Back to Book Reviews

Back to Cercles

 

 

Nouvelles du Sud
Hearing Voices, Reading Stories

Marie Liénard-Yeterian & Gérald Préher, dir.

 

Palaiseau : Editions de l'Ecole Polytechnique, 2007
216 pp., ISBN : 978-2-7302-1409-4

 

Recensé par Amélie Claude Moisy

 

 

Cet ouvrage présente un vaste choix de documents en français et en anglais et permettra d'affiner son appréciation du genre de la nouvelle et de ses spécificités dans le Sud. Si une étude sur Jamaica Kincaid étend l'aire géographique étudiée jusqu'aux Caraïbes, c'est du Sud des États-Unis et de ses auteurs qu'il s'agit exclusivement dans le reste du recueil.

Les directeurs d'édition expliquent dans l'avant propos avoir souhaité que ce livre soit accessible à un large public; mais ils l'ont conçu en priorité pour les étudiants, voire pour une utilisation en classe. Bon nombre des textes étudiés se trouvent dans deux anthologies, Stories of the Old South et Stories of the Modern South ( Ben Forkner & Patrick Samway eds.).

Après une interview avec la romancière et nouvelliste Elizabeth Spencer, la première partie, « Approches du genre : Mystery and Manners in the Short Story », est dédiée à des études sur la nouvelle et sur Flannery O'Connor. La deuxième partie est intitulée « Approche pédagogique: A Tale of the Gothic and the Grotesque »; y sont donnés des rappels des grandes constantes de ces genres "sudistes", et des questions d'accompagnement à des textes en guise d'illustration. La troisième partie, « Voix du Sud: Reading Stories » est composée d'essais proposant des analyses et interprétations de nouvelles des 19e et 20e siècles. Les nombreuses photos aidant, c'est bien une distillation du Sud qui se fait à la lecture de ces documents — du Sud d'hier et d'aujourd'hui, car à la plantation de "Désirée's Baby" vient se superposer  l'autoroute de "The Last Gas Station", par exemple. Je dirai quelques mots de l'entretien d'introduction, dégagerai les grandes lignes des essais en première et troisième partie, puis commenterai brièvement la partie pédagogique.

Dans "The Outer Landscape Changes but the Heart Keeps the Original", l'écrivain Elizabeth Spencer répond simplement aux questions de Gérald Préher, avec bonne volonté et parfois un peu de surprise (« You do keep thinking of interesting questions » [11]). Elle livre des détails sur son œuvre, ses nouvelles, ses lectures, le Sud et ses transformations, et sur l'importance du lieu comme point de départ dans ses écrits; cependant, elle ne prétend pas détenir la vérité sur son œuvre: « I think critics are better at discerning influences than writers are themselves » [12]. Cette entrée en matière que l'on peut qualifier de "hearing voices" féconde le reste du recueil. Pour les auteurs étudiés ici, l'évocation du Sud ouvre également un réseau de significations, dont les commentateurs ont su suggérer la richesse.

Flannery O'Connor figurait au programme du  CAPES et de l'agrégation il y a quelques années, et les directeurs d'édition ont choisi de publier les communications d'une table ronde organisée pour l'occasion à l'Université Paris 12 — Val de Marne; bien que centrées sur cet auteur, elles sont aussi des réflexions sur la nouvelle en général.

Dans « Quelques notes sur la nouvelle et la binarité », Anne Besnault-Levita rappelle que la nouvelle, qui oscille entre les pôles poétique et narratif, est caractérisée par le paradoxe, les dichotomies, et autres oppositions. Les analyses de Pierre Tibi ou Charles May sur la nouvelle, et les productions de O'Connor, sembleraient confirmer que la dualité est une caractéristique générique; mais pour une meilleure compréhension du genre, il faut se garder de toute tentative de systématisation — surtout chez O'Connor, « [i]n fiction two and two is always more than four » [25].

Dans « La nouvelle : entre plis et replis », Elisabeth Vialle souligne que les hors texte en aval ou en amont de la nouvelle, ainsi que les ellipses et les non-dits dans le texte, qui correspondent à "l'économie" du genre, ne devraient pas être envisagés comme des amputations à une diégèse plus complète mais comme des replis dans une unité organique constituée de plis. S'inspirant de Deleuze dans Le Pli, elle suggère que cette texture repliée « garde dans ses plis sa complétude et son intégrité », et donne des exemples de combinaison des différents plis du texte à partir des nouvelles de Flannery O'Connor et de Katherine Mansfield.

