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Le Réel en traduction

Greffage, traces, mémoire

 

Sous la direction d’Isabelle Génin

 

Revue Palimpsestes, n°24

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2011

Broché. 242+55 p. ISBN 978-2878545548. 16,80 €

 

Recension de Marie Nadia Karsky

Université Paris 8

 

 

Ce numéro de la revue Palimspestes s’interroge sur les éléments du réel imbriqués dans les textes de fiction et sur leur traduction. L’ouvrage est constitué de onze articles et s’accompagne, comme la plupart des autres numéros de cette revue, d’un livret comportant les exemples les plus longs. Dans une introduction lumineuse, Isabelle Génin réfléchit à la notion de réel pour démonter la polarité entre réel et fiction, soulignant la dimension subjective du réel, forcément relayé par un discours et transmis par un sujet. La frontière entre le réel et la fiction ne peut ainsi être nettement tracée : la fiction constitue-t-elle un prolongement textuel du réel ? Quelle est la place du réel dans la fiction ? L’emprunt au réel tient parfois du mimétisme, jouant alors souvent un rôle rassurant. Ceci n’est plus forcément le cas pour d’autres formes d’interaction : l’intégration du réel peut relever d’une démarche esthétique qui lui donne une fonction aliénante ou qui vise, de manière plus ludique, à brouiller, pour le lecteur, les frontières entre réel et fiction. Quand le réel n’est pas manipulé dans un but idéologique. Les articles de ce numéro de Palimpsestes témoignent des différents modes d’intégration du réel à la fiction selon les époques littéraires. Toujours médiatisés, les éléments de réel sont choisis et retravaillés par les écrivains pour créer une impression de vraisemblance qui n’agit qu’avec le concours de la mémoire du lecteur, celle-ci validant ou non la construction que constitue cet effet de réel.

Isabelle Génin rappelle également l’aspect double de la problématique posée par le rapport entre réel et fiction en traduction : à la question de l’essence du réel en fiction s’ajoute celle du rapport entre le réel et la traduction. Traduire signifie réécrire un texte – bien réel – dans une autre langue, tout aussi réelle, et affronter des obstacles très réels également : le texte avec son lexique, sa syntaxe, son style, ainsi que les délais et exigences des éditeurs. De plus, traduire suppose la réintroduction des liens entre le réel et la fiction dans un autre système linguistique et culturel, au risque de les modifier. Il s’agira donc pour le traducteur de repérer les modalités de fonctionnement du réel dans l’original, afin d’adopter les stratégies de traduction adéquates selon la visée du texte source et l’horizon de traduction. 

Après cette présentation liminaire très stimulante pour le lecteur par sa clarté et sa vivacité stylistique, le recueil se divise en trois parties. La première, « Histoire et mémoire », comporte quatre articles qui traitent des liens entre événements historiques et récits de fiction. Siobhan Brownlie se situe dans le champ des études sur la transmission de la mémoire dans les récits de fiction pour analyser les traductions et adaptations françaises d’Ivanhoe. Fiction et réel sont en interaction constante dans le roman de Scott, qui peut se lire comme une critique dissimulée de la réalité politique de son époque, fait intervenir la mémoire de la conquête normande, et est lui-même devenu un objet de mémoire. L’auteure de l’article rappelle que les publics visés par les adaptations diffèrent en âge : il s’agit d’adolescents en France, et d’enfants en Grande-Bretagne. Elle fait très clairement ressortir les objectifs des différentes traductions et adaptations en étudiant la portée des ajouts, des modifications et omissions, s’intéressant notamment au traitement réservé aux notes de bas de page. La dernière adaptation du roman, datant de 2009, en comporte beaucoup, visiblement insérées à des fins didactiques, pour améliorer les connaissances des jeunes lecteurs en matière d’histoire et de culture médiévales. L’adaptation joue donc ici un rôle de transmission non seulement d’une œuvre littéraire, mais encore d’un passé historique. Cependant, des pans entiers du roman liés à l’opposition, puis aux prémices de réconciliation, entre les Normands et les Saxons, et préfigurant l’élaboration d’une identité anglaise sont omis ou abrégés. Ceci relève certes de la nature même de l’adaptation, mais Siobhan Brownlie constate qu’il s’agit là d’un lieu de mémoire anglais, sans doute omis parce qu’il ne trouve pas d’écho dans la mémoire culturelle française.

