langage musical, y compris dans leur déploiement visuel, en se référant explicitement à Boulez (même si l'on aurait pu penser aussi à Xenakis). On pourra s'étonner que cette contribution intervienne en conclusion d’une partie a priori consacrée à la prose, mais son intérêt et son importance nous semblent de nature à excuser ce léger écart rythmique. Dans la pure tradition benjaminienne, elle considère le texte traduit comme un palimpseste, qui ne vient pas tant se substituer à l'original que le poursuivre et l'amplifier. En l'occurrence en activant – avec une subjectivité revendiquée – ‘certain kinds of rhythmic experience which can be re-engineered, deformed, amplified, in other metrico-rhythmic contexts’ [221]. La traduction se fait donc exploitation visuelle des potentialités rythmiques du poème original, s'adresse à un lecteur polyglotte [227] et affiche une visée performative. La lecture poétique devient immersion dans un espace nomade à la Deleuze et Guattari, et fait du traducteur ‘a stranger in his own language’ [232]. Et là encore, c'est l'expérience corporelle du lecteur qui va donner sa cohérence à l'ensemble. On peut néanmoins se demander, sur la base d'une telle argumentation, si le support papier, bidimensionnel, est au bout du compte le plus adapté à une telle entreprise : le multimédia ne permettrait-il pas de mieux faire ressortir ces vastes potentialités ?

À l'issue de ces dix articles et de leur présentation, on est en tout cas frappé de l'inventivité des solutions traductionnelles envisagée et de la vitalité d'un sujet d'étude qu'il y aura lieu de creuser encore, mais dont ce volume mérite de devenir une référence. Avec peut-être deux regrets : celui que la traduction de chansons sous différents supports (pour la lecture, pour la voix, pour le multimédia…) n’ait été abordée que par un seul des auteurs, et relativement rapidement, et celui que la puissance des études de corpus n’ait été que partiellement exploitée. Mais ces regrets sont somme toute mineurs.

 

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