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Comment faire des études-genres avec de la littérature

Masquereading

 

Sous la direction de Guyonne Leduc

 

Paris : L'Harmattan, 2014

Broché. 314 p. ISBN 978-2343034126. 32,00 €

 

Recension de Jean-Christophe Murat

Aix-Marseille Université

 

 

Le titre de cet ouvrage collectif, paru aux éditions de l'Harmattan au premier semestre 2014, se présente non sans malice comme une sorte de livre de « recettes » expliquant à ses lecteurs / lectrices la meilleure manière d'appliquer les études-genres à la littérature. Rien n'est en fait plus éloigné des intentions de ses contributeurs / contributrices que cet objectif simpliste. Comment faire des études-genres avec de la littérature, publié sous la direction de Guyonne Leduc, Professeure à l'Université Charles de Gaulle – Lille 3, vient grossir les rangs de la collection « des Idées et des femmes » , déjà riche d'une quinzaine de titres. Cette collection pluridisciplinaire a, selon sa propre définition, « pour objet de présenter des études situées à la croisée de la littérature, de l'histoire des idées et des mentalités, aux époques modernes et contemporaines ».

Le concept de « Masquereading » est le fil conducteur des dix-neuf contributions rassemblées dans le livre. Ce mot-valise, comme l'explique Isabelle Boof-Vermesse dans son article éponyme [185-196], a vu le jour en 2009, lors d'une université d'été consacrée à l'interaction entre le genre (« gender » ) et le genre (« genre » ) dans le récit policier. Ancré dans la théorie de la réception, le concept nous interroge sur la proximité qu'entretiennent la lecture et la performativité du genre. Bien que cet article n'apparaisse qu'en seconde partie de l'ouvrage, il entretient des liens étroits et complémentaires avec les grandes références convoquées dans la partie intitulée « Théories et idéologies du genre », à savoir Michel Foucault, Judith Butler, Teresa De Lauretis ou encore Gayle Rubin. Il serait donc réducteur de prendre à la lettre le schéma binaire du recueil et de faire de la seconde partie une simple mise en pratique des thèses énoncées dans la première. Faire des études-genres ne signifie pas appliquer une grille de lecture aux textes littéraires ; ce n'est pas la méthode top-down qui est ici préconisée mais au contraire, comme l'expliquent Marie-Hélène Bourcier et Kornelia Slavova, une démarche bottom-top par laquelle les textes littéraires, prenant une dimension pleinement performative, demandent à l'acte de lecture de faire advenir quelque chose.

La préface de Marie-Hélène Bourcier, théoricienne queer de renom, ne se contente pas de présenter thématiquement les contributions de ce recueil. Son approche transdisciplinaire pose un cadre épistémologique large mais rigoureux à l'intérieur duquel elle démontre que tout discours sur le genre, tout savoir, toute tentative pour normer et hiérarchiser les pratiques sont toujours situés dans le temps et dans l'espace, toujours – consciemment ou non – inféodés à des rapports de pouvoir, et que par conséquent « aucune raison n'est pure » [27]. La perspective pluridisciplinaire entre alors en jeu pour souligner à quel point les textes littéraires constituent un réservoir inépuisable de ratages et de déviances capables de mettre en échec les sciences humaines qui, telles la psychanalyse et la sociologie, se prennent encore trop souvent pour les gardiennes d'un ordre symbolique fondé sur la différence sexuelle biologique. L'avenir des institutions, qui est d’ores et déjà le présent de la littérature, sera celui de la « désobéissance épistémologique ».

