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Les rôles transfrontaliers joués par les femmes dans la construction de l’Europe

 

Sous la direction de Guyonne Leduc

 

Paris : L’Harmattan, « Des idées et des femmes », 2012

Broché, 415 p., ISBN 978-2296997455. 40 €

 

Recension de Suzy Halimi

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

 

Ouvrage imposant (415 p.), composé de 23 articles encadrés par un chapitre d'introduction signé par Bernard Lançon (Limoges) et d'une conclusion de la plume de Françoise Barret-Ducrocq (Denis Diderot, Paris 7) ; Suzan Van Dijk (La Haye) en a écrit la préface. Le tout est suivi des résumés des différentes contributions, des notices biographiques de leurs auteurs et d'un Index Nominum très riche – près de vingt pages – qui permet de se reporter avec précision à toutes les personnalités mentionnées au fil du texte.

Ouvrage ambitieux, qui se donne pour objet de retracer « les rôles frontaliers joués par les femmes dans la construction de l'Europe ». Le cadre géographique fait voyager le lecteur de l'Atlantique à l'Oural ; le contexte historique va de l'Antiquité classique à nos jours.

Ouvrage pluridisciplinaire, qui s'inscrit dans le plurilinguisme et le multiculturalisme de l'Europe car, si les articles sont essentiellement rédigés en français (deux en anglais), ils visitent de nombreux pays – France, Angleterre, Allemagne, Belgique, Espagne, Suède, Slovénie, Roumanie, Russie – évoquant des femmes ayant elles-mêmes écrit dans leurs langues nationales.

Ouvrage d'une facture irréprochable. La présentation en est claire, soignée ; l'appareil critique est riche, rédigé dans un souci scrupuleux du respect des normes internationales. La langue est de grande qualité et évite soigneusement tout jargon. Les coquilles sont rarissimes.

Les rôles transfrontaliers annoncés par le titre de l'ouvrage se déclinent en cinq grandes parties: « des traductrices », « des médiatrices », « voyages terrestres et intellectuels », « mouvements féministes transnationaux », « l'art transfrontalier au féminin ». À l'intérieur de chaque section, la diachronie est parfaitement respectée. L'introduction évoque deux impératrices romaines du début du Ve siècle, pionnières à leur manière, de la construction européenne, l'une ayant réalisé par son mariage avec le roi des Wisigoths, « les noces de la Romania et de la Gothia » [23], l'autre étant passée, par son baptême, de l'hellénisme au christianisme, avant de composer « une version versifiée d'une partie du Nouveau Testament » [27]. Quant à la conclusion, elle donne la parole à des chercheurs contemporains comme Claude Lévi-Strauss et Elie Wiesel.

Le rôle de passeur revient d'abord aux traductrices, comme il se doit. Suzan Van Dijk  essaie de voir si les femmes qui font ainsi connaître à leurs lecteurs et lectrices des auteurs étrangers, choisissent de préférence des textes signés par des consœurs ou pas, « quel fut le rôle du genre dans cette ouverture européenne » [11] et si l'on peut parler de « préférences genrées » [45], en matière de traductions par des femmes.

Il semble bien que ce soit le cas en Espagne, par exemple, où, nous disent M. Bolufer Peruga et J.G. Colonna (Valence), Mme Le Prince de Beaumont, Mme de Genlis, Mme Riccoboni et autres Françaises moins connues – seize au total – ont été traduites au XVIIIe siècle [31-44]. K. Mihurko Poniz et T. Badalic (Nova Gorica, Slovénie) font le même constat : ce sont aussi des Françaises, notamment Mme de Staël et surtout George Sand qui sont appréciées en Slovénie, où elles sont mentionnées, citées dans les grands magazines littéraires et où elles inspirent même une certaine production romanesque locale [79-96]. Adeline Gargam (Nouvelle-Calédonie) s'intéresse aux femmes de sciences, et saluant au passage Mme du Châtelet traductrice de Newton, s'arrête sur le cas de Marie-Geneviève Thiroux d'Arconville, « humaniste des Lumières » [61], dont les travaux ont contribué aux progrès de la chimie en Europe [64].

