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La Défamiliarisation linguistique dans le roman anglais contemporain

 

Sandrine Sorlin

 

Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée (PULM), 2010

Littératures – Littératures et cultures anglophones, collection « Present Perfect 6 »

Broché. 242 p. ISBN 978-2842698973. ISSN 1773-5165. 24€

 

Recension de Simone Rinzler

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

 

 

Par son originalité, la qualité et la rigueur de ses analyses, l’ouvrage de Sandrine Sorlin est appelé à faire partie des livres qui comptent dans le domaine des études anglophones. Centré sur l’étude de la linguistique fiction, le livre traite de romans britanniques contemporains dont les auteurs ont inventé une langue imaginaire. Les six romans étudiés sont : The Inheritors de William Golding, Riddley Walker de Russell Hoban, Cloud Atlas de David Mitchell, The Book of Dave de Will Self, A Clockwork Orange d’Anthony Burgess et Nineteen Eighty-Four de George Orwell. Tous ces romans font un usage extensif de ces langues imaginaires. Il ne s’agit pas de créations lexicales éparses mais de la construction de langues complètes qui mettent en déséquilibre l’anglais, langue standard, en le « minorant » selon le concept de Gilles Deleuze.

Le livre de 242 pages se subdivise en cinq chapitres équilibrés : chapitre 1 « De l’utopie à la dystopie » [19-43], chapitre 2 « The Inheritors de W. Golding : vers d’autres schémas interprétatifs » [45-82], chapitre 3 « L’écriture postapocalyptique de Hoban, Michell et Self : la perte de l’origine » [83-142], chapitre 4 « A Clockwork Orange d’A. Burgess : la fascination linguistique » [143-184], chapitre 5 « Nineteen Eighty-Four de George Orwell : la linguistique du contrôle » [185-225]. Ces chapitres sont précédés d’une préface de Jean-Jacques Lecercle [7-11], d’une introduction de cinq pages [13-17] et l’ouvrage se clôt sur une conclusion de quatre pages [227-230]. Les fines analyses et les conclusions, rédigées dans un style sobre et efficace, accompagnent une belle érudition, pertinente, parfaitement maîtrisée, comme en atteste la bibliographie très complète en fin de volume.

L’introduction vise à montrer que les langues imaginaires de ces romans ne sont pas gratuites : « Ces œuvres au langage déformé, altéré, situées dans un avenir ou un passé (The Inheritors) lointains, présentent toutes un monde bouleversé, traversé par la violence et le mal » [16]. Elles rendent compte de l’effroi généré par le réel du XXe siècle, profondément affecté par le choc des deux grandes guerres mondiales.

Le premier chapitre se donne pour but de « resituer le moment historique où l’utopie linguistique se transforme en dystopie. Si les utopies se fondaient sur des principes philosophiques et scientifiques reflétant l’ordre du monde dessiné par les sciences, les dystopies de la deuxième moitié du XXe siècle incarnent l’envers de toute reconstruction harmonieuse » [17]. Il donne une présentation complète, fort intéressante, de l’histoire des langues imaginaires. Le domaine de la linguistique fiction avait déjà été étudié, notamment lors d’un colloque mémorable sur ce genre particulier qui interroge la pratique des littéraires tout autant que celle des linguistes et des philosophes du langage. Les références sont claires et précises. Elles témoignent d’une maîtrise remarquable de plusieurs champs disciplinaires, qualité fort rare qui doit être vivement encouragée dans le domaine des études anglophones. L’historique du genre prend en compte tout autant la littérature francophone qu’anglophone, l’histoire des idées et le rôle central pris par le langage au siècle de la « mort de l’auteur ». En raison du jeu permanent qu’ils effectuent avec le langage, les auteurs choisis pour cette étude passionnante font preuve d’une créativité linguistique qui irrigue chacun de ces romans du courant de la linguistique fiction. Par-delà l’intérêt des intrigues et des constructions narratives, l’accent mis sur le langage dans ces œuvres met le lecteur dans une position inconfortable qui le mène à réfléchir au cours de sa lecture. La linguistique fiction est non seulement une littérature qui pense, mais une littérature d’idées qui incite le lecteur à être actif. En effectuant une « lecture forte » ou « strong reading »(1) de la littérature britannique du XXe siècle, Sorlin lit le XXe siècle et en dévoile la philosophie implicite du langage dans la lignée des travaux de Jean-Jacques Lecercle.

Alors que s’était déjà développé le genre de la science fiction, le nouveau genre de la linguistique fiction ré-émerge au XXe siècle. Il fait suite à une tradition d’utopie linguistique remontant au XVIe siècle comme le précise le chapitre 1 « De l’utopie à la dystopie » [19-43]. Une histoire de la tradition littéraire, permettant de mettre au jour « Le fantasme linguistique », est retracée depuis Utopia de Thomas More en 1516, en passant par Godwin avec The Man in the Moon de 1638, considéré comme « le début de la science-fiction anglaise ». John Wilkins « incarne l’apogée du mouvement des langues universelles ».