Nitsa Ben-Ari examine, elle aussi, dans un article limpide, les formes prises par la « traduction », au sens notamment de transmission, d’un événement de la mémoire collective longtemps réprimé. En 1842, l’écrivain juif allemand Eugen Rispart a écrit un roman sur le tragique massacre, à la fin du douzième siècle, des Juifs à York, s’inspirant d’Ivanhoe notamment pour une partie de l’intrigue amoureuse, construite autour de l’attirance, considérée comme culturellement impossible et donc non souhaitable, entre une héroïne juive et un chevalier chrétien. La traduction est ici comprise comme un triple transfert sémiotique : celui d’un événement historique, concret et bien réel, vers un récit (dans les chroniques anglaises), celui d’un genre, l’historiographie, à un autre, le roman, et enfin, le transfert entre les langues : de l’anglais à l’allemand puis à l’hébreu, le roman de Rispart ayant été traduit deux fois en cette langue, d’abord au dernier tiers du dix-neuvième siècle pour les Juifs d’Europe centrale, puis en 1944 en Palestine. Resituant l’écriture du roman de Rispart dans le contexte de l’histoire des Juifs en Allemagne au dix-neuvième siècle, Nitsa Ben-Ari souligne à quel point il participe de l’élaboration d’une vision positive de l’histoire juive, conjuguant assimilation et affirmation d’une identité religieuse et culturelle. Là encore, l’ellipse du massacre dans le roman ou son évocation en filigrane par le biais du siège de Massada en disent long sur la manière dont fonctionne la mémoire collective et sur le rôle que joue la traduction dans son élaboration.

S’attachant à étudier la rhétorique réaliste et les référents empiriques auxquels elle renvoie, Julie Arsenault s’intéresse au devenir, dans les traductions de The Scarlet Letter, du chapitre introductif « The Custom House », censé valider l’authenticité du récit qui suit, et qui a fait l’objet d’un scandale lors de la sortie du roman en 1850. Nathaniel Hawthorne s’en est-il servi comme moyen de revanche alors qu’il avait justement perdu son poste à la Custom House de Salem ? Des onze traductions du roman publiées entre 1853 et 1979, seules six d’entre elles, toutes parues après 1945, comportent le chapitre introductif. Julie Arsenault présente méticuleusement toutes les traductions et leur paratexte, s’interrogeant sur les raisons possibles de la disparition de ce premier chapitre. S’appuyant sur la recherche de Ronald Jenn, elle commente ensuite les six traductions de « The Custom House », avec leurs modifications et omissions, qui témoignent majoritairement d’une politique de domestication adoptée afin de ne pas désorienter le lecteur mais de lui présenter, au contraire, des référents liés à un réel familier.

L’article de Clíona Ní Ríordáin démontre avec force l’importance des référents historiques dans le long poème narratif « The Last Geraldine Officer » du poète irlandais engagé Thomas McCarthy. Cette œuvre évoque la vie d’un personnage imaginaire, créé cependant à partir de la biographie, réelle, des deux frères Fitzgerald. La diégèse du poème est ancrée dans la réalité irlandaise durant la Deuxième Guerre mondiale, soit celle d’un pays neutre dont une partie de la population s’est toutefois engagée dans l’armée britannique. La tension politique et sociale du pays se reflète dans la structure même du poème, composite, qui procède par fragmentation : intertextualité de poèmes en vers et en prose qui paraissent parfois en gaélique dans le texte anglais, extraits de carnets de guerre, recettes de cuisine, référence à des événements et à des personnages politiques et littéraires, notamment à des écrivains qui ont joué un rôle symbolique dans la formation de la nation irlandaise. Rappelant, à l’instar de Michael Cronin, à quel point l’Irlande est façonnée, douloureusement, par la traduction, Clíona Ní Ríordáin souligne les parallèles métaphoriques entre les recettes de cuisine, qui contribuent à créer l’effet de réel du poème et sont associées à des lieux et des personnages, et les poèmes en gaélique insérés dans le texte, qui, même s’ils semblent dater de la guerre, sont tous plus tardifs et proviennent de la plume de McCarthy. Poèmes et recettes établissent tous deux des liens entre la fiction et le réel, le passé et le présent. Cette première partie axée sur les traces de la mémoire au sein de la fiction est suivie d’un volet sur les traces d’un réel qui, vrai ou faux, demeure à l’état latent dans le texte source, et que la traduction doit s’attacher à rendre.

