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Les Nouvelles de Thomas Hardy

Stratégies narratives d’une écriture sous contrainte

 

Nathalie Bantz

 

Paris : Honoré Champion, 2011

Cartonné. 403 p. ISBN 978-2-7453-2181-7. 90 €

 

Recension de Stéphanie Bernard 

Université de Rouen

 

 

Thomas Hardy est avant tout célèbre pour ses romans, notamment les plus tardifs : Tess of the D’Urbervilles (1891) et Jude the Obscure (1895). C’est ce dernier texte qui marquera la fin de la carrière de romancier de Hardy qui se consacrera alors à la poésie, sa passion première. Mais cette vision simplifiée de l’art de l’auteur néglige un autre pan de son abondante production littéraire : les nouvelles. La fiction hardienne ne se limite donc nullement aux romans, et c’est sur cet aspect de l’œuvre que se penche l’ouvrage de Nathalie Bantz.

Les nouvelles ont été écrites entre 1865 – constituant ainsi la genèse de la production hardienne puisque le premier roman, par ailleurs jamais publié, date de 1867 – et 1900, lorsque Hardy dédia sa carrière à la poésie. Le corpus retenu par Nathalie Bantz comprend 42 nouvelles, c’est-à-dire l’ensemble de la production hardienne à l’exception des nouvelles pour enfants et de celles écrites en collaboration.

Hardy poursuivit donc pour un temps l’écriture de nouvelles après avoir cessé d’écrire des romans. Mais à l’aube du vingtième siècle l’auteur se fait exclusivement poète. Cet aspect chronologique de l’œuvre est significatif. Comme le souligne Nathalie Bantz, les nouvelles sont à mi-chemin entre les romans et les poèmes. L’écrivain y jouit de plus de liberté que dans l’écriture romanesque mais cependant moins que dans la poésie. Hardy disait lui-même : « If Galileo had said in verse that the world moved, the Inquisition might have let him alone ».

Les nouvelles sont aussi la marque de la modernité de Hardy. Les dernières furent écrites « à l’aube de la période édouardienne, au moment où se développe le courant littéraire moderniste » [251]. De plus, par leur forme, elles s’affranchissent d’un certain nombre de normes qui ancrent davantage les romans dans une tradition que les nouvelles permettent de dépasser : le rôle du narrateur extradiégétique y est minimisé, le discours direct des personnages est largement mis en avant, ces deux aspects contribuant à rendre les textes polyphoniques. L’effacement du narrateur, par la recherche d’un équilibre entre présence et absence, est le gage, selon Nathalie Bantz, d’une écriture qui tend vers la modernité.

La première partie des Nouvelles de Thomas Hardy évoque avec une grande précision les aspects techniques de l’écriture. L’analyse fort détaillée progresse sous l’effet d’une logique imparable. Sont étudiés les différents schémas narratifs mis en place dans les nouvelles et les alternances de focalisation, sources d’indétermination. La seconde partie se consacre aux saillances narratoriales, « autrement dit les occurrences d’italiques, de parenthèses, de tirets, le péritexte, ainsi que certaines images que génère la langue de ce narrateur » [259].

Il apparaît au fil de l’étude que les choix d’écriture mis en œuvre dans les nouvelles révèlent « une stratégie de construction du narrateur comme figure de l’absent » [74]. Les différents narrateurs des nouvelles s’effacent en effet davantage que ceux des romans, comme pour mieux échapper à la censure dans des textes qui, par conséquent, sont plus novateurs et audacieux que le reste de la fiction hardienne. La forme littéraire traditionnelle des nouvelles « est un habillage nécessairement conventionnel dont la fonction […] est d’abriter un texte franchement contestataire » [182]. Cette idée se répète en fin de seconde partie : « la conventionalité est finalement au service de la contestation puisqu’elle est un masque que revêt le texte alors qu’au-dessous, il demeure critique de la norme » [340].