Parvenu au terme de cette première partie, on peut se demander pourquoi n'y figure pas l'article consacré plus loin, dans la seconde partie,  par I. Mihaila (Bucarest) à « la contribution des Roumaines à la réception des littératures européennes dans l'espace culturel roumain ». Ici en effet, comme en Slovénie par exemple, ce sont des femmes lettrées, francophones, qui ont traduit Mme de Genlis, Mme de Staël, George Sand. Le tableau 1 y récapitule d'ailleurs clairement les noms des traductrices roumaines et leurs choix littéraires [151].

Puis viennent les "médiatrices" qui par leur action, – écriture, correspondance, salons – tissent des liens avec leurs compatriotes, mais aussi avec des épistolières étrangères, créant ainsi une « véritable res publica mulierum », pendant féminin de la République des Lettres [111], telle que la définit Demaiseaux dans sa préface à l'édition des lettres de Bayle (1729): « un espace de libre circulation des idées, une communauté de savants…qui ont le sentiment d'appartenir à une communauté supranationale » [114]. Tels sont les cercles de sociabilité qui se constituent aussi autour d'Anna Maria Van Schurman, « l'Étoile d'Utrecht » [120], présentée par S. Parageau (Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), d'Elisabeth Petrovna (1741-1761) et de Catherine II (1762-1796) en Russie, qui retiennent l'attention d'E. Gretchanaia (Orléans) ou encore d'Anna Engelhardt, éditrice, traductrice, critique littéraire, correspondante dès 1873 et pendant un quart de siècle de la revue Le Messager de l'Europe [162] : c'est l'exemple retenu par E. Enderlin (Strasbourg). Michèle Cohen (Richmond American International University) rappelle, très justement, l'influence exercée en Angleterre par les traités d'éducation de femmes françaises comme Mme de Genlis et Mme Leprince de Beaumont, qui utilisent la conversation comme méthode pédagogique: ‘conversation was central to the practices of politeness and sociability, and was a skill parents taught their chidren’ [136].

De ces médiatrices aux voyageuses, il n'y a qu'un pas, vite franchi dans la troisième partie de l'ouvrage, qu'il s'agisse de déplacements effectifs ou de voyages au seul pays des idées et des lettres. Voici, sous la plume de M.-E. Henneau (Liège) les annonciades célestes, religieuses cloîtrées, nées à Gênes en 1604, mais amenées à aller en 1666 en Basse-Saxe pour y fonder une nouvelle maison de leur ordre. À mesure que leur convoi progresse, leurs préjugés s'estompent jusqu'à une intégration harmonieuse dans leur nouveau cadre géographique et social. Suit, avec A. Stroev (Paris 3) un chapitre sur les femmes russes et la franc-maçonnerie européenne, chapitre qui laisse planer un doute sur leur reconnaissance et leur admission au sein des loges maçonniques masculines. Vient enfin Mary Wollstonecraft, une des pionnières du féminisme européen, qui selon les mots de N. Zimpfer (CPGE, Lyon) « inscrit l'art du voyage dans la grammaire de l'altérité qui naît au XVIIIe siècle » [205]. Ses lettres, écrites au cours d'un voyage au Danemark, en Norvège et en Suède, « contribuent à la déconstruction de la notion de caractère national au profit d'une unité en humanité et en citoyenneté » [215].

Mary Wollstonecraft permet une transition facile vers la quatrième partie consacrée aux « Mouvements féministes transnationaux ». Les deux chapitres traitant l'un de « La croisade pour le contrôle des naissances en Grande-Bretagne » (A. Durand-Vallot, IUFM Lyon) et l'autre des « prémices du mouvement féministe en Allemagne » (S. Marchenoir, Dijon) examinent certes la lutte pour l'émancipation et l'équité dans deux pays européens mais ce sont surtout des études de cas géographiques. Le thème du transfrontalier, sujet de l'ouvrage, n'y est abordé que du bout de la plume. Il en va de même du chapitre qui traite de « l'engagement des femmes musulmanes dans la société allemande », sujet traité par C. Prat-Eckert (Valenciennes). Il s'agit de femmes d'origine turque pour la plupart qui s'engagent dans des associations de terrain pour aider à l'insertion des migrant(e)s : intéressant, certes, mais sommes-nous bien dans la problématique de l'ouvrage ?