Les auteurs français sont pris en compte avec Cyrano de Bergerac et son Histoire comique des États et Empires de la lune, mais aussi La Terre australe connue de Gabriel de Foigny, œuvre dans laquelle Jacques Sadeur se trouve aux prises avec la langue des Australiens : « La langue de ce peuple ‘scientifique et progressiste’ est telle que toute dispute religieuse ou philosophique est rendue impossible ». Avec Denis de Vairasse ou Veyras dans L’Histoire des Sévarambes, une réforme du langage entreprise par le roi Sévarias est censée « combler le vide qui sépare le mot et l’objet ».

Étonnamment, l’engouement pour les langues universelles comme le Volapük et l’Esperanto ne se reflète pas dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, à une exception près. Le développement des langues universelles à finalité pratique s’accompagne d’un déclin des langues imaginaires dans la fiction, comme le note Marina Yaguello. Seul The Coming Race de Bulwer-Lytton de 1871 décrit de façon détaillée une langue imaginaire dans le cadre d’un roman. Celle-ci n’y a pas de vocation universelle ici. L’œuvre de Bulwer-Lytton reflète les idées linguistiques de son temps. La langue y est envisagée « comme un organisme suivant une évolution qui lui est propre ». Le monde parfait et rationnel présenté dans ce texte fait émerger un sentiment de peur. Comme les passions ne peuvent plus s’exprimer, elles ont disparu. Ce revers négatif de l’utopie annonce les dystopies du XXe siècle.

Sandrine Sorlin analyse ensuite « L’impensé de l’utopie », puis dans la section « Entre l’obscurité et la lumière », elle s’intéresse au fonctionnement métaphorique des langues, déjà noté par Rousseau. En retravaillant le concept deleuzien de rhizome, elle aborde « le déracinement fantastique » à l’aide de schémas qui lui permettent de mettre en évidence la manipulation politique et la manipulation politico-scientifique [38, 40, 41]. Elle construit ici la théorie qui permet de rendre compte de l’écriture fantastique développée ensuite par auteur ou, dans le chapitre 3, par groupes d’auteurs.

Contrairement au roman d’anticipation typique du genre de la science-fiction, la défamiliarisation qui s’opère dans la linguistique fiction n’est pas nécessairement temporelle. En revanche, elle affecte le langage, le matériau même du roman. La défamiliarisation linguistique qui s’instaure dans ces romans conduit le langage à devenir un personnage à part entière. La conséquence de cette défamiliarisation linguistique produit un effet sur le lecteur, qui devient « étrangisé ». Avec le concept d’« étrangisation » et de défamiliarisation linguistique, Sandrine Sorlin apporte un nouvel éclairage, tout autant linguistique que littéraire.

La lecture de ces livres est malaisée. Les langues qui y sont utilisées sont inconnues. Or, au fur et à mesure de la lecture, le lecteur se trouve dans la situation de celui qui, apprenant une langue étrangère en immersion, finit par découvrir en contexte le sens de mots encore inconnus de lui. Le lecteur déchiffre petit à petit un lexique nouveau qui dit un réel « étrangisé ». Il se trouve immergé dans un roman où cohabitent l’anglais standard et une langue inventée. Chacun des romans concernés donne l’exemple d’une langue inventée différente. Cependant, la distance entre la langue du lecteur et une des langues du roman ne signe pas nécessairement l’étrangeté. Si la langue inventée fait d’abord figure de langue étrangère, elle devient de plus en plus familière au fur et à mesure de la lecture. Avec l’accès à l’altérité de l’Autre par cette découverte linguistique au cœur d’une narration prenante, le lecteur trouve dans cet étranger un être qui lui ressemble et dont les sentiments et la réflexion s’apparentent à ses propres sentiments, à sa propre réflexion. Ainsi, par l’accès à l’altérité de l’Autre que permet le roman de linguistique fiction, l’étranger devient un familier du lecteur par une identification imprévue, relevant de l’ordre de la découverte.

C’est précisément ce qui ressort du passionnant chapitre 2 consacré à The Inheritors de William Golding [45-82]. Sandrine Sorlin démontre une capacité singulière tout à la fois d’analyse et de synthèse. Non seulement elle s’illustre comme une linguiste hors pair, mais elle fait montre d’une subtilité littéraire et d’une faculté d’interprétation philosophique rare. Dans le combat à mort qui oppose Néandertaliens et homo sapiens, le lecteur prend conscience que les vainqueurs des Néandertaliens deviendront de bien piètres héritiers de la culture néandertalienne qu’ils auront abattue. La compréhension se fait par la compréhension du langage, non pas de ceux qui lui sont le plus familiers (car ils parlent la même langue que lui), mais de ceux qui sont appelés à mourir. Le roman se fait l’écho du pessimisme de Golding sur la nature humaine.

