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L’Engagement dans les romans féminins

de la Grande-Bretagne des XVIIIe et XIXe siècles

 

Dirigé par Thierry Goater et Élise Ouvrard

 

Collection « Interférences »

Rennes : Presses de l’Université de Rennes, 2012

Broché. 245 p. ISBN 978-2753520301. 18,00 €

 

Recension de Guyonne Leduc

Université Charles de Gaulle – Lille 3

 

 

Dans cet ouvrage issu d’un colloque tenu à l’université de Caen (17-18 juin 2010) et rassemblant seize contributions (dont trois en anglais), rédigées tant par des chercheurs confirmés que par de jeunes chercheurs, le terme « engagement » est à entendre, afin d’éviter tout anachronisme (précise l’« Avant-propos » [9]), à la fois au sens de l’engagement dépeint dans les romans (politique, social, religieux, moral, intellec­tuel, artistique) et au sens de l’engagement de femmes écrivains. Sont donc envisagées ici les voies et les voix choisies par un certain nombre de romancières anglaises des XVIIIe et XIXe siècles.

À une période où la femme était considérée comme une mineure aux plans légal, politique et moral notamment, le roman était un genre réputé féminin car nulle culture classique, nulle formation intellectuelle n’était requise pour rédiger ce que l’on estimait être une extension de l’écriture épistolaire ; ainsi s’explique leur foisonnement : « sur deux mille ouvrages parus au XVIIIe siècle, on ne dénombre pas moins de six cents romans féminins » [7]. L’écriture était, en particulier, un moyen de résistance dans la société patriarcale, bien avant de s’avérer parfois un moyen de subsistance. Le présent ouvrage propose « des approches variées et complémentaires de romancières célèbres ou moins connues, tout en rappelant les limites et les paradoxes inhérents à l’engagement dans la littérature féminine » [10].

La première des quatre Parties, intitulée « De la revendication politique à l’écriture fictionnelle : Mary Wollstonecraft » [15-38], se concentre sur la romancière plutôt que sur l’essayiste, même si sa production romanesque – Mary, a Fiction (1788) et Maria ; or, The Wrongs of Woman, inachevé et publié, en 1798, par son époux, le philosophe William Godwin – ne peut être évoquée sans référence à sa Vindication on the Rights of Woman (1792), où, comme dans Thoughts on the Education of Daughters (1787) auparavant, l’auteur se montre très critique vis-à-vis de la lecture de la fiction, vis-à-vis de celle des romans dans l’éducation des jeunes filles, trop souvent victimes de leur imagination, que ceux-ci enflamment alors que la raison devrait l’emporter sur les sentiments. Dans « Committing to Female Politics : Mary Wollstonecraft or the Voice of Romantic Emancipation » [17-25], l’hypothèse de Caroline Bertonèche est que Mary Wollstonecraft entend « transformer l’essence du roman sentimental » (« Wollstonecraft’s first act of emancipation was to transform the core of the sentimental novel » [21]). Mary, a Fiction tente de redéfinir le féminin et, donc, le masculin. Dans la phrase « [MW] had also been abandoned by a husband » [25], on relève une inexactitude, puisque Gilbert Imlay ne fut jamais son époux.

Plus que l’« ambiguïté du discours de Mary Wollstonecraft » [27] sur la relation, sur l’équilibre entre raison et sentiments, Laure Blanchemain-Faucon examine « [l’]Imagination et [l’]engagement dans Maria ; or, The Wrongs of Woman de Mary Wollstonecraft » [27-38]. L’imagination s’entend ici comme « faculté de produire et associer des images » [30] en relation avec le gothique. Divers réseaux de métaphores utilisées dans ce roman sont analysés en tant qu’instruments d’accès au « monde intérieur des femmes » [38] et de sa compréhension. Est également amorcée la réflexion sur le détournement des « conventions du roman gothique […] à des fins féministes » [34], qui se déploie dans la deuxième Partie, « La Voix féminine dans le récit gothique » [39-77].

