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Le Savant fou

 

Dirigé par Hélène Machinal

 

Collection Interférences

Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2013

Broché. 514 p. ISBN 978-2753522749. 23€

 

Recension de Nathalie Saudo-Welby

Université de Picardie Jules-Verne (Amiens)

 

 

Dans cet ouvrage important, Hélène Machinal a rassemblé autour du mythe du savant fou des spécialistes de différentes disciplines (littérature, philosophie, arts visuels, psychologie) dont les approches s’enrichissent et se complètent mutuellement*. Les grandes incarnations littéraires du mythe sont représentées (Frankenstein, Dr Jekyll, Dr Moreau…) mais aussi des figures réelles, comme Fritz Haber et Norbert Wiener.

L’introduction d’Hélène Machinal retrace les grandes mutations de la figure du savant fou depuis Frankenstein, et expose l’organisation de l’ouvrage. Cette organisation s’appuie sur le prologue de Jean-Jacques Lecercle qui, en retraçant l’archéologie du mythe, établit des distinctions théoriques entre le mythe et l’archétype. Le mythe du savant fou s’est construit en réaction à l’événement Badiou des Lumières. Les théories de l’évolution ont transformé le mythe en archétype : « le savant, qui devient le scientifique, change de peau et cette mue va ouvrir la voie à l’archétype contemporain, celui du scientifique qu’aucune considération éthique, politique, sociale ou religieuse ne peut arrêter » [Machinal, 18]. Vidé de son contenu idéologique une fois sorti d’une conjoncture historique particulière, l’archétype se prête à la parodie, avant d’être re-politisé lorsqu’il s’inscrit dans de nouvelles conjonctures. Pendant la deuxième Guerre Mondiale, la tentation de surpuissance a rendu certains savants fous au point de se rendre coupables de participation à des meurtres en masse, et a fait entrer le mythe dans une nouvelle phase : « il n’est généralement plus question, après 1945, de savant, ou de folie d’ailleurs, mais bien plutôt de LA science comme si cette dernière n’était plus pratiquée et représentée par des hommes (scientifiques ou intellectuels), mais était devenue une entité désincarnée, impersonnelle et donc encore moins contrôlable » [Machinal, 19]. Même si le mouvement d’ensemble de l’ouvrage respecte la chronologie, les articles sont classés en ce qu’ils problématisent le rapport du mythe à une conjoncture idéologique particulière ou selon son passage par des phases de dépolitisation et re-politisation, et les cas étudiés illustrent bien la distinction théorique entre mythe et archétype (« lorsque le mythe s’éloigne de sa conjoncture d’origine (…) le mythe se dégrade en archétype » [Lecercle, 38].

D’autres axes de réflexion structurent l’ouvrage : la première moitié du livre envisage à plusieurs reprises la question du meurtre de masse, lorsque le fou de science se rend coupable d’inhumanité ; la technologie, production humaine qui prolonge l’humain au risque de le perdre de vue, est au centre des inquiétudes dans les œuvres de science-fiction et le cinéma d’horreur.

Les deux premières parties de l’ouvrage explorent la tradition culturelle du savant fou et ses associations avec le mouvement gothique, et proposent des grilles d’analyse possibles. Nathaniel Hawthorne, Wilkie Collins et H.G. Wells font partie des auteurs étudiés. Dans la troisième partie, des études consacrées au cinéma, à la bande dessinée (Jacques Tardi) et aux mangas introduisent des problématiques nouvelles et illustrent la notion d’archétype. La quatrième partie, consacrée aux parodies, regroupe des analyses consacrées à des romans contemporains. À la fin de cette partie se produit « le glissement de la figure du savant fou à celle du scripteur fou » [Manfredi, 291] qui provoque des interrogations sur la santé mentale du romancier ou de la romancière. Cette interrogation éclairante sur le rapport entre folie et écriture se poursuit dans la cinquième partie, consacrée à Ludwig Wittgenstein, aux « psychiatres fous du Dr McGrath », à Flann O’Brien et à la figure du linguiste fou. Les deux dernières parties portent plus particulièrement sur le cinéma contemporain (The Fly, Trouble Every Day…), la dystopie (neuroscience et neuro-terrorisme) et la science fiction. Le lecteur est saisi d’horreur par les pratiques scientifiques elles-mêmes et par leurs terrifiantes exploitations culturelles et économiques.

L’ouvrage est particulièrement intéressant lorsqu’il analyse le rapport des élucubrations fictionnelles au monde réel (personnages historiques, théories scientifiques contemporaines et leur réception). Le rapport de la fiction au réel étant une question délicate, le lecteur peut néanmoins à l’occasion ressentir un certain inconfort (jusque dans les notes) à distinguer entre fiction scientifique et découvertes réelles, entre figures historiques et héros de fictions, vrais et faux imposteurs, anticipation lucide et réécritures fictionnelles…

La question de l’existence de « savantes folles », parfois évoquée, est finalement abordée dans l’article d’Isabelle Boof sur Neuromancer de William Gibson, mais il est regrettable qu’elle soit tant retardée. À défaut de savantes folles (expression dont la mauvaise fortune n’a fait que suivre celle du mot « savante » lui-même), une réflexion sur la place réservée à la femme dans cet univers artistique souvent masculin aurait pu ré-équilibrer l’ouvrage. On peut aussi regretter une ou deux synthèses sur l’appartenance ethnique du savant et la place du mythe dans la littérature post-coloniale, puisque les débats sont souvent inspirés de théories néo-darwiniennes appliquées à la race humaine.

Le livre se prête à plusieurs types de lectures : le lecteur peut certes consulter l’ouvrage en utilisant l’index (la pratique d’attribuer des entrées séparées à un auteur et à ses œuvres est un peu déroutante), mais le lecteur ayant accumulé suffisamment d’énergie potentielle pour s’engager dans la lecture de ces 500 pages apprendra beaucoup, s’expose à peu de redites, et sera récompensé de sa persévérance lorsqu’il rencontrera le savant fou en ses fascinants avatars. En guise d’épilogue, il est indispensable de relire le prologue de façon à ressentir tout le bénéfice de son apport théorique, et constater comment l’étude de cas, l’érudition et la théorie s’éclairent mutuellement.

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*L’ouvrage fait suite à un colloque international sur « Le Savant fou » organisé à l’Université de Brest les 1-3 octobre 2009.

 

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