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Les Métamorphoses du modernisme de H.D. à Robert Duncan

Vers une poétique de la relation

 

Clément Oudart

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010

Broché, 283 pages. 22,50€. ISBN-978-2-87854-510-4

 

Recension de Xavier Kalck

Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

 

 

 

L’ouvrage de Clément Oudart que proposent les Presses de la Sorbonne Nouvelle, Les Métamorphoses du modernisme de H.D. à Robert Duncan: Vers une poétique de la relation, tout en reprenant un travail de thèse, offre au lecteur francophone une étude qui frappe par ses qualités synthétiques, la clarté de son érudition et la fluidité du parcours critique envisagé.

Le titre ne doit pas tromper le lecteur : il s’agit tout autant des métamorphoses du modernisme américain, depuis les premières décennies du siècle jusqu’à la publication à venir du H.D. Book de Robert Duncan, que du modernisme lui-même comme métamorphose. En effet, la pluralité des natures du modernisme poétique américain ne prétend pas être rationalisée en ces pages, encore moins résolue, à l’aide des catégories d’une périodisation de plus, plus ou moins polémique. Bien plutôt qu’un autre découpage, l’auteur veut présenter un regard autre, et souhaite « envisager le modernisme non pas comme origine mais comme processus ou fonctionnement ». Tel est le pari relevé par cette étude, qui place en son centre le poète Robert Duncan (1919-1988) et ses liens avec H.D. (1886-1961).

Après avoir introduit les querelles historiographiques qui entourent le modernisme à la lumière du positionnement de la génération qui, succédant aux poètes de l’après-guerre, a préféré enjamber le travail de ses aînés pour « revenir » aux sources, qu’elle situait plus volontiers au début du siècle, l’étude insiste sur la centralité de la période 1950-1975 comme moment à la fois de « réception et production du modernisme », dont le canon historique était alors encore à constituer. Le nerf de l’étude sera donc l’année 1960, année de la publication par Duncan de The Opening of the Field, « de l’essentiel du H.D. Book et de la correspondance Duncan-H.D. », en même temps que celle de la fameuse anthologie de Donald Allen, The New American Poetry 1945-1960. Ce choix sert de modèle centrifuge à l’étude entière : Duncan est à la fois central d’un point de vue chronologique, au sens où nombre des débats qui agitent l’héritage disputé du modernisme se jouent précisément à la fois après guerre d’un point de vue temporel, comme au sujet de l’après-guerre d’un point de vue critique rétrospectif ; mais sa centralité apparaît tout autant comme méthodique : sa poétique propre diffuse sa logique à l’architecture d’ensemble de la réflexion. C’est là toute l’importance de la notion de relation ici, qui invite à considérer la lignée H. D. / Duncan aussi bien du point de vue des textes qu’en termes d’histoire éditoriale et épistolaire, mais plus encore propose un très convaincant modèle d’étude synthétique (on manquerait presque d’écrire synesthésique) fondé sur la notion de correspondance comme nouvelle façon de penser la tradition.

Puisant son cadrage conceptuel à la fois chez Meschonnic, Deleuze et Guattari, comme chez les pragmatistes américains William James, Dewey ou Whitehead, l’auteur propose une véritable cinétique critique en sept chapitres. Le premier démêle l’écheveau des héritages compétitifs qui monopolisent trop souvent le débat, d’anthologie en manifeste, et affine la distinction entre la logique de la rupture et celle de la relation qu’il s’agit de mettre en œuvre pour faire pendant à la version téléologique du modernisme proposée par les Language Poets, rappelant les modernités à la filiation d’un même Absolu littéraire. Le second pose les bases de la lecture qui va suivre du H.D. Book comme exploration du modernisme, en faisant retour sur la tradition bicéphale Pound-Eliot. Avec les chapitres trois et quatre, le lecteur pénètre plus avant dans les textes mêmes, retraçant les conditions d’éclosion du H.D. Book, les échanges épistolaires entre les deux poètes et l’architecture de ce Livre aux proportions mallarméennes, tandis que le cinquième chapitre, qui plonge dans l’écriture de H. D., propose presque un « Hermès en Égypte » dont l’alchimie des micro-lectures lève le voile sur les moindres contractions fibrillaires du vers.