Comment les éléments de réel que constituent les médias dans les albums de Tintin sont-ils rendus en traduction ? Catherine Delesse présente d’abord de façon très complète la nature et des diverses fonctions de ces médias – coupures de presse, écran de télévision, poste de radio, qui peuvent déclencher le récit ou créer du suspense, et qui confèrent en tout cas une certaine authenticité au monde créé par Hergé. Elle s’attache ensuite à l’étude de la traduction des albums, commencée en 1958 en Grande-Bretagne dans une atmosphère de défiance vis-à-vis des mérites de la bande dessinée en général, considérée comme un genre pour enfants. L’âge du public visé par la traduction anglaise n’est donc pas tout à fait le même que celui des lecteurs francophones, « de 7 à 77 ans ». Ceci ne manque pas d’influer sur les choix des traducteurs, qui n’hésitent pas à angliciser les références, à édulcorer ou à omettre des éléments qui peuvent paraître trop violents pour un public d’enfants. Il est même arrivé qu’Hergé réécrive le texte pour son public anglophone : ainsi, Tintin au Pays de l’Or Noir, composé originellement à l’époque du mandat britannique en Palestine et brossant un portrait peu flatteur des Anglais, a été modifié par la suite pour le public britannique, afin d’éviter des références susceptibles de désorienter un public de jeunes lecteurs qui n’aurait pas compris la raison de la présence de Britanniques au Moyen-Orient. Catherine Delesse objecte fort justement que les jeunes francophones ne comprennent pas davantage les références historiques de ce Tintin que les jeunes anglophones. Ces références sont claires, en revanche, pour le lecteur francophone adulte, qui prend un plaisir certain à les déchiffrer. On peut se demander si le lecteur anglophone adulte prend autant de plaisir à la lecture de Tintin que les adultes francophones. Ces traductions, qui visent un lectorat jeune, ne risquent-elles pas de limiter de la sorte le public potentiel des albums d’Hergé ? Catherine Delesse ajoute en annexe une interview très intéressante des deux traducteurs, ainsi qu’un récapitulatif fort utile de la date de publication des albums et de leur traduction.

Martine Chard-Hutchinson examine, dans un article très stimulant par les questions qu’il soulève, le rôle que joue le récit allogène, vecteur de réel, au sein de textes de fiction qui abordent le sujet de la mémoire et de sa construction. Qu’il s’agisse d’une incursion intertextuelle sous la forme de lettres chez J.S. Foer, ou d’une rubrique nécrologique chez Don DeLillo, le récit allogène interrompt la trame narrative, soit par l’établissement d’une rupture avec le « réel » métafictionnel ou au contraire, par la création d’un effet de greffe. Martine Chard-Hutchinson analyse les stratégies mises en œuvre par les traducteurs de ces romans et les effets qui en résultent : d’un « traduire-raboter » pour DeLillo, on passe à un « traduire-foisonner » pour Foer. Ces deux stratégies de traduction opposées se rejoignent néanmoins dans le « traduire-écrire », indispensable à la traduction d’une œuvre littéraire.

L’écriture de Colette relève d’un brouillage de codes sexuels qu’il convient de restituer lorsqu’elle est traduite. Carol Mastrangelo Bové retraduit La Maison de Claudine en s’appuyant sur une lecture psychanalytique de ce roman. Partant de l’hypothèse, qui sous-tend les essais de ce numéro de Palimpsestes, selon laquelle il est possible de distinguer, dans le récit, ce qui ressortit à la fiction de ce qui relève du réel, elle souligne l’importance de la greffe du discours homosexuel dans les romans des années 1920, discours qui doit encore être examiné et pris en compte par les traducteurs. Freud, puis Laplanche et Pontalis, ont démontré l’existence d’un langage qui se superpose à celui du récit : Carol Mastrangelo Bové étudie donc les traductions existantes du roman de Colette en fonction de cette écriture sous-jacente qui est souvent gommée. Les images de l’aiguille et de la broderie, par exemple, évoquant à la fois la sexualité masculine et une activité traditionnellement féminine, témoignent d’une voix bisexuelle chez Colette qu’il incombe au traducteur de faire entendre.