Dans les romans, le narrateur extradiégétique s’expose et s’impose plus nettement, quand les nouvelles produisent un « effet mosaïque » [83] puisque la voix narrative s’y mêle à celles des personnages et des narrateurs seconds. À mi-chemin entre romans et poèmes donc, la nouvelle offre un espace de liberté intermédiaire. Si cette lecture est pertinente, on peut cependant noter qu’elle tend à se répéter, privant l’interprétation des textes de la polyphonie pourtant mise en relief dans l’étude de la forme narrative.

D’autre part, elle conduit à opposer les romans aux nouvelles, comme si les premiers étaient nettement plus traditionnels et univoques que les secondes. Or la polyphonie du texte hardien opère y compris dans les romans. Les alternances de focalisation qui « masquent l’omniscience » [219] sont aussi perceptibles dans les textes de fiction longue. Les différences dues au genre lui-même sont indéniables, mais on peut citer par exemple la fin de Jude the Obscure qui fait entendre l’intertexte biblique avec la citation du Livre de Job ; les hourras de la foule et les derniers mots prononcés par Arabella marquent bel et bien l’invasion du texte par des voix étrangères.

C’est sans doute là une des limites de cet ouvrage : les conclusions quelque peu répétitives tendent à réduire à son minimum l’ambivalence pourtant constitutive de l’écriture hardienne : l’idée de l’effacement d’un narrateur, dans un jeu de présence / absence, afin d’échapper à la censure se fait comme un refrain qui donne la clé de la lecture du texte hardien. Mais ce texte ne résiste-t-il pas au classement des genres, à une lecture limpide, à une résolution sémantique claire précisément parce qu’il n’offre pas de clé mais brouille les pistes ? Hardy n’est-il pas cet auteur pétri d’indécision, qui condamne et désacralise le mariage dans ses œuvres, tout en restant lui-même uni à une femme devenue pour lui étrangère ?

Ces difficultés levées, il est à noter que la seconde partie de l’ouvrage de Nathalie Bantz jette un éclairage nouveau sur ce qui a été présenté en amont : les schémas narratifs mentionnés en début d’ouvrage et les considérations hautement techniques sur la narration prennent tout leur sens ici, dénotant une cohérence et une logique fortes dans l’ouvrage. L’approche littéraire est en quelque sorte libérée de la théorie, s’approchant alors au plus près de la poésie de l’écriture hardienne.

C’est par cette sensibilité à la dimension poétique et par la finesse de l’interprétation que Nathalie Bantz parvient à saisir en quoi Hardy sut donner vie et voix à des personnages féminins que la société victorienne aurait promptement jugés déviants. Dépassant les stéréotypes, refusant d’enfermer chaque sexe dans une catégorie, l’auteur « permet une réconciliation du féminin et du masculin » au travers d’une écriture « épicène » [302]. La notion du « Neutre » vient ici ouvrir le champ de l’interprétation et remettre en lumière l’insaisissabilité du style de l’auteur, mais aussi sa modernité. 

Car au-delà de la question du féminin, qui revient sans cesse en filigrane dans Les Nouvelles de Thomas Hardy, c’est l’écriture hardienne en tant que telle qui se trouve redéfinie par le recours à la figure du Neutre : « Par son éloge du Neutre, Hardy manifeste, à l’inverse de l’esprit victorien tenté par une catégorisation du réel pour le définir et donc mieux le maîtriser et lui donner une dimension morale, une propension à accepter l’ambiguïté et l’ambivalence, et donc l’amoralité de ce réel. Il annonce par là le vingtième siècle et les remises en question propres à l’homme moderne » [341].

En replaçant Hardy dans le courant de la modernité, Nathalie Bantz invite le lecteur à jeter un regard nouveau sur l’écrivain, et en particulier sur ses nouvelles. Les nombreuses analyses tout en finesse des textes, écrites dans un style soigné et élégant, donnent l’envie de lire plus avant ces textes souvent méconnus.

 

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