Le chapitre 3 traite de trois auteurs regroupés Hoban, Michell et Self dont « l’écriture postapocalyptique » marque « la perte de l’origine » [83-142]. Ce chapitre permet de faire la découverte d’un grand auteur en la personne de Russell Hoban avec son roman Riddley Walker. Par peur de la « transmission négative », la société est en suspension dans le temps, arrêtée dans sa progression. Il est interdit de transgresser les préceptes du mythe fondateur. « Le monde de Riddley est superstitieux. La raison scientifique a laissé place à la peur irrationnelle » [104]. Deux autres auteurs sont conviés pour appuyer la démonstration : Dave Mitchell et Will Self. La lecture de ce chapitre est éclairante et centrale dans l’élaboration de la théorie du langage de Sandrine Sorlin. Le rédacteur de cette recension invite le lecteur à s’y référer pour pouvoir enfin lire, avec plaisir et une compréhension accrue des enjeux, le difficile roman de Hoban écrit en Riddleyspeak. Ce chapitre est central dans la théorie de la défamiliarisation linguistique. La pertinence des analyses proposées offre une compréhension lumineuse du développement de la littérature britannique, affectée par le choc de la violence du XXe siècle.

Au chapitre 4, avec A Clockwork Orange d’Anthony Burgess, « la fascination linguistique » est pleinement à l’œuvre [143-184]. Le Nadsat des « droogs » d’Alex représente un argot typique de tous les argots : la langue rebelle des rebelles de la société. Mélange d’anglais, de russe et d’argot inventé, le Nasdat ne se laisse pas plus facilement apprivoiser que ses locuteurs, qui se distinguent par leur attitude sociale violente. Pourtant, comme avec le néandertalien de Golding et la langue de Riddley Walker de Hoban, le lecteur patient finit par apprendre cette nouvelle langue et par se l’approprier. La défamiliarisation linguistique produite permet alors au lecteur d’éprouver de l’empathie pour celui qui se retrouve, selon le terme de Deleuze à « l’état de loque », à la suite d’une intolérable rééducation forcée dans laquelle s’impose l’omniprésence d’une musique classique qui, privée de son exquise force sublime, devient « exquise » au sens médical d’une « douleur exquise », c’est-à-dire extrême.

Le chapitre 5 sur « la linguistique du contrôle » est bien évidemment très attendu, puisqu’il s’agit de Nineteen Eighty-Four de George Orwell et de sa novlangue totalitaire [185-225]. Grâce aux concepts qu’elle a développés tout au long de son étude, Sandrine Sorlin apporte ici encore, un tout nouvel éclairage sur une œuvre qui a déjà fait l’objet de très nombreuses analyses. On se réfèrera notamment aux pages 198-199 : « Le Newspeak empêche tout risque d’incompréhension car il n’y a aucun reste. Le travail d’interprétation devient inutile ». Le rôle social de la langue est analysé. C’est la langue qui désormais effectue « une nouvelle répartition sociale. Les classes disparaissent, remplacées par des classes linguistiques » [204]. Les pages 208-209 interrogent la valeur du Newspeak comme « langue de la folie ». Toute filiation devient impossible avec « l’extermination de l’Ancilangue ». « Le Newspeak n’est pas une langue maternelle […] la généalogie s’est brisée ». La destruction de toute trace écrite se justifie ainsi : « car la trace écrite, comme la mémoire, introduit de l’autre, de la différence » [209]. Il ne fait nul doute que les études orwelliennes ne pourront se passer de ce nouvel apport. Ici encore, le lecteur de cette recension est invité à découvrir par lui-même ce chapitre dont il tirera le meilleur profit s’il s’est déjà familiarisé avec la finesse, la précision, l’élégance et la pertinence des analyses linguistiques et littéraires de cet ouvrage.

La sobre et belle conclusion de Sandrine Sorlin est porteuse d’un espoir que la lecture de ces œuvres ne laisse pas entrevoir au premier abord :

En libérant le langage de son moule rationnel, la langue fantastique célèbre son intensité cachée, sa puissance latente […]. C’est en suivant ces chemins frayés hors des sentiers tracés que l’homme peut renouer avec la liberté. La défamiliarisation linguistique que pratique la littérature est la célébration la plus saisissante des potentialités du langage.

En conclusion, cet ouvrage érudit, intelligent et novateur confirme déjà Sandrine Sorlin comme une des plus éminentes spécialistes de linguistique, de littérature anglaises et de philosophie du langage. Le travail théorique ainsi que les analyses textuelles fouillées intéressent tout autant les linguistes, les stylisticiens, les comparatistes et les philosophes du langage que les historiens des idées. Cette étude approfondie est un ouvrage de référence indispensable.

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 (1) Jean-Jacques Lecercle. Badiou and Deleuze Read Literature. Edinburgh : University Press, 2010.

 

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