Passer en revue chacune des dix-huit contributions qui suivent cette intéressante préface serait ici trop long et fastidieux. Nous évoquerons celles qui ont le plus retenu notre attention par leur pertinence. Dans la première partie de l'ouvrage, Kornelia Slavova, professeure-associée au département d'études américaines à l'Université de Sofia, dresse un bilan historique des différents sens et usages du terme gender en anglais, rappelant les liens biologiques et culturels conflictuels qu'entretient celui-ci avec sex. Elle s'attache ensuite à démontrer le rapport de ces deux termes rivaux avec la dimension linguistique. Enfin, l'universitaire bulgare est bien placée pour exposer – au sens français et au sens anglais de ce verbe – les problèmes engendrés par l'importation des gender studies dans des pays d'Europe de l'Est non anglophones où l'absence d'une connaissance diachronique du sujet a été remplacée par un placage top-down de catégories dé-contextualisées, dé-historicisées, qui de manière ironique finit par servir les intérêts des idéologies ultralibérales. Dans une contribution consacrée à la psychanalyse, Thamy Ayouch dénonce, de son côté, la tentation de l'ontologie dont sont victimes moult spécialistes de cette discipline, et avance l'idée selon laquelle « seule une psychanalyse genrisée, foucaldienne et ouverte aux apports féconds des études du genre, peut tenter de lever la résistance de la psychanalyse à elle-même et à son dehors » [101]. Les deux études les plus riches de la première partie, rédigées par Florence Binard et Marie-Hélène Bourcier, développent chacune la thèse dérangeante mais stimulante selon laquelle les schémas binaires sexe / genre, ou encore masculin / féminin, n'ont le plus souvent été dépassés ni par les féministes les plus ardent(e)s ni par les partisans du mariage gay, car ces militant(e)s continuent à raisonner dans les limites que leur assignent les institutions hétéro-normées. Ainsi les tenants de l'égalité hommes-femmes n'exigent-ils que l'application d'une législation fondée sur la séparation biologique, de même que les partisans du mariage gay réclament un droit qui n'est au fond pas autre chose que « le karaoké de l'hétérogenralité » [Bourcier : 69]. Et les deux contributrices du recueil de prôner un dépassement de la bi-catégorisation au profit de discours et de pratiques qui vont vers le « n-sexes / n-genres», ou encore vers la « bi-pluriversalité » [Binard : 59].

Les dix articles qui composent la seconde partie de ce livre ne font pas tous « faire » la même chose à la littérature. Certains se penchent sur les textes littéraires des siècles précédents – comme par exemple celui consacré à la littérature religieuse ou mythologique du Proche-Orient ancien, ou celui consacré à la maternité dans la fiction victorienne – tandis que d'autres s'interrogent davantage sur les résonances de textes théâtraux, romanesques ou poétiques en prise avec l'actualité: c'est le cas pour l'étude portant sur trois romans nord-irlandais des années 1990, ou pour celle portant sur la poésie gay dans la Russie de Vladimir Poutine. On pourra regretter au passage qu'une ou deux de ces diverses contributions se cantonnent à l'affirmation quelque peu attendue selon laquelle les textes littéraires choisis remettent en question les rôles masculin / féminin traditionnels. La mise en place préalable de tout l'appareil théorique sophistiqué était-elle réellement indispensable pour en arriver à cette conclusion ?! Fort heureusement, l'on aura l'occasion d'apprécier toute la richesse de la démonstration d'Isabelle Boof-Vermesse (déjà mentionnée plus haut) qui, utilisant les méthodes de l'École de Constance, nous fait comprendre de manière convaincante comment en lecture le phénomène d'identification doit nous débarrasser de la question de l'essence, nous inciter à désobéir aux lois du sexe / genre en passant par le travestissement et la défamiliarisation de l'horizon d'attente du genre (« gender ») – la lectrice des Trois Mousquetaires s'identifiera à d'Artagnan plutôt qu'à Milady, le lecteur de Jane Eyre adoptera le point de vue féminin. Enfin, le volume se conclut fort à propos par l'article de Corinne Oster sur les rapports entre les études-genres et la traductologie. Procédant d'abord par un bref rappel des présupposés sexistes avec lesquels les praticiens et théoriciens de la traduction ont élaboré leurs outils depuis la Renaissance jusqu'au milieu du vingtième siècle, Corinne Oster aborde ensuite des questions d'ordre spécifiquement linguistiques – le français est une langue nettement plus « genrée » que l'anglais, d'où les problèmes de traduction qui résultent de cette différence – avant de terminer sa démonstration de façon ouverte, en réactualisant les thèses de Lawrence Venuti sur l'invisibilité du traducteur (1995) et en suggérant que c'est surtout la visibilité de la traductrice qui doit désormais primer, dans une optique résolument performative.

En résumé, l'auteur de cette recension ne peut que saluer la richesse critique et le caractère souvent novateur de Comment faire des études-genres avec de la littérature, dont la transdisciplinarité constitue un apport concret réel à la fois aux gender studies et à la critique littéraire.

 

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