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J.G. Ballard

Inventer la réalité

 

Stephan Kraitsowits

 

Rouen : Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2012

Broché. 212 p. ISBN 978-2877755337. 15 €

 

Recension d’Hélène Machinal

Université de Bretagne Occidentale (Brest)

 

 

Les ouvrages universitaires sur J. G. Ballard sont très rares et les collègues qui se sont livrés à un travail critique sur cet auteur sont en grande majorité des comparatistes. Un véritable travail d'angliciste n'avait donc encore jamais été mené en France, et il convient de saluer cette première. Ballard est cependant à l'honneur depuis quelque temps puisque deux ouvrages lui sont consacrés en deux ans (1). Pour autant, l'ouvrage de Stephan Kraitsowits présente plusieurs spécificités qui le distinguent.

Partant du constat de l'hétérogénéité de l'œuvre ballardienne, l'auteur nous propose donc d'aborder les textes par divers prismes par lesquels il entend construire une cohérence. Il s'agit tout d'abord de poser les cadres génériques dont certains romans de Ballard pourraient relever. L'auteur prend appui sur quatre romans qui représentent selon lui un « échantillon raisonné » de la production littéraire de Ballard. The Drowned World (1962), The Unlimited Dream Company (1979), Empire of the Sun (1984), Running Wild (1988), sont donc les quatre pierres d'angle sur lesquelles l'auteur bâtit son architecture de Ballard. Le premier chapitre de l'ouvrage va s'attacher à repérer les caractéristiques génériques de chacun de ces textes tout en montrant la difficulté de cantonner le texte ballardien à ce même cadre générique. La science-fiction, le surréalisme, le récit autobiographique, et le récit policier sont les quatre cadres qui vont successivement être envisagés. Découpant l'œuvre de Ballard en quatre grandes périodes de production, chacune ancrée dans une esthétique spécifique ou dans mode narratif particulier, il s'agit d'ériger un roman au rang d'étalon de chaque période.

Ballard est un auteur prolifique, qui résiste peut-être à la classification, mais qui a cependant des traits distinctifs relativement uniques. Rares sont en effet les auteurs qui parviennent à échapper aux découpages chronologiques ou génériques. Depuis le début de sa carrière, Ballard a en effet toujours été inscrit dans la science-fiction et, pour autant, il demeure que les romans post-apocalyptiques de l'auteur se distinguent nettement des romans qui témoignent de la New Wave science-fictionnelle. Il ne faut pas non plus occulter le contexte britannique, qui reste distinct de l'écriture science-fictionelle telle qu'elle se déploie en parallèle aux États-Unis. Si cet aspect est rapidement évoqué dans l'introduction, l'identité contextuelle du « cas Ballard » reste à explorer, en particulier dans ses rapports avec la production nord-américaine, mais aussi pour son inscription dans une New Wave ancrée dans un contexte britannique. L'histoire de la SF est complexe et elle tisse des croisements entre les continents et leurs influences contextuelles spécifiques. La catégorie « surréalisme » reste donc pertinente mais le lecteur qui découvre Ballard aurait pu souhaiter une présentation plus détaillée des interactions entre une esthétique et un genre qui ne sont peut-être pas à distinguer en tant que catégories distinctes.

Les années quatre-vingt marquent une rupture clairement étayée par Stephan Kraitsowits car  Ballard quitte un mode de fiction ancré dans un imaginaire « pur », ayant perdu toute attache avec le référentiel, pour écrire des romans autobiographiques. Ce retour au réel, et à sa propre réalité, est l'occasion d'une échappée hors de la fiction, même si cette dernière reste omniprésente, mais elle permet d'introduire une dimension auto-réflexive, de mêler plus intimement l'extrapolation et le référent mimétique. Souvent mal ou peu comprise par la critique, cette période d'écriture de Ballard est sans doute aussi l'une des clés permettant de mieux saisir le sens des derniers romans de cet auteur « hybride ». Remonter aux origines, explorer le passé, retracer les chaînes d'événements qui ont mené à une réalité spécifique, n'est-ce pas là la structure de tout récit policier ? Finalement, Ballard a peut-être opéré cette quête rétrospective et cette exploration de son passé pour s'ouvrir la voie d'une enquête anthropologique bien différente dont témoigne sa production récente. Cette dernière révèle en effet une résurgence du générique mais un ancrage socio-politique qu'il ne faut pas écarter. La manipulation des cadres génériques mène aussi logiquement à des interrogations sur la dimension post-moderniste de la fiction ballardienne. Que l'on ait une position tranchée ou pas sur cette question, elle ne peut que difficilement être occultée, d'autant qu'elle a déjà été abordée par la critique contemporaine.

