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Isaiah Berlin

Libéral et pluraliste

 

Alexis Butin

 

Collection Domaine anglophone

Paris : Michel Houdiard, 2014

Broché, 234 p. ISBN 978-2356921062. 25 €

 

Recension de Valentine Brunet

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle

 

 

On constate aujourd’hui un regain d’intérêt pour la philosophie anglo-saxonne, longtemps négligée en France en raison de son empirisme assumé. L’approche britannique de la pensée politique repose traditionnellement sur un rejet des modèles déductifs réducteurs et des systèmes abstraits, qui remonte au moins à Edmund Burke. Figure marquante du libéralisme au XXe siècle, Isaiah Berlin semble un représentant emblématique de cette école. Le livre d’Alexis Butin, Isaiah Berlin, libéral et pluraliste retrace le parcours intellectuel passionnant de cet analyste subtil des courants d’idées européens. Fin connaisseur des questions morales et politiques, Berlin fut philosophe, professeur à Oxford, conférencier et essayiste de renom, et même diplomate à New York et Washington durant la Seconde Guerre mondiale. Britannique d’origine russe, il est l’auteur de la célèbre distinction entre liberté négative et liberté positive, mais il a aussi développé une approche très personnelle, à la fois effervescente et stimulante, de l’histoire des idées, qui n’était pas encore considérée comme une discipline à part entière dans les années d’après-guerre.

Dans la première partie de son livre, Alexis Butin présente la biographie intellectuelle de Berlin, ce qui offre au lecteur des clefs d’interprétation indispensables à la compréhension d’une pensée riche et originale. Très jeune, Isaiah Berlin a ressenti et observé le pouvoir terrible des idées politiques dans l’histoire et la vie des hommes. Ses parents, issus d’une bourgeoisie libérale éclairée, prennent le chemin de l’exil alors que la situation se détériore dans la nouvelle Russie soviétique, en proie à la guerre civile. La famille Berlin s’installera définitivement en Angleterre en 1921. Isaiah Berlin commence alors un parcours brillant, qui le conduira jusqu’à la chaire de Chichele Professor à Oxford. Ses travaux marqueront durablement la perspective britannique en histoire des idées. L’inspiration de Berlin se révèle particulièrement fertile au moment de la guerre froide, et il serait tentant d’assimiler son libéralisme à une posture classique d’intellectuel engagé dans le camp occidental, qui n’aurait plus grand chose à nous apprendre. Mais il n’en est rien, et le livre d’Alexis Butin en apporte la preuve. Loin de se limiter à l’opposition au péril communiste pendant la guerre froide, la pensée berlinienne exprime une grande variété de questionnements à la fois politiques et culturels, s’intéressant aussi bien aux « racines du romantisme » (Berlin, Mellon Lectures, 1965, 1999) qu’à des thèmes chers à Tocqueville et John Stuart Mill, comme la tension sous-jacente entre démocratie et épanouissement de la liberté individuelle. C’est tout le mérite de l’ouvrage d’Alexis Butin de se pencher sur l’articulation, souvent compliquée, entre libéralisme, pluralisme et démocratie. Ces thèmes sont au cœur de la philosophie berlinienne, mais leur interprétation a suscité de nombreux débats et de vives polémiques. Berlin a ainsi largement contribué au renouveau de la réflexion libérale en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son impact en France a sans doute été moindre, et il n’est donc pas inutile de revenir sur sa pensée, ce d’autant plus que l’œuvre de Berlin est désormais accessible au public, grâce aux patients efforts de son éditeur Henry Hardy, pour rassembler ses différents essais sur l’histoire des idées.