L’article de Betty Rizzo, “Renegotiating the Gothic” [58-103] dans Revising Wo­men: Eighteenth-Century ‘Women’s Fiction’ and Social Engagement (éd. Paula R. Backsheider [Baltimore: The Johns Hopkins UP, 2000] 273 pp.) permet de mettre en perspective les trois contributions qui la composent; par divers biais, elles démontrent que ce type de roman, dû à des plumes féminines, peut subvertir, de l’intérieur, l’ordre patriarcal établi. Julien Morel envisage « Le Pittoresque comme instrument de l’engagement chez Ann Radcliffe » [41-53] et non comme simple « esthétique […] décorative » [42], dans The Romance of the Forest (1791), dans The Mysteries of Udolpho (1794) et dans The Italian (1797). Les jeunes héroïnes, apparemment « en détresse », y ont une voix propre ; résistant souvent à l’oppression patriarcale, elles sont capables de « maîtriser leurs émotions » [49] et utilisent, à travers le regard posé sur le paysage ou au moyen de leurs dessins, l’esthétique pittoresque, synonyme de nuance et d’harmonie, face au sublime, incarnant le masculin (parfois destructeur) et la tyrannie politique.

Pour Gaëtane Plottier aussi, pittoresque, nature et (relative) liberté féminine seraient liés [64]. Dans « Gothique féminin et engagement » [55-66], elle s’attache à certains romans de Sophia Lee, de Clara Reeve, d’Ann Radcliffe, et à Frankenstein (le monstre y est-il une figure féminine ou masculine ?) de Mary Shelley, dont elle examine le personnage finalement assez peu subversif de l’héroïne exposée à un péril tout relatif.

« Quand le gage d’amour se fait engagement féministe : La représentation du baiser dans Frankenstein et The Last Man de Mary Shelley » [67-77], d’Audrey Souchet, traite un aspect assez inattendu mais qui s’avère fructueux. Si le « baiser amoureux hétérosexuel » [68], normalement « geste pleinement égalitaire et pleinement consenti » [68] est, dans les deux romans considérés, « une prérogative masculine mortelle et même mortifère » [71] et devient, de ce fait, « un geste profondément aliénant » [70] pour les personnages féminins, en revanche, le baisemain semble signifier « l’union idéale » [75] entre Felix et Safie dans Frankenstein et, surtout, le « baiser de l’esprit », telle une figure de la sympathie, marque une « nouvelle vision de l’affection » entre hommes et femmes et aussi, plus largement, « entre tous les individus » [68].

À l’engagement esthétique succède son versant social et politique dans la troisième Partie, « La Fonction sociale du roman et ses limites » [81-162]. C’est de l’Écossaise Susan Ferrier que traite Benjamine Toussaint dans « ‘What can I do with a girl who has been educated in Scotland ?’ ou l’art de remettre en question le modèle patriarcal anglo-centrique » [81-99]. L’auteur de Marriage (1818) partage les mises en garde lancées par Mary Wollstonecraft en 1792 tant contre la passion amoureuse que contre les mariages de raison conclus par intérêt matériel, autre réalité courante ; elle prône, à son tour, une éducation intellectuelle et raisonnée des filles qui pourront alors choisir leur époux en se fondant sur une « affection rationnelle » [94]. L’instauration de ces nouveaux rapports entre les sexes se double d’une révision des relations entre les cultures anglaise et écossaise, en vue d’un « partenariat équilibré » [95] dans les domaines privé et social.

Aussi bien dans le journalisme que dans la fiction, Harriet Martineau se montre plus engagée, au sens traditionnel du terme, ce qu’analyse Odile Boucher-Rivalain avec précision dans « L’Engagement de Harriet Martineau (1802-1876) dans sa fiction des années 1830-1840 » [101-113]. Des récits didactiques puis deux romans, Deerbrook (1839), centré sur la classe moyenne provinciale, et le roman historique en trois tomes, The Hour and the Man (1841), dont le héros est Toussaint L’Ouverture, se font le vecteur d’un message social, voire, dans le cas du second, un « outil de propagande » [106] de la cause abolitionniste et, au-delà, du droit universel à la liberté. 

