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Shakespeare et Nietzsche : La volonté de joie

Pierre Jamet

 

Paris : Publibook, 2008, 29 €, 225 p.

 

Recension de François Laroque

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle

 

 

Dans un avant-propos de deux pages à ce qui est son second ouvrage publié, Pierre Jamet, Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, auteur d’une thèse sur Kenneth White publiée aux éditions L’Harmattan, juge bon de préciser que ce livre constitue un essai et non une « étude ». En effet, de la part d’un universitaire, l’absence de bibliographie et d’index, fussent-ils sommaires, comme le recours assez chiche aux notes de bas de page pour signaler les références, pouvait surprendre. Autant que surprend le titre choisi pour cet essai qui réunit deux auteurs que tout oppose ou presque, hormis le fait qu’ils sont désormais l’un comme l’autre salués comme des phares de la modernité. Pour autant, tout ce qui peut sembler a priori paradoxal ou aventureux n’est pas non plus à écarter par principe dans la mesure où des analyses, voire une pensée fertile, peuvent se nicher là où on ne les attendait pas nécessairement.

De ce point de vue, on peut dire que l’ouvrage abonde en formules heureuses, en résumés souvent clairs et bienvenus de la pensée de Friedrich Nietzsche qui est loin d’être transparente pour tous, en même temps que d’un certain nombre de rapprochements qui, effectivement, donnent « du grain à moudre », même si le fait de mettre sur le même plan le dramaturge du Globe et du marcheur solitaire de Saas-Fee laisse le lecteur quelque peu dubitatif. Mais comment, à propos du Conte d’hiver (que l’auteur s’obstine à intituler Un conte d’hiver !) ne pas saluer une affirmation aussi ample et générale que celle-ci : « Le Temps est l’agent principal de la renovatio mundi. Shakespeare et Nietzsche sont des penseurs de l’Être comme Temps. » [234] ? On en trouve en effet quelques-unes de cet ordre qui relancent opportunément ou synthétisent les commentaires qui suivent à peu près l’ordre chronologique des pièces de Shakespeare (pour Nietzsche, je n’ai pas vérifié).

Mais on voit bien par là même que le propos reste vague et général, servi en cela par les réflexions d’ordre philosophique qui tendent à privilégier les formules sur les analyses plus précises et plus rigoureuses qui font ici singulièrement défaut. On sent bien que l’auteur, qui n’est ni philosophe ni spécialiste de Shakespeare, est loin d’être toujours à l’aise dans son argumentation, surtout dès qu’il aborde les textes de manière un tant soit peu détaillée. Que faire en effet de déclarations telles que « […] on sait l’affection de Shakespeare pour la culture pastorale anglaise de son siècle, qui lui inspire nombre de scènes charmantes, hilarantes ou festives » [28] ? Le manque d’historicisation quasi-total de ce livre qui ne situe pas les textes, les cultures et encore moins les auteurs dans leur contexte temporel respectif (on se demande en effet à quoi exactement peut bien renvoyer « la culture pastorale anglaise de son siècle ») crée un sentiment de flou et d’apesanteur constant, où quelques formules font parfois florès mais cela sans que l’auteur nous donne vraiment les moyens d’en saisir la portée exacte. Curieusement, sa réflexion sur le temps chez Shakespeare et Nietzsche reste à peu près totalement intemporelle et an-historique.

Je parlais plus haut des détails, où l’on sait que le diable va toujours se loger. Loin de moi l’envie de faire un procès en sorcellerie à M. Jamet dans son travail de haute voltige dont je ne méconnais pas le caractère acrobatique et difficile. Mais il y a aussi là tellement d’à-peu-près et d’erreurs (je ne parle ici que de Shakespeare, me gardant bien de me prononcer sur Nietzsche que je connais infiniment moins bien), qu’il m’est difficile de les laisser passer sans au moins en signaler quelques-unes.

Ainsi les termes de « comédies problématiques » et de « contes romanesques » constamment employés en lieu et place de « comédies à problèmes » et de « tragicomédies romanesques » (ou dernières pièces) me gênent-ils un peu. Par ailleurs, quand M. Jamet se demande  si « Venise […] n’a pas inventé le camp de concentration avec la Giudecca » [73], confondant ainsi apparemment le ghetto et la Giudecca à Venise, relève aussi d’une géographie aussi imprécise que sa connaissance du contexte historique ! Il est erroné de parler de « protagoniste principal » [84], d’« audience » au lieu d’auditoire [165], de danseur de « Morice » [204] au lieu de danseur de Moresque ou de Morris, parlant des Pierrots et des Gilles pour désigner les danseurs alors qu’aucun des personnages de la « Morris dance » ne portait ces noms (on parlait de Robin, de Marianne ou Marion, du Fou et du cheval jupon, le fameux « hobby horse »).  Quand l’auteur nous dit, à propos des fêtes de « May Day », qu’« on se dévêtissait (sic) et se livrait à des ébats » [210], il écorche le français autant que la vérité car il confond les jeux de mai avec les sorties nocturnes des jeunes gens dans les bois que dénonçaient des Puritains comme Philip Stubbes.

