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Le Calice vide

L’imaginaire catholique dans la littérature décadente anglaise

 

Claire Masurel-Murray

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2011

Broché, 264 pp. ISBN 978-2-87854-513-5. 23 €

 

Recension de Laurent Bury

Université Lumière – Lyon 2

 

 

Sous la direction d’André Topia, Claire Masurel-Murray a soutenu en 2007 une thèse consacrée à « L’imaginaire catholique dans la littérature décadente anglaise » ; le titre d’hier est aujourd’hui un sous-titre, précédé de cette belle image du calice vide, empruntée à De Profundis, où Oscar Wilde rêve d’un rituel destiné aux non-croyants. « I would like to found an order for those who cannot believe: the Confraternity of the Fatherless one might call it, where on an altar, on which no taper burned, a priest, in whose heart peace had no dwelling, might celebrate with unblessed bread and a chalice empty of wine ». Comme l’explique Claire Masurel-Murray, « La religion dont rêve Wilde est un catholicisme négatif, sans transcendance, […] où les éléments centraux de la messe (le pain, le vin, l’autel, le calice) seraient non les vecteurs de la transsubstantiation, mais les éléments d’une grande œuvre d’art » [224]. Ce volume étudie de fait des textes « catholicisants » qui proposent une version esthétisée de la religion ; il n’y est en effet pas question d’œuvres représentatives d’un catholicisme « sérieux », reposant sur des convictions et une foi profondes, mais bien du courant décadent, d’auteurs émus et fascinés par l’exotisme du Papisme. À une époque où les conversions se multipliaient, le catholicisme permettait une fuite loin des austères réalités britanniques.

Le premier chapitre, « Contextes et intertextes », resitue l’intérêt des décadents pour le catholicisme dans un XIXe siècle ébranlé par Darwin et Renan, ces bouleversements suscitant à la fois le scepticisme et un désir de sacré. Le Mouvement d’Oxford est également passé par là, et le cardinal Newman fait figure de modèle. L’influence de la France se fait sentir, à travers des décadents catholiques ou convertis comme Verlaine et Huysmans. Avec ses certitudes et sa liturgie pompeuse, le catholicisme fantasmé semblait répondre à un nouveau besoin de mystère et de beauté, et devait permettre de réenchanter le réel. Dans le cadre de ce retour aux origines latines et anglo-saxonnes, quantité d’écrivains britanniques adoptent un langage archaïque, s’inspirent de formes telles que missels, litanies et hymnes, ou pratiquent la réécriture plus ou moins parodique du genre hagiographique (voir notamment les Stories Toto Told Me que Frederick William Rolfe fit paraître en 1898).

Le deuxième chapitre, consacré à « Une religion du morbide », se penche sur le dolorisme catholique et la hantise du mal, le péché et la grâce étant deux éléments qui n’intéressent guère le protestantisme. Dans cette exaltation de la transgression et de la faute que permet la mise en scène du péché conçu comme œuvre d’art, les deux figures symboliques sont Marie-Madeleine et Tannhäuser. Les personnages de saints mis en scène par Oscar Wilde sont ici évoqués (à ce propos, une coquille transforme Iokanaan en « Jonakaan » [54]) : au sujet de La Sainte Courtisane, pièce de théâtre laissée inachevée où Wilde relate le parcours croisé d’une tentatrice qui prend le chemin de la sainteté et d’un ermite basculant dans la luxure, il aurait été opportun de souligner tout ce que ce texte doit évidemment à Thaïs d’Anatole France, auteur qu’on ne lit hélas plus guère ; pour Tannhäuser, on s’étonne que, lorsqu’elle répertorie les principaux textes inspirés par le mythe du poète cher à Richard Wagner [76], Claire Masurel ne mentionne pas le très spirituel « The Gods and Ritter Tanhûser » de Vernon Lee, mais peut-être sa date de rédaction tardive—1913—l’excluait-elle du corpus. La Passion et la Crucifixion favorisent une érotisation du corps sanglant et souffrant, notamment à travers deux autres figures emblématiques : le boy-martyr, version adolescente de saint Sébastien, et la Mater Dolorosa, Marie étant à sa manière une femme fatale, porteuse d’amour et de mort.

