Back to Book Reviews

Back to Cercles

 

Yeats dramaturge

La voix et ses masques

 

Pierre Longuenesse

 

Préface de Carle Bonafous-Murat

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2012

Broché. 360 p. ISBN 978-2753519800. 19 €

 

Recension d’Alexandra Poulain

Université Charles-de-Gaulle – Lille III

 

 

Le livre de Pierre Longuenesse est le premier ouvrage d’envergure qui aborde l’ensemble du théâtre de Yeats sous un angle dramaturgique, et il renouvelle en profondeur le champ des études yeatsiennes. Il est doublement novateur, d’une part parce que le théâtre de Yeats demeure relativement méconnu et souvent déconsidéré, d’autre part parce que les études qui lui ont été consacrées, un peu plus nombreuses depuis une dizaine d’années, ont tendance à l’envisager soit comme un prolongement de l’œuvre poétique, soit par le prisme des cultural studies. L’approche dramaturgique que privilégie Pierre Longuenesse, qui pour autant est très soucieux du contexte culturel, politique et idéologique dans lequel les pièces ont été écrites et montées, permet de mesurer à quel point l’œuvre théâtrale de Yeats est cohérente, audacieuse et superbement maîtrisée.

L’ouvrage commence par réfuter l’idée largement acceptée selon laquelle la carrière théâtrale de Yeats se répartirait entre une première période de tâtonnements, ayant produit un théâtre « littéraire » peu digne d’intérêt, et une seconde période, à partir des « Pièces pour danseurs », où Yeats aurait enfin saisi l’essence du fait théâtral. À rebours de cette doxa souvent confortée par les déclarations d’insatisfaction de Yeats lui-même, Pierre Longuenesse défend la thèse de la continuité d’une œuvre qui, par-delà ses évolutions formelles, reste tout entière informée par le projet, formulé très tôt, d’un « théâtre de la parole et de la voix », porté par une « dramaturgie de la spectralité » dont la visée ultime est le surgissement de l’invisible au cœur du visible.

La première partie, intitulée « En quête d’une tradition : fondements d’une dramaturgie non réaliste », ancre le théâtre de Yeats dans son contexte irlandais, en rappelant tout d’abord les étapes de l’invention collective d’une langue hybride qui allait devenir la marque de fabrique de l’Abbey Theatre – le Hiberno-English, et plus particulièrement du dialecte Kiltartan utilisé par Lady Gregory, qui collabora largement avec Yeats sur ses pièces à caractère paysan. Offrant une passionnante analyse sémantique des articles, essais et éditoriaux de Yeats consacrés à son entreprise théâtrale et au traitement dramaturgique de la voix et de la parole (voice et speech), Pierre Longuenesse dégage les enjeux idéologiques d’une expérimentation théâtrale qui se met au service d’un projet nationaliste. S’appuyant sur la redéfinition du concept d’oralité proposée par Henri Meschonnic — « ce qui vient pallier l’absence de la voix dans le texte, et suppléer à la disparition du corps » — il montre avec une grande précision comment l’écriture théâtrale yeatsienne, extrêmement attentive au rythme des phrases et des vers, se fait toujours le lieu d’inscription du corps et du souffle, dans la continuité des traditions orales que revisitent les pièces de Yeats : épopée, ballade, lamentation funèbre (keen).