Le roman, sentimental cette fois, qui, par essence, s’adresse avant tout à un lectorat féminin, devient ici une arme ici contre l’idéologie protectionniste, « contraire à l’idéologie divine » [116], sous la plume de Margracia Loudon, plus économiste que romancière, dont Patrice Bouche étudie les écrits dans « Magracia Loudon : Engagement d’avant-garde, combat d’arrière-garde ? » [115-127]. Connue, avant tout, pour Philanthropic Economy (1835), essai et pamphlet, « sous-tendu par une théodicée du libre-échange » [125], rédigé en faveur du mouvement pour le libre-échange, elle signa, d’autre part, quatre romans – First Love (1830), Fortune-Hunting (1832), Dilemmas of Pride (1833) et Maternal Love (1849) : le premier vise les propriétaires absentéistes, les deux suivants s’attaquent au droit de primogéniture et le dernier traite de l’importance d’une éducation rationnelle.

La question religieuse, ici le renouveau évangélique, est également l’objet de la contribution suivante, « L’Engagement moral et religieux dans l’œuvre romanesque d’Anne Brontë : Le Modèle évangélique » [129-141]. Élise Ouvrard y étudie « la manière dont Anne Brontë s’inspire de la fiction didactique de l’époque tout en démarquant son engagement littéraire d’une écriture exclusivement utilitaire » [130], Si la romancière se préoccupe de l’éducation (dont celle des femmes, car elles sont destinées à exercer une influence positive sur autrui), à la fois dans Agnes Grey (1847), où elle dénonce, au passage, la cruauté envers les animaux, et dans The Tenant of Wildfell Hall (1848), instrument de lutte en faveur de la tempérance, ce second roman est parfois jugé comme « l’un des premiers romans féministes » [137]. 

L’éducation des filles, de Mary Barton (1848) à Wives and Daughters (1866), représente un enjeu central dans les romans de l’Unitarienne Elizabeth Gaskell, dont l’engagement à la croisée du religieux, du politique et du social est plus connu. Cet engagement constitue le cœur de l’étude de Patsy Stoneman dans « ‘Warring Members’: Varieties of Commitment in the Work of Eliza­beth Gaskell » [143-151]. La raison et l’amour, accordés par Dieu aux individus, et non la croyance au dogme, fondent la foi unitarienne en la capacité humaine d’atteindre l’harmonie sociale qui anime Elizabeth Gaskell, partagée entre « radicalisme indéniable » et « conservatisme chrétien » [11].  

De même, l’éducation des filles est « l’un des rares domaines où [George Eliot] s’impliquera personnellement » [159], remarque Stéphanie Drouet-Richet. Dans « George Eliot, écrivain engagé ? Quelques pistes pour une réflexion » [153-162], elle analyse les contradictions, les « paradoxes », voire les « ambiguïtés » [158, 159] de la « non-croyante, libre-pensante » [154]. Alors qu’elle souligne le rôle fondamental de l’individu dans l’amélioration de la société, dans son bon fonctionnement, la romancière s’intéresse moins au politique qu’à l’éthique et à l’esthétique, qu’à un « humanisme séculier fondé sur la sympathie, la responsabilité et l’union des âmes» [162].  

La dernière partie de l’ouvrage, « L’Écriture féminine comme engagement » [163-230], se concentre sur les stratégies d’écriture, dont celles de l’indirection, afin de contourner la censure appliquée à la prise de la parole par les femmes. Si l’auto-effacement semble, à première vue, caractériser Jane Austen, Thierry Goater examine, dans Pride and Prejudice (1813) en particulier, les « Stratégies auctoriales et discursives de l’engagement au féminin chez Jane Austen » [165-175] et reprend [166, 175] l’expression bien connue de Claire Joubert, « l’écriture au féminin » (« L’Écriture au féminin : un opérateur de poétique », Féminin/ Masculin. Littératures et cultures anglo-saxonnes, éd. Sophie Marret [Rennes: PUR, « Interférences », 1999] 263-273). Entre « voilement patronymique et dévoilement générique » [167], expression ingénieuse de Thierry Goater, ce dernier répond à la question qu’il pose : « y aurait-il pour Austen une identité formelle textuelle (genre) propre à traduire l’identité sexuelle (gen­der) ? » [168], le roman autorisant le recours à une ironie sous-jacente et lui permettant de trouver sa voie/voix.

