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Croire à la lettre

Religion et épistolarité dans l’espace franco-britannique (XVIIe-XVIIIe siècle)

 

Sous la direction d’Anne Dunan-Page et Clotilde Prunier

 

Collection « Le Spectateur européen/The European Spectator »

Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2013

Broché. 286 pages. ISBN  978-2367810065. 29,00 €

 

Recension de Myriam-Isabelle Ducrocq

Université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

 

 

Le présent volume, qui fait suite à un colloque de 2009 à Montpellier, aborde de façon novatrice le rapport entre la religion et l’épistolarité, non pas tant d’un point de vue thématique que parce que la foi paraît trouver en la lettre un médium privilégié comme expression de l’intime. Cette collection d’articles croise les points de vue et les méthodes : littéraire, historique, théologique, stylistique, archivistique... Il se compose d’un avant-propos rédigé par Anne Dunan-Page et par Clotilde Prunier, d’un article en forme d’introduction, de douze articles regroupés en trois chapitres, suivis d’un épilogue, d’une bibliographie des sources secondaires citées, de notes sur les auteurs ainsi que d’un index des noms.

Si de longue date les historiens ont traité les lettres comme des témoignages d’événements passés et les critiques littéraires ont considéré les correspondances (réelles ou fictives) comme l’un des registres où s’exerçait le talent des écrivains, l’étude de l’épistolarité comme objet spécifique a connu un renouveau dès lors que l’on a voulu saisir la lettre dans ses divers contextes d’émission : lettres utilitaires nécessaires au commerce ou à l’intendance, missives administratives ou lettres d’ordre, lettres de l’échange amical ou billet amoureux, lettres de la communication scientifique, lettres de controverse érudites, à contenu profane ou religieux. C’est dans cette perspective que se sont situées les directrices de l’ouvrage. Elles nous donnent un aperçu de ces échanges, dans leur grande diversité : au sein d’une même communauté, entre paroissiens et ministres du culte, sur le territoire national ou par-delà les frontières, entre coreligionnaires, certains connaissant l’exil ; ou bien entre différents groupes religieux, dans le cadre d’un dialogue interconfessionnel ou sur le mode de la controverse.

Cet ouvrage s’adresse tout à la fois aux « historiens dont le corpus est épistolaire » et aux « historiens de l’épistolarité », selon la formule des directrices du volume. Il permet de restituer les grands débats doctrinaux dans l’aire franco-britannique des XVIIe et XVIIIe siècles et de percevoir les enjeux de la communication entre adversaires religieux ou entre gens de même confession, alors même que la lettre oscille entre exposé construit et spontanéité de l’échange (Pierre Lurbe). Il permet aussi de comprendre la spécificité de la lettre comme objet matériel : faux ou authentique, vulnérable, car la teneur en est conditionnée par les aléas de l’acheminement (délais, censure…), ou message crypté susceptible d’être intercepté et retenu comme élément à charge. Sont également abordées les questions ayant trait à la conservation et au traitement de ces courriers : comment ont-ils échappé à la vigilance des autorités ou au contraire, ont-ils pu être sauvegardés ? Quelles possibilités nous offrent aujourd'hui les humanités numériques pour répertorier ces corpus, parfois gigantesques ?

Le volume s’ouvre de façon paradoxale : Alain Kerhervé souligne la faible place accordée à la religion dans les manuels d’écriture en Angleterre au XVIIIe siècle. Sans doute cela s’explique-t-il par la nature intime de l’écriture religieuse qui « s’accommode mal, par définition, d’une modélisation » (Françoise Deconinck-Brossard). Le premier chapitre intitulé « Les conflits et leur résolution » traite des lettres de controverse que livrent protestants ou catholiques. Kenneth Austin confronte les correspondances du calviniste Théodore de Bèze, et du jésuite Nicolas-Claude Fabri de Peiresc. Il porte ainsi un regard nouveau sur la notion de « République des Lettres » : par contraste avec les temps de persécutions religieuses, cette appellation évoque habituellement la communauté des savants de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, que caractérisaient des échanges apaisés, au-delà des querelles religieuses. Or, l’étude des cas de Bèze et de Peiresc nous montre une réalité différente : le premier ne s’adressait qu’à des destinataires protestants ; quant au second, sa correspondance avec des représentants d’autres confessions semble avoir été motivée davantage par les besoins de ses travaux (obtentions de textes ou d’objets) que par un véritable souci d’œcuménisme. En témoigne sa vive réaction lorsqu’il apprend que l’un de ses interlocuteurs s’est converti au protestantisme.

Les articles de Jean-Pascal Gay et de Sébastien Drouin sont consacrés à deux figures du jansénisme, respectivement Blaise Pascal et l’évêque Jean Soanen. Quelle que soit l’aire géographique concernée, les auteurs mettent en évidence la façon dont la forme épistolaire permet d’atténuer le conflit religieux dans l’intersubjectivité de l’échange, qui, selon les préceptes cicéroniens, commande de prendre en compte le point de vue de l’adversaire et de ménager sa susceptibilité. Encore le ton dépend-il du contexte énonciatif et de l’avenir auquel est vouée la lettre : la sphère privée ou la publication.