La dernière partie du recueil s’attache à l’analyse des problèmes posés par la traduction de discours greffés au récit, qui passent par l’insertion de mots allogènes relevant d’un langage spécialisé ou évoquant un brouillage linguistique. C’est ainsi que Cathy Parc observe les métissages des discours et des styles au sein des récits d’A.J. Cronin, en présentant de manière très claire de nombreux exemples de ces « points aveugles générateurs d’effets de réel ». De nombreux discours différents (didactique, psychologique, médical) s’entrecroisent en effet dans ces récits, et l’auteure regrette que les traducteurs aient parfois eu recours à des procédés de simplification. Elle soulève, avec beaucoup de finesse, la question du statut du lecteur dans l’original et dans les traductions. Cronin semble par moments faire implicitement confiance au lecteur, le confrontant, sans note ni explication, au discours médical greffé sur le récit, pour ne lever les obstacles herméneutiques que par la suite… Mais en raison des connaissances requises, parfois très pointues, Cathy Parc se demande si Cronin ne taquine pas aussi son lecteur, le mettant, par souci de réalisme, dans la position du patient qui recevrait une ordonnance incompréhensible. Taquinerie et/ou respect sont malheureusement moins sensibles dans les traductions, qui modifient parfois le pacte de lecture en expliquant les termes obscurs de l’original. Peut-être est-ce dû au fait que les récits ont été traduits pour un jeune public ?

Préférant le terme d’occurrence spécialisée à celui, trop péjoratif, de jargon, Julie Tarif examine, dans un article dont l’argumentation rigoureuse et limpide est très agréable à suivre, la fonction parodique jouée par le greffage d’un discours médical et juridique dans Oliver Twist et quatre de ses traductions. Elle présente ce greffage sous ses aspects terminologiques, syntaxiques et stylistiques, soulignant son importance dans la polyphonie narrative de Dickens, alors que les traductions du dix-neuvième siècle ont eu tendance à simplifier et homogénéiser le discours du narrateur. À l’inverse, la greffe, et partant, la polyphonie narrative et sa fonction parodique, sont maintenues dans les deux traductions du vingtième siècle.

Véronique Béghain présente les enjeux de la traduction du roman Atmospheric Disturbances de Rivka Galchen, enjeux multiples étant donné que la question de la traduction est également au cœur de la problématique du roman, comme métaphore et notion clé d’une œuvre dont l’écriture et la conception reposent sur l’intertextualité et l’hybridation de plusieurs langages spécifiques, liés notamment à la photographie. Véronique Béghain analyse les difficultés qui se sont posées lorsqu’elle a traduit ce roman en français, et réfléchit de manière subtile au plaisir que procure l’activité cérébrale qui sous-tend à la fois le texte et sa traduction.

Le recueil se termine sur un article tout à fait brillant dans lequel Isabelle Perrin réfléchit aux difficultés que lui a posées la traduction du roman A Free Life de l’auteur sino-américain Ha Jin. Caractérisé par un double phénomène d’étrangeté, ce roman est structuré autour de deux réalités linguistiques et culturelles très différentes, chinoise et américaine, qui s’entrecroisent dans la diglossie de certains personnages, dans des jeux de mots involontaires liés à leur mauvaise compréhension de l’anglais, et surtout, dans l’évocation de phénomènes culturels liés aux deux pays. La traduction soumet donc le lecteur français à deux instances d’exotisme, alors que pour les lecteurs américains et sino-américains une partie des référents relève du familier. Isabelle Perrin observe que le lecteur d’une tierce langue peut y gagner : dans la mesure où les divers effets d’étrangeté prennent plus de relief, le sentiment d’inconfort inhérent à cette littérature de l’exil se fait plus net. La dichotomie source / cible n’a été d’aucune utilité à la traductrice dans ce cas de figure où la « source » est double…

Comme toujours, ce numéro de Palimpsestes réunit des contributions de traducteurs comme de traductologues ; la solidité théorique des articles, la réflexion des praticiens, et la variété des contributions, qui soulignent toute la dimension créatrice du travail du traducteur, en font un outil potentiellement précieux pour enseignants et étudiants en traduction à partir du Master.

 

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