La figure de la rebelle, sous les traits d’Elizabeth Bennett, de Jane Eyre et de Dorothea Brooke, sert de fil directeur à Pascale Denance, qui s’attache aux stratégies narratives complexes à l’œuvre dans les trois romans les plus célèbres de Jane Austen, de Charlotte Bron­të et de George Eliot (« Figures archétypales de rebelle dans trois romans du XIXe siècle : Pride and Prejudice, Jane Eyre et Middlemarch » [177-190]). Les trois héroïnes sont décryptées, de manière très judicieuse et fine, à la lumière des mythiques Antigone et Lilith et de la femme de Barbe-Bleue, associées parfois même dans la lettre du texte, dans ces trois « êtres de papier » qui « se posent en tant que sujets » [183].

L’élaboration de la subjectivité indépendante et créative de Jane Eyre, la gouvernante qui aurait pu le rester ou devenir la proie de la folie, fournit la matière de « Jane Eyre : A Portrait of the Artist as a Young Woman » [191-201]. C’est avec précision que Stéphanie Bernard analyse l’éclosion et la métamorphose de l’âme de la narratrice et héroïne (« Jane’s coming-to-life as an artist » [197]) qui ne se glisse dans aucun archétype de la femme victorienne et qui se veut d’abord invisible, voire à l’écart. La féminité intime plutôt que le féminisme social est la clé de l’engagement artistique de Charlotte Brontë.

Dans « Des Discours politiques fantasmés aux silences expressifs : Le Développement d’une rhétorique de l’engagement féminin dans l’œuvre de Charlotte Brontë » [203-216], son itinéraire intellectuel et esthétique se trouve retracé par Gaïane Hanser, des Juvenalia (1829-1835) à Shirley (1849) et à Villette (1853), des masques masculins portés face à Branwell au « porte-parole ambigu » [209] qu’est Shirley, parfois désignée par un pronom personnel masculin [210], et jusqu’à la voix narrative de Lucy Snowe, sous la persona masculine transgressive et libératrice de Lucien, qui peut aussi manier l’ironie. Le féminin (entre désir et retenue [212]) et l’artistique se rejoignent dans la revendication d’être jugée comme un artiste homme.   

Isabelle Hervouet-Farrar propose de dépasser l’adhésion de surface aux conventions victoriennes, qui semble prévaloir dans The Professor (1846, 1857), premier roman de Char­lotte Brontë qui choisit la forme de l’autobiographie fictive, apparent « gage de réalisme et d’authenticité » [228] (« Quand Charlotte Brontë s’engage dans le roman victorien : The Professor » [217-230]). L’exclusion, la perte [217], « une angoisse très profonde et d’ordre ontologique » [223] est, en réalité, à lire sous la réussite matérielle de William Crimsworth. Sur la place des femmes, l’« ambiguïté » demeure [221] ; en effet, la « domestication du féminin » [223] émane moins de la peur de l’attirance sexuelle que du lien établi entre « la mort et la femme » [224], dont diverses manifestations sont ici envisagées. L’écriture elle-même figure un autre danger, notamment dans le rêve du héros.

Au-delà de l’instrumentalisation partielle du genre romanesque, de la subversion des formes du roman gothique et sentimental, « Existe-t-il une tradition littéraire féminine ? » est le questionnement qui sous-tend l’ensemble de ces articles et déborde la sphère anglophone étudiée. Une Bibliographie critique générale intéressante, où sont curieusement insérées les deux Vindications de Mary Wollstonecraft [231-232], une « Note bio-bibliographique » [233-236] ainsi que le résumé des contributions [237-242] viennent clore cet ouvrage malheureusement dépourvu d’un index nominum qui eût été fort utile.

 

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