Le chapitre six, enfin, explore les arcanes de toutes les arcades du H.D. Book de Duncan, que l’auteur compare pour l’ampleur et la configuration au Livre des Passages de Walter Benjamin, et dont les métamorphoses constantes figurent exemplairement la relation moderniste à la fois comme rapport et comme histoire. Dernière instance de la poétique de la communication de Duncan, le chapitre sept évoque la correspondance entre Duncan et Denise Levertov, qui permet à l’étude de faire retour, en dernier lieu, sur le foisonnement des années de la Black Mountain Review et de la revue Origin, et sur les différentes politiques du texte en débat alors, avant de clore par une évocation particulièrement vive du champ énergétique duncanien.

Reprenant certaines des assertions liminaires de l’étude quant au sujet du/dans le poème, celle-ci conclut, à l’aide de la lecture que Duncan fait de Jabès, par une défense et illustration d’inspiration adornienne des Babels à venir, la présence de « mots étrangers » dans le texte illustrant à merveille, depuis l’intérieur de la langue, l’inextinguible soif d’altérité qui fait, au-delà du principe de plaisir du texte, son impérieux besoin de mise en relation.

La pertinence et l’originalité du propos mettent remarquablement en valeur les textes convoqués et l’angle de révision choisi pour repenser notre perspective du modernisme est du plus grand intérêt. On ne manquera pas, à ce sujet, de se demander dans quelle mesure, outre les incidences de ce type de problématique sur le plan des liens avec l’héritage romantique si souvent caricaturalement rejeté, la question du sujet et de son inscription historique, centre inévitable du système axial de la relation, n’a pas vocation a préoccuper davantage les lecteurs de poésie moderniste américaine. Le troisième terme que cette étude, réintroduit pour brouiller l’antithèse formalisme / confessionalisme, est en ce sens très prometteur.

On aura aisément compris combien la dynamique d’ensemble de cette étude dépasse les limites du corpus en son centre, et excède la figure tutélaire de Duncan pour embrasser la matière poétique moderniste en un sens plus vaste. On s’interrogera pourtant quant au caractère généralisable de la méthode comme outil futur en tant que tel, tant elle épouse les contours spécifiques des problématiques propres à Duncan. D’autre part, l’armature critique et l’outillage conceptuel pourront paraître, parfois, faire la part trop belle au modèle de la mise en réseau, sur les pas du Walter Benjamin du Passagenwerk, mais aussi après Pound. Or l’interprétation des Cantos par Duncan comme échec salutaire, dont l’incapacité à totaliser serait le signe d’une poétique de l’ouverture, et que l’étude reprend à son compte, si elle est en effet très intéressante à replacer dans son contexte d’occurrence, n’en risque pas moins de rappeler l’opinion discutable qui donne à croire que la méthode de composition de Pound serait transposable comme procédé indépendamment de sa stratégie originelle. Il est à ce sujet intriguant, à la lumière de la remise en question tout à fait salutaire des conclusions de Marjorie Perloff dans 21st Century Modernism par laquelle s’ouvre l’étude, de songer au dernier ouvrage de Perloff, Unoriginal Genius (à la parution quasi concomitante) qui érige précisément le Passagenwerk au rang de schème directeur du modernisme et de ses métamorphoses. De Pound à Benjamin, on notera cependant comme l’arrière-plan politique et historique change de ton.

Enfin, tout en gardant à l’esprit les nécessaires limites de la présente entreprise, on pourrait s’étonner (l'auteur de ces lignes y étant sans doute prédisposé) du faible nombre de références faites aux poètes dits objectivistes, dont la double particularité aura été de commencer à écrire, avant guerre, avec déjà une forme de recul manifeste envers le premier modernisme (par manque d’un meilleur terme), tandis que la plupart des poètes concernés sont demeurés actifs après guerre, jusqu’à composer une portion très importante de leur œuvre dans ces mêmes années soixante et soixante-dix. À ce titre, l’exemple de ces derniers pourrait utilement être sollicité pour appuyer la lecture « par le milieu » du siècle proposée ici, en dépit des querelles qui compliquent encore leur héritage. Mais il n’en demeure pas moins que ce travail d’émergence de Duncan comme moteur métamorphique du modernisme, notamment à travers sa renégociation de la part d’Olson dans l’économie de l’époque, constitue en soi, par la richesse des sources et la finesse de leur déploiement, un tour de force qui impose sans conteste la lecture de ce C.O. Book.

 

 

 

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