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Shakespeare et la postmodernité

Essais sur l’auteur, le religieux, l’histoire et le lecteur

 

Jean-Christophe Mayer

 

Berne : Peter Lang, 2012

 Broché. xi+305 p. ISBN 978-3034311960. 80,30 €

 

Recension de Sophie Chiari

Université d’Aix-Marseille

 

 

Dans son dernier ouvrage, Jean-Christophe Mayer, directeur de recherche au CNRS, se donne pour ambition de comprendre, d’analyser et de remettre en question les théories postmodernistes et poststructuralistes appliquées au champ des études shakespeariennes tout en s’appuyant sur les travaux des philosophes du langage, des linguistes, des spécialistes des sciences cognitives, des sociologues et des historiens. Il aborde ainsi quatre thématiques essentielles, en commençant par la question de l’auteur et de l’ « intentionnalisme » shakespearien (qu’il soit subjectif ou hypothétique), avant de poursuivre par l’expérience du religieux dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles et de prendre la mesure de la foi nécessairement hybride du poète dramaturge. Ces deux premiers chapitres mènent tout naturellement l’auteur à l’étude de la mise en scène de l’histoire dans les deux tétralogies de Shakespeare, dans lesquelles le barde prend un malin plaisir à relier les événements de son temps aux faits marquants du passé, et à l’analyse du subtil jeu de « référence croisée »—expression empruntée à Paul Ricœur [152]—entre l’historiographie et la fiction. Shakespeare et la postmodernité s’achève sur un retour au lecteur et à la matérialité du livre dans le cadre des études shakespeariennes, à une époque où l’essor des « performance studies » (principalement lancées par J. L. Styan dans The Shakespeare Revolution, publié en 1977) tendrait presque à faire oublier l’importance du texte imprimé et de l’imaginaire qu’il suscite.

Tout au long de ces chapitres, Jean-Christophe Mayer retrace l’histoire des théories critiques qui ont traversé les XXe et XXIe siècles en en dénonçant les principales apories et en remettant au cœur de la critique shakespearienne les enjeux complexes liés à la production d’une œuvre qui ne peut trouver son sens que dans une dimension ou dans une approche collective. Car, selon Mayer, l’œuvre dramatique « est le produit d’une multitude d’agents impliqués à des degrés divers dans la production du texte : dramaturge, collaborateurs éventuels, imprésarios, comédiens, puis imprimeurs, typographes, personnels des maisons d’édition, éditeurs scientifiques, etc. » [268].

Que l’on ne s’y trompe pas : cet essai ne propose pas d’étude serrée du texte shakespearien et ne s’attache pas non plus à l’histoire de sa représentation théâtrale. Son but est ailleurs. En effet, il ne s’agit pas ici d’analyser les pièces mais d’examiner la manière dont les sciences humaines se sont réapproprié un auteur dont les innombrables biographies témoignent d’une fascination restée intacte malgré, ou plus probablement à cause des informations lacunaires dont nous disposons, notamment en ce qui concerne les années dites « perdues » du dramaturge, et qui recouvrent une période d’environ sept ans, allant de 1585 à 1592 (à ce sujet, on consultera avec profit la monographie d’E.A.J. Honigmann, Shakespeare: theLost Years’, publiée en 1985). Plutôt que de tenter de combler ce déficit, mission délicate s’il en est, Jean-Christophe Mayer a choisi d’opérer une synthèse des grands mouvements critiques qui ont tous peu ou prou contribué à renouveler notre approche de l’œuvre shakespearienne, tout en prenant clairement position au fil des chapitres. L’auteur n’hésite donc pas à remettre en cause des méthodes ayant jusqu’ici fait l’objet d’un certain consensus et à exprimer ainsi des réserves sur les choix de Stanley Wells et de Gary Taylor dans leur fameuse édition des Complete Works du dramaturge publiée pour la première fois en 1986. « Pour Wells et Taylor, explique-t-il, Shakespeare ne pouvait être considéré comme auteur au sens moderne du terme, car, en tant qu’homme de théâtre, il ne se souciait aucunement de la publication de ses œuvres » [65]. Il est vrai que, depuis lors, Lukas Erne, l’auteur de Shakespeare as Literary Dramatist (2003), pour ne citer que lui, a remis en question cette vision d’un Shakespeare indifférent à la publication de ses propres textes, cela d’autant plus que le dramaturge s’est bel et bien préoccupé de la publication de Vénus et Adonis (1593), poème narratif qui connut un très grand succès de son vivant. Jean-Christophe Mayer critique en outre ce qu’il considère comme d’importantes dérives de la critique actuelle. Ainsi, il ne s’avoue pas convaincu par le Shakespeare catholique mis à la mode au cours des années 2000, et rejette tout aussi vivement la pratique du présentisme prônée par Hugh Grady et Terence Hawkes dans Presentist Shakespare (2007), redoutant une transformation de la critique littéraire en « mauvais journalisme » [191]. Il fait enfin montre d’un certain scepticisme face aux problématiques du néo-historicisme et, même s’il reconnaît à Stephen Greenblatt le mérite d’avoir posé des questions essentielles, il regrette l’esthétisation du politique et de l’historique à laquelle cet « espèce de système totalisant » [132] a pu donner lieu par la suite.