Alexis Butin s’efforce tout d’abord de situer le libéralisme berlinien dans une double tradition : française, à travers les figures de Benjamin Constant et d’Alexis de Tocqueville, et britannique, avec Edmund Burke et John Stuart Mill. C’est ce dernier qui retiendra plus particulièrement notre attention, car il s’insurge, comme Berlin, contre le despotisme de l’uniformité, et nous a laissé un vibrant plaidoyer pour la diversité des « expériences de vie » dans un texte classique, On Liberty (John Stuart Mill, 1859). En effet, et le livre d’Alexis Butin le montre bien, Mill était convaincu de l’existence de fins multiples et variées, et peut donc faire figure de prédécesseur du pluralisme d’Isaiah Berlin. Cependant, on ne saurait pousser le parallèle trop loin. Berlin lui-même reprochait à Mill son « monisme », cette tendance conceptuelle à l’unité, qu’il croit déceler chez le philosophe victorien lorsqu’il associe étroitement la liberté négative et l’affirmation d’une individualité originale, indépendante et anticonformiste. Alexis Butin reprend cette critique berlinienne à son compte, sans percevoir qu’elle repose sur une confusion regrettable. On peut ainsi légitimement s’interroger sur la pertinence de l’usage que fait Berlin du concept de liberté négative dans le cas de Mill (et d’autres tenants du libéralisme au XIXe siècle). La vision millienne de la liberté ne repose-t-elle pas sur un idéal positif exigeant, qui valorise l’effort de chacun pour se réaliser pleinement, conformément à la notion de Bildung, chère à Wilhelm von Humboldt ? Il est tout aussi problématique d’affirmer, comme le fait Alexis Butin, que Mill élève la liberté de l’individu au rang d’ « unique but de la politique sociale » [140]. Cela revient à faire abstraction du critère de l’utilité, qui demeure déterminant dans la vision millienne des enjeux de société. De plus, l’utilitarisme de John Stuart Mill a un caractère progressiste, qui s’inscrit dans le cadre des grandes philosophies de l’histoire en vogue au XIXe siècle. Comme d’autres intellectuels radicaux de son époque, Mill croyait en la possibilité de dépasser une conception strictement individualiste de l’homme, et prônait le développement de formes nouvelles de coopération, bien éloignées de la doctrine des penseurs libertariens contemporains.

Toutefois, l’élucidation du libéralisme millien n’est pas un pilier essentiel du raisonnement d’Alexis Butin, qui montre davantage d’aisance sur le terrain du pluralisme des valeurs, objet du second volet de l’ouvrage. De nombreux commentateurs de la pensée de Berlin ont soulevé le problème de la compatibilité de son libéralisme avec sa défense ardente du pluralisme. En particulier, John Gray a attaqué la cohérence des thèses berliniennes, dans un livre intitulé Isaiah Berlin (1995), à l’origine d’une vaste controverse dans le monde anglo-saxon. Alexis Butin défend la position inverse, en affirmant que le « pluralisme repose au contraire sur une vision du politique centrée sur la liberté » [206] et que « libéralisme et pluralisme des valeurs (...) se renforcent mutuellement » [211]. À cela on pourrait objecter, en suivant Alan Ryan, qu’il a toujours existé, à travers le monde, des versions conservatrices du pluralisme (Ryan : 409). De même, pour John Gray, la thèse pluraliste ne confère au libéralisme qu’une autorité contingente et locale, liée à l’histoire des cultures occidentales (Gray : 202). La tendance générale des écrits de Berlin ne permettrait pas, selon Gray, d’accorder un statut préférentiel et universellement valable à la liberté. En effet, Berlin reconnaît l’existence d’univers moraux différents, de valeurs objectives incommensurables et irréconciliables. Il rappelle ainsi l’homme à son sens des responsabilités, en l’incitant à assumer des choix absolus, et à défendre le libéralisme parce qu’il y croit, sans chercher à lui attribuer une priorité fondée sur une prétendue raison universelle. Comme le remarque Catherine Audard, le pluralisme des valeurs de Berlin a une portée subversive, car il met en cause l’ambition de certains partisans du libéralisme de répandre ce système dans des parties du monde où la liberté de choix n’est pas valorisée, du fait de la présence de traditions contraires, enracinées de longue date (Audard : 368).

