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Ainsi soit-île

Littérature et anthropologie

dans les Contes des mers du sud de Robert Louis Stevenson

 

Sylvie Largeaud-Ortega

 

Paris : Honoré Champion, 2012

Cartonné. 617 p. ISBN 978-2745324351. 135 €

 

Recension de Max Duperray

Aix-Marseille Université

 

 

Sylvie Largeaud-Ortega consacre un épais volume, son travail universitaire dirigé par Jean-Pierre Naugrette, aux relations qui unirent Stevenson au Pacifique à la fin de sa courte vie, après qu’il eut quitté l’Amérique en 1888, à bord du Casco. Stevenson, comme Gauguin, sont des artistes qui restent en partie associés au Pacifique. La traduction française de In The South Seas (1896) – Dans les mers du sud – chez Paillot / Voyages avait, il y a quelques années, en 1995, conditionné peut-être les lecteurs francophones. On se souviendra que Stevenson y avait dit que nulle part ailleurs que dans ces îles, la fiction n’a de racines plus profondes.

C’est l’anthropologue qui retient l’attention de l’auteur de ce travail, mais surtout « l’union féconde entre littérature et anthropologie » célébrée dans l’étude approfondie des Contes des Mers du Sud, car Mme Largeaud ne fait pas mystère de son projet : « en quoi le travail anthropologique de Stevenson infléchit-il le travail littéraire ? » [31]. Et cela se vérifie notamment par la rupture avec la vision idyllique de la Polynésie : un écrivain « mythologue » va dénoncer le mythe des Mers du Sud fondé par Bougainville au XVIIIe dans son Voyage autour du monde. Stevenson lui-même a d’ailleurs découvert le tropisme des lieux dans l’imaginaire convenu des récits exotiques dits « orientalistes », ce qui souligne l’antécédent littéraire des voyages. Il est dit en passant que l’ouverture de Ceux de Falesa ressemble fort à celle de Robinson Crusoe et que l’impulsion intertextuelle du projet du Veillées des îles se fait jour sur le modèle des Mille et une nuits qui inspirèrent aussi les trois contes du Creux de la vague [56] – traduction de The Ebb-Tide, 1894. Comment s’étonner que l’univers mental du voyageur occidental soit peuplé de figures incontournables, le Vieux Marin de Coleridge, lui-même inspiré par le voyage de Cook dans ces mêmes contrées, sans parler des souvenirs d’Ulysse ou d’Enée ? Si Le Creux de la vague « adapte l’Enéide qui lui-même adaptait l’Iliade » [64], c’est que Stevenson restaure une parole mythique pour la remettre en question. Dans l’épopée du « Farallone » il y a un palimpseste entre la goélette et le livre, l’épopée du bateau et celle du récit antique. Le roman d’aventures s’y efface presque pour retrouver les échos d’une colère divine héritée de Bunyan (The Pilgrim’s Progress).

À partir de là, toute l’étude va se fonder sur deux mouvements rigoureusement symétriques : l’ancien et le nouveau, le vieil impérialisme, entendu comme libido de domination, et le renouveau des îles et de leurs habitants, l’impérialisme du côté européen et du côté océanien, nouveaux homme et femme océaniens et nouvel occidental. Cela pour « une nouvelle littérature du Pacifique ».

Elle-même vite affectée de dépérissement, l’ingérence des Européens est l’occasion de brosser un tableau souvent satirique où les « pérégrinations sémantiques reflètent les circonvolutions géographiques » [177]. On comprendra que le mot « beach » (The Beach of Falesa, titre originel de Ceux de Falesa) connote la communauté britannique des comptoirs. Les missionnaires ambigus, ou le personnage d’Attwater, annoncent le Kurtz de Conrad (Heart of Darkness). Mais remarquable est la volonté du romancier, quelquefois ignorée, de faire ce que Genette appellera écrire Robinson Crusoe du point de vue de ‘Vendredi’, notamment dans « L’île aux voix » et « Le génie de la bouteille ». « L’Occidental devient l’Autre regardé par l’Océanien » [264], un autre infantile et jamais digne de foi. Mais les héros feront le deuil à la fois des autorités paternalistes et de leurs ancêtres.

Dans son décryptage du retour au mythe, la lecture doit s’appuyer sur celui de la langue – que Mme Largeaud, résidant en Polynésie, connaît apparemment bien –, entre sacré et profane, pour une hybridation féconde. Celui que les Polynésiens nommaient le Tusitala, le conteur, se met à l’écoute d’Uma, la raconteuse, pour offrir un accès aux légendes du cru. La femme polynésienne y acquiert une profondeur certaine, « primordiale, matrice universelle d’un nouvel être métis » [379], tandis que le nouvel Occidental incarne les doutes existentiels de Stevenson. Il est capital du point de vue littéraire que cela se répercute sur la structuration des œuvres, « Wiltshire entre deux ‘je’ comme entre deux eaux » [468], pour une poétique de la théâtralisation, même si l’appellation « postmoderne » est un peu hardie, malgré quelque parenté de méthode soulignée par Borges. Le doute devient clairement épistémologique. Le conte est ambivalent comme son auteur.

L’idée centrale est donc bien sûr celle de l’hybridation. Le lecteur sera sensible à l’hommage adressé au défenseur de l’identité linguistique et culturelle des Océaniens, mais retiendra la surimposition des imaginaires écossais et des mythes polynésiens chez cet homme qui écrivit là-bas aussi, loin de sa patrie nordique, nombre de ses récits « européens ».

Notons au passage que l’anthropologie dans son alliance avec la littérature est une démarche qui se développe. On se reportera par exemple au recueil récent, à plusieurs mains, de Terrains d’écrivains : Littérature et ethnographie (1), où les contributeurs relisent Flaubert, George Sand, Rimbaud ou Montherlant à l’aune de cette discipline. C’est un carrefour interdisciplinaire. Mme Largeaud passe souvent par des lectures « politico-psychanalytiques ». Ses nombreuses études de l’onomastique indigène auraient pu être un terrain d’élection des Structures anthropologiques de l’imaginaire que Gilbert Durand signa en 1969, et cela donne aux « Cultural Studies » la dimension qui leur manque parfois.

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(1) Sous la direction d’Alban Bensa & François Pouillon. Série « Anthropologie ». Toulouse : Anacharsis, 2012.

 

 

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