Mais il y a plus. L’idée que, pour œuvrer au rapprochement de ses deux auteurs, il puisse paraître nécessaire de donner de Shakespeare une image fausse ou totalement désuète qui semble vouloir emboîter le pas aux délires des baconiens ou autres oxfordiens (les partisans de l’idée selon laquelle l’œuvre de Shakespeare ne pouvait avoir été écrite que par un aristocrate cultivé et non par un vulgaire acteur, au demeurant fils de gantier dans une petite bourgade de province), selon laquelle il aurait fait partie d’une élite (et l’on sait à quel point cette idée est chère au cœur de Nietzsche qui ne détestait rien tant que le troupeau et les masses), voire d’une société secrète européenne comme Pierre Jamet l’affirme sans source ni preuve dans la note 34 de la page 27. Il est faux également de présenter Shakespeare comme « un poète de cour » [11, 254], alors qu’il était avant tout un homme de spectacle et de théâtre jouant et écrivant pour un théâtre public et donc pour les illettrés qu’étaient les spectateurs du parterre au Globe.  Passons aussi sur les étymologies fantaisistes (Rich-mond renverrait à la lune – sens de Mond en allemand – et Rich-ard au soleil de par le sens du vieux français « arder » !  [55-56]) qui ne convainquent personne et rappellent les thèses pour le moins fantaisistes de Richer et Dauphiné, que l’auteur ne manque d’ailleurs pas de citer [135, note 157].  Ensuite, pourquoi diable aller traduire « eight boars » dans Antoine et Cléopâtre par « huit porcs » [108] alors que l’auteur affirme plus loin [211] que le sanglier est « le symbole de la plénitude de l’être » ? Enfin, quand il est dit que, dans la deuxième partie d’Henry VI, le rebelle Jack Cade « harangue ses troupes en leur promettant de faire couler la bière aux fontaines comme dans un pays de cocagne » [202], il commet une autre erreur de taille (vu le symbolisme du vin dans ces scènes !) en confondant la bière et le vin (« claret wine »)…

Mais la plus grande gêne pour moi touche aux nombreux emprunts que l’auteur fait à mon livre Shakespeare et la fête(1), texte qu’il se contente de citer une seule fois en note pour donner la référence du célèbre pamphlétaire puritain désigné comme « un certain Philip Stubbes ». Il reprend les formules (« roi de Malgouverne »), (« associant le pain et le vin à Cérès et Bacchus » [212], et j’en passe…) du livre sans indiquer leur source, mais surtout il en donne une paraphrase aussi lointaine que souvent confuse. On ne saurait donc parler de désaccord dans l’interprétation, la source n’étant pratiquement jamais donnée. Donc, lorsqu’à la fin de son propos liminaire,  M. Jamet nous dit : « j’essaie de remercier les auteurs de ces études chaque fois que nécessaire » [10], je retiens le « j’essaie » en me disant qu’il n’était sans doute pas nécessaire à ses yeux de citer un ouvrage qui aura nourri plus d’une page de son livre puisqu’il lui fallait sans doute moins rendre compte de Shakespeare en tant que tel que de pousser la « confluence » de cet auteur avec la pensée nietzschéenne !...

À propos de cette dernière, je m’étonnerai tout de même qu’un ouvrage, certes souvent qualifié de texte de jeunesse, à savoir La Naissance de la tragédie, ne soit quasiment jamais cité ni pris en compte dans cet essai. La dimension du théâtre et de la théâtralité n’intervient en effet ici que comme thème de l’œuvre (dans les lieux communs concernant une pièce comme La Tempête et ce qu’on appelle – bien à tort à mon avis – le « baroquisme » de Shakespeare) [164] et elle est constamment éclipsée par le Shakespeare « poète », poète dramatique eût-il fallu préciser, car on ne nous parle jamais des Sonnets et encore moins de Vénus et Adonis ! En réalité, Shakespeare n’était ni un poète de cour, ni un poète baroque et encore moins un penseur. Il était d’abord un homme de théâtre qui, certes, a emprunté à Plutarque et à Montaigne un certain nombre de thèmes et de termes, en même temps que d’intrigues, pour ses pièces. Ainsi, prétendre que « l’apparence, pour un poète comme Shakespeare, c’est l’Être » [142], c’est vouloir confondre un postulat nietzschéen avec une œuvre qui ne cesse de dénoncer (voir la célèbre phrase d’Hamlet « ‘Seems’, madam – nay it is, I know not ‘seems’ », I.2.76) le divorce entre l’apparence et la réalité intérieure, entre l’ordre du discours (Le roi Lear) et l’être profond des choses et des personnes.

Malgré l’éloquence d’un propos souvent fondé sur des sources de seconde main et la présence de formules bien ciselées, la méthode laisse ici beaucoup à désirer, ce qui, je dois l’avouer, finit par jeter le doute sur la finalité autant que sur la validité d’un « essai » qui, pour ne pas être une « étude », aurait à tout le moins dû faire montre d’un minimum de rigueur et sans doute aussi d’un peu plus de prudence et de nuances.

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(1) Shakespeare et la fête : Essai d'archéologie du spectacle dans l'Angleterre élisabéthaine. Paris : Presses Universitaires de France, 1988 [N.D.L.R.]

 

 

 

 

 

 

 

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