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Marie ou l’Esclavage aux États-Unis

 

Gustave de Beaumont

 

Préface et postface de Laurence Cossu-Beaumont

 

Paris : Éditions aux Forges de Vulcain, 2014

Broché. 558 p. ISBN 978-2919176526. 20 €

 

Recension de Marie-Jeanne Rossignol

Université Paris-Diderot

 

Depuis 2009 ont paru deux rééditions de cet ouvrage initialement publié en 1835 par Gustave de Beaumont, compagnon d’Alexis de Tocqueville lors de son voyage en Amérique. En 2009, Marie Schapira, spécialiste de littérature coloniale et postcoloniale, avait publié une édition de ce roman chez L’Harmattan, en 2 volumes : dans le premier volume, on pouvait retrouver le roman de de Beaumont, précédé d’une introduction de M. Schapira ; dans le second étaient rassemblés notes et appendices. La version que présente Laurence Cossu-Beaumont aux Forges de Vulcain présente deux avantages par rapport à celle de Marie Schapira : elle renoue tout d’abord avec le format original de l’ouvrage (roman auquel s’ajoutent de nombreuses notes de bas de page, suivi de longs essais sur plusieurs sujets de société), puis L. Cossu-Beaumont montre efficacement, dans la postface, comment le roman de De Beaumont Marie s’articule avec l’ouvrage majeur de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, dont la première partie parut en 1835 également. Comme le rappelle de Beaumont dans son avant-propos, si Tocqueville s’intéressait aux institutions, lui avait pour mission de décrire « les mœurs » [5] des États-Unis, et en particulier « l’odieux préjugé » racial  que l’on retrouvait alors du nord au sud du pays.

Car Marie n’est pas seulement un roman romantique et tragique, qui conte les amours impossibles d’un Français émigré en Amérique, Ludovic, et de la belle Marie Nelson, dont la lointaine ancêtre fut esclave. Cette histoire, qui se déroule de Baltimore à New-York, puis à Saginaw dans le Michigan sauvage, permet à de Beaumont d’évoquer l’immensité du pays comme ses problèmes récurrents : du Sud au Nord, les Noirs, esclaves ou libres, sont l’objet de discrimination, tout autant que les Indiens, dont la présence informe le récit. Les notes de bas de page complètent ce portrait d’une société égalitaire mais clivée, par le biais d’anecdotes, de citations, ou d’informations (nombre d’émigrants, relations entre les sexes, relations entre les Américains et les Anglais, sociétés bibliques, sociétés de tempérance, maçonnerie américaine, lois qui réglementent les jeux, pauvreté, banqueroute, emprisonnement pour dettes, guerre des Georgiens contre les Cherokees, polygamie indienne, sociabilité des Américains, sang-froid des Américains, journaux).  Suivent trois longs essais où Gustave de Beaumont rassemble ses réflexions sur les grands sujets de la société américaine tels qu’il a pu les percevoir : tout d’abord « Note sur la condition sociale et politique des nègres esclaves et des gens de couleur affranchis » [340-400], puis « Note sur le mouvement religieux aux États-Unis » [401-430] et enfin « Note sur l’état ancien et la condition présente des tribus indiennes de l’Amérique du nord » [431-489]. De la page 489 à la page 521, l’auteur joint encore de nombreuses « Notes […] non insérées dans le texte principal à cause de leur longueur et de leur complexité », sur le duel, la prétendue grossièreté des Américains, l’égalité universelle, les émeutes raciales de New-York en 1834.

Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont avaient effectivement voyagé aux États-Unis de 1831 à 1832, au début d’une décennie marquée par la dégradation des relations raciales et la montée des violences dans la jeune nation qu'avaient alors illustré l’échec des nations dites « civilisées » à retarder leur déportation vers l’Ouest, et l’opposition populaire aux premiers abolitionnistes radicaux. Pourtant, même si de Beaumont s’attache à analyser les grands problèmes qui tourmentent la société américaine du moment, son ouvrage ne constitue pas une critique en règle des mœurs de la jeune république ; au contraire, il cherche à se démarquer de Mrs. Trollope, qui avait publié en 1832 le très critique Domestic Manners of the Americans, comme d’autres ouvrages anglais du même acabit. Aux yeux de De Beaumont en effet, rien ne saurait faire oublier que l’Amérique est le pays de l’égalité et de la prospérité. Comme le signale Laurence Cossu-Beaumont dans son excellente postface, « Beaumont saisit donc ‘la réalité tragique de la réalité américaine’, celle d’une société égalitaire traversée par de profonds courants inégalitaires » [545]. Elle rappelle également que le livre parle davantage, et de manière novatrice, du métissage, bien plus que de l’esclavage, ce qui a suscité l’intérêt de chercheurs nord-américains tels que Werner Sollors. L’apparition de l’abolitionnisme « immédiatiste » sur la scène américaine au début des années 1830 a effectivement suscité une immense crainte de l’amalgame que relaie de Beaumont et qui contribue à l’originalité de Marie.

Aux yeux des spécialistes de la jeune Amérique, le livre de de Beaumont se lit aujourd’hui comme un véritable reportage à force d’anecdotes et de citations journalistiques. Les extraits de recueils de lois et les tableaux ou statistiques prêtent également une incontestable dimension sociologique à cette plongée dans l’Amérique jacksonienne aux accents prophétiques puisque de Beaumont anticipe la guerre de Sécession p.379 : « Il n’est pas vraisemblable que les Américains habitants des États à esclaves se soumettent de leur plein gré aux chances périlleuses qu’entraînerait l’affranchissement des nègres, dans la vue d’épargner à leurs arrière-neveux les dangers d’une lutte entre les deux races ». Puis il conclut p.389 : « on voit se former l’orage, on l’entend gronder dans le lointain ; mais nul ne peut dire sur qui tombera la foudre ». En revanche, les développements consacrés aux Indiens cherchent à embrasser toute leur histoire en Amérique et sont marqués par un certain romantisme : ils sont moins convaincants. Quant au roman lui-même, l’histoire de Marie et Ludovic, il s’apparente à une littérature politique sur la question des races que poursuivra Harriet Beecher Stowe avec La case de l’Oncle Tom en 1852, ou William Wells Brown avec Clotel  en 1853. Dans sa postface, Laurence Cossu-Beaumont rappelle le succès que connut Marie lors de sa publication : couronné par l’Académie française, ce roman hybride fut traduit dès 1845 et connaît depuis plusieurs rééditions critiques aux États-Unis. Nous devons remercier notre collègue d’avoir remis à la disposition du public français un ouvrage indissociable de De la démocratie en Amérique de Tocqueville.

 

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