En revanche, l'étude par F. Chehih-Ramdani (Paris 13), des trois congrès internationaux féministes, tenus à Paris en 1900, à La Haye en 1918, à Zurich en 1919, nous ramène à la problématique, en montrant comment se construit, d'un congrès au suivant « une identité féminine collective » [253], avec des revendications juridiques, économiques et politiques qui transcendent les frontières [255]. À travers l'exemple de Marguerite Thibert (1886-1982), F. Thébaut (Avignon) pose la question de l'extension de cette prise de conscience: « construire l'espace européen ou construire un espace international ? », avant de rendre hommage à « une femme d'exception qui sait penser le monde de façon globale » [282].

La dernière partie a pour titre « l'art transfrontalier au féminin ». Cinq figures de femmes qui, chacune dans son domaine, transcendent les frontières, dans un sens souvent plus métaphorique que géographique. I. Mons (Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines) s'intéresse à Lou Andréas-Salomé. Biographe de Nietzsche, critique littéraire de Hauptmann, d'Ibsen et de Tolstoï, riche de son trilinguisme (allemand, russe, français),  celle-ci voit dans l'Europe littéraire de son temps « le miroir d'un monde en déconstruction » [303], et dans sa russophilie, « une quête des origines…la réminiscence de valeurs morales et religieuses oubliées » [301]. Présentée par M. Pic (Neuchâtel), Edith Boisonnas, poétesse de Suisse Romande, proche de Jean Paulhan et du peintre Jean Dubuffet, apprécie, dans l'œuvre de ce dernier, l'art brut, « un art anti-culturel et anti-intellectuel » [309], une fascination pour la sauvagerie qui transporte le spectateur dans un autre monde, celui des instincts primitifs.

Clara Janès, traductrice d'origine espagnole, privilégie, dans la revue qu'elle dirige, Poésie de l'Orient et de la Méditerranée, notamment le Tchèque Holan, auquel elle emprunte sa définition de la poésie « un don qui incite au partage de ce don » [335] : double passage, vers une autre culture et vers l'autre qui communie dans le même goût de l'art. Mais n'est-ce pas la mission même de la traduction ? Et l'on peut se demander pourquoi cet article de D. Miglos (Lille 3) ne figure pas plutôt dans la première partie de l'ouvrage, justement consacrée aux traductrices. L'étude de l'œuvre d'Unica Zürn par M. Calle-Gruber (Paris 3) a pour titre « les traductions de l'impossible dans un surréalisme au féminin ». Cette Berlinoise fréquente à Paris les surréalistes et notamment Henri Michaux. Sujette à des crises de schizophrénie, elle se réfugie dans le dessin : dessins automatiques, « à l'aveugle », « geste de transfuge » [341], « spectatrice écrivain d'elle-même en autre » [342]. Dans sa raison-folie, Unica Zürn enseigne que « l'ailleurs est proche, l'autre au-dedans de nous-même » [347]. Frontière entre lucidité et inconscient, entre le moi et le çà, c'est aussi le domaine qu'explore Hélène Cixous, quand elle écrit pour la scène un Portrait de Dora en 1976, soixante et onze ans après que Freud a publié le cas de cette jeune fille qui vit à la frontière, dans l'entre-deux, entre passé et présent… Tel est le rôle transfrontalier qu'analyse S.-A. Crevier-Goulet (Paris 3) dans son article.

Chapitres intéressants, profils d'artistes explorant d'autres frontières à franchir que celles de l'espace géographique. Mais peut-on encore parler ici de construction de l'Europe, comme l'annonce le titre de l'ouvrage?

Au terme de ce beau voyage qui conduit le lecteur de la Rome antique aux profondeurs insondables de la psyché humaine, qui donne la parole à tant de femmes de la Grande Europe (seuls deux articles sont d'une plume masculine et on peut le regretter), la conclusion insiste sur la mobilité des Européennes à travers les siècles et leur rôle important dans la circulation des idées, en citant Elie Wiesel : « Vivre c'est quitter un lieu pour un autre, un instant pour le suivant, se détacher d'une image pour celle qui l'entraîne plus loin, toujours plus loin, vers l'ailleurs mal défini » (Préface de Migrations et errances) [379]. Et l'on pourrait ajouter que franchir les frontières, c'est découvrir l'autre dans sa différence, sa spécificité, c'est laisser derrière soi idées préconçues et préjugés, en un mot, c'est apprendre à vivre ensemble.

 

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