L’auteur de Shakespeare et la Postmodernité ne se contente toutefois pas de remettre en cause un certain nombre d’excès critiques. Il s’efforce aussi de proposer au sein de chaque chapitre des outils épistémologiques censés rétablir le dialogue trop souvent rompu entre l’auteur et le lecteur. D’autant que, dans le cas de Shakespeare, la quête des origines s’avère inéluctablement vaine. Les textes qu’il nous a légués sont en effet instables, fuyants et, en fin de compte, insaisissables. Pourtant, ces caractéristiques a priori négatives ont façonné une œuvre plurielle et foisonnante, perpétuellement renouvelée, précisément parce que « la transformation des textes est une activité primordiale, au sens où la littérature demeure un espace ouvert et non fini, un lieu commun, un endroit dont le but est sans doute d’amener les individus à repenser, par leur engagement pratique avec les livres et la littérature, ce qu’est cet ‘être en commun’ et ce qu’ils voient lorsqu’ils se contemplent dans les livres », affirme l’auteur [265].

Les points forts de cette étude se situent incontestablement dans les deuxième et troisième chapitres, qui prolongent en réalité Shakespeare’s Hybrid Faith : History, Religion and the Stage (Basingstoke, Palsgrave, 2006), du même auteur. Dans le deuxième chapitre, Jean-Christophe Mayer revient en effet sur la manière dont les cercles radicaux britanniques du XIXe siècle s’emparent de la figure du dramaturge « pour en faire un positiviste » [77], et dévoile ainsi un pan critique généralement peu exploité dans les études les plus récentes portant sur le retour du religieux. Dans le chapitre suivant, les exemples puisés dans Henry V et Henry IV, deuxième partie, contribuent à éclairer utilement les avancées historiographiques de l’époque shakespearienne et à remettre en cause un certain nombre de clichés. Les chapitres d’introduction et de conclusion offrent quant à eux des pistes d’étude prometteuses sur le rôle de l’auteur et du lecteur pendant la première modernité, et mettent en avant des processus cognitifs de création trop souvent oubliés lorsqu’il s’agit d’analyser les pratiques théâtrales de la Renaissance. Les dernières pages de l’étude de Jean-Christophe Mayer traitent par exemple de cet objet fascinant qu’est la tablette (« table » ou « table-book »), qui servit longtemps « de métaphore, pour parler du travail de l’esprit humain, de l’accès au savoir, et de la mémoire des êtres et des choses » [240]. On devine ici le sujet d’un futur ouvrage, au diapason du matérialisme culturel et de l’histoire du livre tels que le pratiquent aujourd’hui Roger Chartier ou Peter Stallybrass, dont l’auteur nuance cependant certaines positions critiques, notamment lorsqu’il précise que la tablette ne constitue pas tant à ses yeux un modèle « antithétique de l’esprit humain » qu’un modèle « ambivalent » [241], position qui demande d’ailleurs à être développée et approfondie.

Shakespeare et la Postmodernité sera un livre utile pour qui, comme Jean-Christophe Mayer lui-même, influencé par les théories de Paul Ricœur, cherche à repenser des concepts et des outils critiques essentiels à la bonne compréhension d’une œuvre aussi riche, novatrice et déroutante que celle de Shakespeare. Le grand mérite de cet ouvrage bien documenté (à ce titre, on consultera avec attention la liste des manuscrits, des livres imprimés, ainsi que des sources premières et secondaires en fin d’ouvrage) n’est donc pas tant d’apporter des correctifs à des méthodes d’analyse désormais bien connues que de susciter une réflexion sur la manière dont nous abordons le dramaturge aujourd’hui et, à ce titre, Shakespeare et la Postmodernité représente une étude particulièrement stimulante.

 

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