Le second chapitre intitulé « Maintenir et rétablir la religion » aborde à l’opposé la lettre comme moyen de maintenir le lien au sein d’une même communauté religieuse, mais aussi les vicissitudes que connaissent ses membres. Il s’agit d’abord des échanges entre les réformés du Refuge et ceux du Désert. Antoine Court a beaucoup œuvré à remettre sur pied les Églises réformées dans la France de l’après-Révocation. En tant que tel, il essuie les critiques des huguenots d’Europe qui lui reprochent l’organisation d’assemblées clandestines (au lieu d’un culte strictement privé), lesquelles lui semblent pourtant l’unique moyen de reconstruire le protestantisme en pays bourbon (Pauline Duley-Haour). Il entretient aussi une longue correspondance avec le chapelain anglican naturalisé anglais, Jacques Serces, chargé de récolter l’annuité que la Couronne d’Angleterre avait promis de verser en soutien des frères restés « sous la Croix ». Les deux protagonistes s’engagent à respecter un contrat qui garantisse la véracité des informations échangées, témoignant de leur volonté de « croire à la lettre » (Pierre Lurbe).

Deux autres articles nous transportent à l’époque de la Révolution française, dans une communauté ecclésiastique divisée par la Constitution civile du clergé. La correspondance permet d’une part de maintenir le contact entre les prêtres insermentés et les prêtres réfractaires, d’autre part d’exercer le ministère du culte auprès d’une population parfois éloignée. Dans le diocèse du Mans, comme dans celui de Lyon, elle sert donc à la transmission dans la clandestinité en même temps qu’elle assume une fonction pastorale. Sous l’égide de l’évêque du Mans, François-Gaspard de Jouffroy-Gonssans, se met en place un véritable système missionnaire à distance. Si pour des raisons évidentes de prudence, une grande partie de cette correspondance a été détruite, on doit paradoxalement à l’administration révolutionnaire la saisie et la préservation de certaines de ces lettres dans le but de révéler le complot et la trahison (Xavier Brilland). À Lyon, des lettres de rétractation à l’authenticité parfois contestable ont circulé, telle la lettre de l’évêque constitutionnel Lamourette. Recueillies/diffusées par le vicaire général Linsolas, elles offraient le contre-point idéal aux témoignages républicains qu’utilisait le gouvernement à des fins de propagande et elles ont participé d’une « véritable fabrique des martyrs » (Paul Chopelin).

Le troisième chapitre offre trois « Facettes de la correspondance huguenote » dans la France de l’après 1685, bien que le titre s’applique imparfaitement aux trois articles, puisqu’il y est encore question de conversion et d’échanges interconfessionnels. Le premier est consacré à la correspondance entre Madame La Fredonnière, alors qu’elle tentait de rejoindre son mari réformé à Genève au lendemain de la Révocation, et son cousin par alliance, le pasteur genevois Louis Tronchin. Celui-ci assiste, par courrier interposé, à l’abjuration forcée de sa parente. Recourant tour à tour à la compassion, à la conduite morale et aux pouvoirs de la vision eschatologique, il signe l’échec de son entreprise pastorale (Maria-Cristina Pitassi). Le second porte sur la controverse à la fin du XVIIe siècle entre les tenants d’une orthodoxie calviniste, qui croyaient en l’inspiration de la lettre de l’Écriture et en l’importance de la Tradition dans l’Exégèse, et les Sociniens, tenants d’une interprétation rationaliste de la Bible. Antony McKenna montre comment Pierre Bayle a rendu compte de ce débat dans Le Journal des Savants, puis dans les Nouvelles de la république des lettres qu’il adresse de Paris sous forme semi-publique à sa famille et à ses amis restés en Ariège. Mais, tout du long, Bayle avance masqué : tout en paraissant soutenir la position des premiers, ses arguments tendent plutôt à donner raison aux seconds. Sans apporter de conclusion définitive sur son opinion réelle, McKenna souligne la complexité de la pensée de Bayle.

Le dernier article nous présente la correspondance entre Laurent Angliviel de La Baumelle et Madame Charlotte Bouvet de Louvigny. L’homme de lettres huguenot et la dame du Couvent de Saint-Cyr se rencontrent autour d’un projet commun : la rédaction d’une histoire de la Maison Royale. Pour La Baumelle, il s’agit de saper l’œuvre de propagande de Voltaire, qu’il déteste, et d’écrire un anti-Siècle de Louis XIV. Pour Mme de Louvigny, il s’agit avant tout de défendre la mémoire de Madame de Maintenon, fondatrice des lieux ; mais bientôt, cette ambition se double d’un autre objectif : convertir celui qu’elle nomme « le petit hérétique ». Elle n’obtiendra jamais gain de cause, mais ses lettres tardives témoignent d’une affection renouvelée envers l’historien de Saint Cyr (Hubert Bost).

Tout en faisant la part nécessaire au contexte, le volume permet, par sa richesse et par son architecture, de tisser des réseaux de sens d’un groupe religieux à l’autre, d’une rive de la Manche à l’autre, d’un siècle à l’autre. Il offre un beau point de départ pour qui voudrait, suivant le vœu des directrices du volume, élargir le champ d’études à l’Europe toute entière ou à d’autres aires géographiques.

 

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