Le troisième chapitre se tourne vers « Le corps sanctifié entre icône et idole », avec une fois de plus deux personnages-clefs, l’acolyte et la madone. Par opposition à la muscular Christianity d’un Kingsley, l’enfant de chœur, figure androgyne ou faune en surplis [127], renvoie à une sensualité malsaine et à l’apparat théâtral de la religion romaine, avec chant, encens et dentelles. On découvre ainsi un catholicisme homoérotique, « uranien », reflet de l’attirance de tant d’homosexuels fin-de-siècle pour l’Église romaine. « L’association faite par Hilliard entre catholicisme et homosexualité dans les années 1890 est devenue une évidence pour les historiens et les critiques » [119-120]. En effet, nombreux sont alors ceux aux yeux desquels la religion catholique apparaît comme un refuge contre l’homophobie ambiante, sans oublier l’avantage qu’offre le célibat de la prêtrise pour sublimer des pulsions jugées coupables. Dans les récits de séduction des jeunes desservants par des prêtres adultes, Claire Masurel voit cependant un « thème usé avant d’avoir vécu » [133]. Quant à la Vierge mère, la femme-enfant qu’est Marie, objet de l’hyperdulie catholique, elle réunit elle aussi innocence et érotisme, comme lorsque Wilde associe l’Annonciation aux contacts que Danaé ou Sémélé ont pu avoir avec Jupiter. Unie à l’Amant divin par des noces mystiques, la religieuse, mi-pucelle mi-putain, est une hystérique contre nature, et le martyre s’apparente à l’orgasme. « Paradoxalement, c’est dans une religion connue pour mettre l’accent sur la finalité reproductrice de la sexualité que les décadents puisent des images disant précisément l’inverse » [156].

Le quatrième chapitre évoque les « Arcadies catholiques », ces univers parallèles qui favorisaient l’oubli du présent, au profit d’un Autrefois et d’un Ailleurs. Claire Masurel évoque d’abord les lieux sacrés, églises dont le seuil permet le passage d’un monde à un autre, ou villes saintes qui accueillent les exilés volontaires en milieu un-English. Parmi les terres catholiques propices au dépaysement figurent d’abord l’Irlande, les provinces françaises, Bretagne ou Provence, et surtout l’Italie. Quant à la fuite dans le temps, elle renvoie au Moyen-Âge, qui fait lui aussi l’objet d’une idéalisation esthétique ; la nostalgie se double ici d’une volonté d’éclairer le présent. Le christianisme médiéval devait permettre la réconciliation entre hébraïsme et hellénisme, à travers la figure d’un Christ-Apollon. Swinburne décrit « l’église » où était célébré le culte de Vénus (« St. Dorothy »), saint Thomas d’Aquin devient un homologue de Narcisse. Les auteurs décadents soulignent à l’envi la présence de vestiges païens au sein du catholicisme et, dans leur syncrétisme, ils suscitent toute une mythologie des premiers temps de l’ère chrétienne. Les contes, légendes et miracles, perçus par les protestants comme autant de formes de superstition, inspirent force contes et récits : on pense à Vernon Lee avec « The Virgin of the Seven Daggers », ou à Rolfe, là encore, qui propose une réécriture chrétienne des mythes grecs.

Le dernier chapitre nous fait passer « De l’art liturgique à la religion de l’art ». Le cérémonial catholique est vécu par les décadents comme une expérience esthétique, au même titre que la contemplation d’une œuvre d’art. L’église est un théâtre, une salle d’opéra où le « spectateur » goûte les fastes sensuels du catholicisme. Sommet de l’artifice, la messe rejoint le sacrifice païen et la tragédie grecque. L’image est adorée en soi, elle cesse d’être icône pour devenir idole ; l’art remplace la religion et l’artiste se fait mage, prophète, prêtre ou même pape, l’écriture étant conçue comme une façon d’entrer dans les ordres.

Claire Masurel-Murray conclut sans dissimuler le faisceau de contradictions présent dans ces œuvres souvent secondaires et méconnues, ni ce que cet imaginaire religieux peut avoir de décevant, de déconcertant ou de risible. « Ce rêve d’un christianisme poétique, au croisement de l’art et de la religion, fut à bien des égards le dernier avatar d’une tradition romantique au bord de l’épuisement » [253]. Cet antidote à la vacuité spirituelle contemporaine devait pourtant inspirer des auteurs comme Graham Greene ou Evelyn Waugh.

 

 

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