L'approche en partie générique que nous propose Stephan Kraitsowits est certes éclairante et pertinente mais on pourra se demander si retenir un roman et en faire le référent d'une période ne réduit pas la complexité et le foisonnement inhérent à chacune d'entre elle. Le prisme des genres, la SF et le récit policier, est par ailleurs séduisant, mais l'on sait aussi à quel point il est mouvant puisqu'à ce jour des ouvrages sont encore entièrement consacrés à l'épineuse question de la définition de la Science-fiction, pour ne prendre que cet exemple. Poser les genres est certes une entreprise complexe mais elle est une étape nécessaire lorsque l'on veut montrer qu'un auteur les déconstruit.

Les chapitres deux et trois de l'ouvrage de Stephan Kraitsowits reposent à nouveau sur le postulat d'une cohérence de l'œuvre de Ballard. La thématique de la mort permet ainsi à l'auteur de reprendre dans son deuxième chapitre les quatre romans choisis pour montrer qu'ils représentent chacun un mode de confrontation à la mort. Ainsi, l'esthétique surréaliste permettrait de sublimer la finitude inhérente à l'humain, et, sur un autre mode, le récit autobiographique permettrait de contenir les affects passés liés au traumatisme de la disparition. On aborde ainsi une dimension thématique de l'œuvre par le biais d'une approche psychopathologique qui confère au processus créatif une fonction de sublimation. Sur un mode quelque peu différent, les deux genres convoqués sont également mis au service d'une analyse qu'on aurait pu souhaiter plus clairement ancrée dans la psychanalyse. Le repérage de la thématique est très clairement balisé et particulièrement pertinent dans les textes retenus, mais la notion de sublimation ouvre aussi sur le sublime et sur les processus esthétiques à l'œuvre chez Ballard. Comment ne pas se demander en effet si l'esthétique surréaliste et les processus de sublimation ne sont pas liés à un processus créatif qui cherche à contenir la trauma en le sublimant ? Le chapitre trois propose une analyse bachelardienne de la symbolique des romans grâce à laquelle l'auteur dégage la cohérence « mythopoïétique ». S'appuyant sur les analyses de Bachelard, sur la question du mythe chez Barthes, mais aussi sur les écrits de Lévi-Strauss, Stephan Kraitsowits n'hésite pas à se confronter à cette notion extrêmement polysémique et complexe du mythe pour tenter, une fois encore, de construire une architecture cohérente dans la fiction ballardienne.

L'ouvrage propose ensuite à son lecteur des chapitres spécifiques où nous pouvons lire des analyses détaillées d'un passage de chacun des romans. Ces lectures détaillées fournissent à l'auteur l'occasion de reprendre certaines facettes de ses analyses dans le cadre d'une micro-analyse. Enfin, le lecteur de J.G. Ballard : Inventer la réalité, trouve au chapitre 5 une étude de « Ballard au cinéma » où l'auteur s'attache à la production cinématographique fondée sur les romans. Cette ouverture vers les arts visuels dans un ouvrage avant tout consacré à la prose est indéniablement salutaire. Pour finir, nous découvrons en fin de volume une bibliographie « commentée » dans laquelle l'auteur a pris soin de recenser les textes critiques existant sur Ballard et l'orientation de chacun d'entre eux.

Consacrer un ouvrage de 200 pages à un auteur dont la production est très conséquente est certes une entreprise d'envergure, d'autant que la question générique reste toujours complexe et discutable. L'ouvrage de Stephan Kraitsowits est donc une première pierre apportée à la réflexion critique et théorique sur un auteur que l'on a trop souvent voulu cantonner à l'ombre des minores alors que la distinction entre « haute » et « basse » littérature est totalement contestable si tant est qu'on veuille bien admettre que l'œuvre de création n'a pas vocation à être emprisonnée dans un système hiérarchisé. C'est peut-être d'ailleurs la marque distinctive de l'œuvre ballardienne que de se soustraire continuellement aux catégories par cette tendance au protéiforme et à l'hybridité.

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(1) L'ouvrage ici recensé et un numéro de la revue Otrante, qui fait suite à un colloque qui s'est tenu à l'UQAM : S. Archibald (ed.), J.G. Ballard: L'invention du réel. Paris : Kimé, 2012

 

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