Le livre d’Alexis Butin s’inscrit en faux contre l’interprétation visant à déduire des écrits de Berlin un pluralisme radical. A. Butin dessine une théorie pluraliste raisonnable et modérée, alliée naturelle du libéralisme. Lorsque Berlin décrit des conflits inévitables entre « des finalités aussi absolues, aussi sacrées l’une que l’autre, (...) [qui] peuvent opposer des systèmes entiers de valeurs, sans qu’aucun arbitrage rationnel soit possible » (Berlin 1988 : 138), il faut selon Alexis Butin introduire la limite d’un horizon moral commun, régulièrement invoqué par Berlin lui-même. Être pluraliste ne signifie pas faire preuve de relativisme ou de subjectivisme en morale, et il existe bien un noyau de valeurs proprement humaines, incontestables, garantissant le respect des conditions de décence dans une société. Dans cette optique, on peut estimer qu’un système libéral offrira une meilleure protection à ce minimum, qui comprend une certaine mesure de liberté négative sans laquelle, comme l’affirmait Berlin, « c’est l’asphyxie » (Berlin 2006 : 181). En particulier, le libéralisme rend possible l’expression de dissidences et de contestations qui risquent fort d’être étouffées par des régimes autoritaires, quel que soit le degré de cohésion et d’adhésion revendiqué par la majorité envers ce mode de vie spécifique (Galston 1999 : 774). Cet argument n’est pas soulevé par Alexis Butin, qui met plutôt l’accent sur le caractère restreint du pluralisme d’Isaiah Berlin, en ne faisant que rarement allusion aux objections de John Gray. La force de conviction de l’ouvrage aurait sans doute gagné à une confrontation plus directe avec l’interprétation adverse, qui, en dépit de son caractère excessif, prend en compte une part essentielle de l’héritage intellectuel berlinien. Car ce débat d’apparence très théorique recouvre aussi une divergence de vues plus profonde, concernant l’appartenance de Berlin à une tradition de pensée occidentale avec laquelle il a souvent pris ses distances. Pour John Gray, comme pour Alan Ryan, il est important de souligner l’influence des sources d’inspiration russes sur le libéralisme spécifique d’Isaiah Berlin, et tout particulièrement celle du penseur radical du XIXe siècle, Alexandre Herzen. En revanche, le livre d’Alexis Butin inscrit la pensée de Berlin dans le cadre typiquement anglo-saxon du pragmatisme.

En tout cas, il paraît clair que la richesse de la philosophie berlinienne, sa complexité aussi, justifient l’existence d’une pluralité d’explications contradictoires à son sujet, et l’ouvrage d’Alexis Butin apporte une contribution bienvenue à ce débat. Quant au message humaniste d’Isaiah Berlin, dans un monde où la diversité, la liberté et le pluralisme des valeurs sont souvent difficiles à articuler, il n’a rien perdu de son acuité.

 

Ouvrages cités

Audard, Catherine. Qu’est-ce que le libéralisme ? Paris : Gallimard, “Folio Essais”, 2009.

Berlin, Isaiah. Against the Current (1979). Trad. fr. A. Berelowitch : À contre-courant. Paris : Albin Michel, 1988.

____________. The Roots of Romanticism (1965). Ed. Henry Hardy. London: Chatto & Windus, 1999.

____________ & Jahanbegloo, Ramin. Conversations with Isaiah Berlin (1992). Trad. fr. Gérard Lorimy : En toutes libertés : Entretiens avec Ramin Jahanbegloo. Paris : Le Félin Poche, 2006.

Galston, William  A. “Value Pluralism and Liberal Political Theory”. American Political Science Review 93-4 (1999): 769-778.

Gray, John. Isaiah Berlin (1995). Princeton: University Press, 2013.

Mill, John Stuart. On Liberty (1859). Ed. Stefan Collini. Cambridge: University Press, 1989.

Ryan, Alan. The Making of Modern Liberalism. Princeton: University Press, 2012.

 

 

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