L’analyse du projet dramaturgique à proprement parler de Yeats commence avec la deuxième partie, « Voix des personnages, voix de l’écriture », qui explicite ce que Pierre Longuenesse entend par l’expression « théâtre des voix » — à savoir un théâtre qui, s’affranchissant très tôt de la convention selon laquelle à chaque personnage correspond une voix et réciproquement, invente de multiples manières de dissocier les deux instances, et déploie des voix émanant de sources sonores diverses qui ne sont en définitive que les modalités multiples d’une même voix intérieure, la voix du poète visionnaire. Empruntant à Pythagore le terme d’ « acousmate », ou « procédé de dissociation entre le médium sonore et le médium visuel », l’auteur introduit ici dans le champ dramaturgique le concept fondamental de « voix acousmatique », à la lumière duquel il livre une relecture lumineuse des expérimentations de Yeats avec les effets de choralité et de musicalité. Ces procédés de dissociation des voix et des corps, et les jeux d’enchâssement des voix chorales et des voix solistes, sont mis au service d’une dramaturgie qui interroge continuellement la frontière entre absence et présence, et permet le surgissement de figures spectrales au cœur de la réalité quotidienne : donner à voir l’invisible, tel est donc le projet de ce théâtre fortement marqué par l’utopie théâtrale de Craig, avec qui Yeats collabora plusieurs fois. Rompant avec la dramaturgie traditionnelle fondée sur le dialogue interpersonnel, le théâtre de Yeats met en exergue « la solitude d’une parole non adressée » et privilégie progressivement les motifs paradoxaux du dialogue intérieur et des soliloques croisés ; à partir de Deirdre (1906), envisagé comme un tournant formel, puis des « Pièces pour danseurs », Yeats se tourne vers cette dramaturgie de la subjectivité qui s’invente alors sur les scènes européennes, et fait de la conscience du poète le lieu même du drame : de personnage dans le drame, la figure du poète devient alors instance extra-diégétique. C’est dans ce contexte dramaturgique que Yeats élabore, au fil de ses expérimentations, le concept de 'written speech', cette poétique particulière qui vise à inscrire la corporéité de la voix dans « le cadre contraignant d’une écriture versifiée ».

Déplaçant le drame vers le théâtre de la conscience individuelle du poète, et mettant à jour une voix du poète, ou « voix de l’écriture » méta-théâtrale qui encadre le drame, le théâtre de Yeats, surtout à partir du tournant de Deirdre, participe de la « crise du drame moderne » diagnostiquée par Peter Szondi dans les nouvelles dramaturgies de la fin du dix-neuvième siècle, et repensée par Jean-Pierre Sarrazac qui voit dans ces nouvelles formes l’avènement d’un sujet-rhapsode, à la fois épique et dramatique, narrateur et acteur du drame. La troisième partie de l’ouvrage, « Narration et représentation : une révolution dramaturgique », met à jour les modalités de cette épicisation du drame sur la scène yeatsienne, et explique ce bouleversement dramaturgique par l’importance du motif de la mort dans ce théâtre : la mort n’y est plus événement mais état vers lequel tend le personnage, qu’elle soit imminente, comme dans Deirdre, ou passée et rejouée rétrospectivement comme dans les pièces inspirées du Nô. L’enjeu de ce nouveau tragique qu’invente ici Yeats n’est donc plus l’avènement de la catastrophe, la rencontre du héros avec la mort, mais plutôt le « voyage intérieur » qu’il entreprend « menant du refus à l’acceptation » de la mort, jusqu’à la « joie tragique », concept inspiré par Nietzsche qui renverse la défaite en triomphe. La mort, anticipée, racontée plus que montrée, devient alors l’objet premier du discours, et cependant cette verbalisation de la mort se traduit par un regain de spectacle, que fait advenir la voix épique ou lyrique elle-même. L’écart irréductible qui subsiste entre le dit et le montré fait alors du théâtre de Yeats, dans ses pièces les plus abouties, une exploration jamais close du concept d’incarnation.

Superbement écrit, alliant une profondeur de vue remarquable à une technicité rigoureuse, l’ouvrage de Pierre Longuenesse est à la fois celui d’un théoricien et d’un praticien du théâtre, qui a une connaissance intime et charnelle du théâtre de Yeats pour avoir lui-même mis en scène l’un de ses textes les moins connus, The Shadowy Waters, œuvre de jeunesse que Yeats réécrivit inlassablement, et dans laquelle Pierre Longuenesse voit le laboratoire de toute son œuvre pour la scène. Renouvelant radicalement la compréhension du théâtre de Yeats, l’auteur révèle la puissance poétique et dramaturgique d’une œuvre expérimentale en constante évolution, et livre une contribution décisive à l’étude des dramaturgies modernes qui émergent dans toute l’Europe au tournant du vingtième siècle.

 

Cercles © 2013

All rights are reserved and no reproduction from this site for whatever purpose is permitted without the permission of the copyright owner.

Please contact us before using any material on this website.