Dans « Une esthétique du fragment », Marc Amfreville, partant des travaux de Pierre Tibi, présente la nouvelle comme fragment représentatif, avec la synecdoque comme figure-mère, où la crise constitutive révèle une vérité générale. Il montre que cela est particulièrement vrai dans les nouvelles de Flannery O'Connor, où c'est par le grotesque que l'on accède à l'universel, et où les signes de trauma peuvent enrichir un texte par ailleurs elliptique.

Antoine Cazé propose « Quelques remarques sur la construction du regard dans l'écriture de la nouvelle », et s'interroge sur le reflet du réel opéré par la mise en scène du regard, déformé ou déformant. Reprenant la notion "d'optique mentale" développée par Dorit Cohn, qui permet l'accès à une "transparence intérieure" [41], A. Cazé en vient à la conclusion que « la structure narrative ramassée de la nouvelle... impose le visuel comme modalité de perception dominante... tout en déformant cet outil même » [45], et donne à réfléchir sur quelques exemples tirés de Flannery O'Connor et d'Edgar Poe.

Dans « Des manières au mystère : une poétique du titre », Marie Liénard-Yeterian explique que les nouvelles de O'Connor s'apparentent à des paraboles anagogiques, qui s'élèvent du sens littéral au sens figuré. Elle montre que le titre peut servir d'élément de révélation au-delà de l'intrigue de la nouvelle, prolongeant l'intuition que le lecteur y aura trouvée : elle fournit des éléments d'interprétation pour chaque titre. Cependant, elle rappelle que pour O'Connor, le sens d'une nouvelle ne doit jamais être figé, mais évoluer à mesure qu'on y réfléchit.

Dans la troisième partie, avec un article intitulé « 'Désiré's Baby' de Kate Chopin, ou l'envers de l'histoire », Marie-Claude Perrin-Chenour se penche sur les codes sociaux et littéraires dans la plus célèbre des nouvelles de Kate Chopin, où un couple de planteurs blancs a un enfant de peau foncée. Le mari pousse sa femme, qui avait été une enfant trouvée, au suicide parce qu'il ne l'aime plus, la soupçonnant d'avoir du sang noir; or il apprend à la fin de la nouvelle que c'est lui qui est le fils d'une ancienne esclave. La chute, selon Perrin-Chenour, était annoncée par maints détails, dévoilant « les secrets et les non-dits d'une époque qui meurt », et une relecture montre toute l'ambiguïté de cette nouvelle qui démonte les règles sociales et raciales de l'Amérique esclavagiste et substitue le réalisme à l'écriture gothique classique.

Etienne Planchard de Cussac examine le portrait que fait George Washington Cable de la société créole dans « Old Creole Days de G.W. Cable ou les dessous secrets d'un mariage heureux entre la nouvelle et la couleur locale ». Ecrites pour la plupart entre 1873 et 1876, les nouvelles de Old Creole Days étaient agréablement dépaysantes pour le lectorat du Nord; Cable a su user de la couleur locale pour esquisser une critique sociale qui ne heurtât pas de front la morale de l'époque, mais trop peu de lecteurs ont remarqué cette dimension subversive. E. Planchard de Cussac voit en ces nouvelles, et en The Grandissimes, le roman qui les suivit, une remise en question du mythe du Sud, qui fait de Cable bien plus qu'un simple coloriste.

Dans « Ellen Glasgow's Gothic Streak: 'Jordan's End' », Brigitte Zaugg analyse l'histoire de la belle Judith, dont l'époux souffre de folie héréditaire, comme un exemple de "Gothic" traditionnel ainsi que de "Southern Gothic" (terme que Glasgow lança en 1939, au sujet des fictions de Faulkner et Caldwell). Elle suggère que ce conte, le dernier de ce genre écrit par la romancière, contient un message pour le Sud — qui comme les Jordan avait besoin de sang frais, et devait faire face au réalités du monde moderne.

Dans « Elizabeth Madox Roberts : entre gothique et fantastique », une présentation de « The Haunted Palace » de Roberts, Gérald Préher étudie les caractéristiques de ces deux genres dans l'histoire de la métayère, Jess, qui est comme happée par les propriétaires défunts quand elle emménage dans un manoir abandonné. Elle recouvre sa propre personnalité à la suite d'une lutte avec l'illusion, son propre reflet dans un miroir qu'elle fait éclater. Cette nouvelle est représentative de l'œuvre de Roberts en ce que son personnage intègre un nouveau niveau de développement [141] au terme d'une lutte avec les résidus du passé.

Dans un second essai, intitulé « De l'illusion à la leçon de vie : Regard sur les mondes illusoires de Flannery O'Connor », Gérald Préher signale que chez cette nouvelliste, les donneurs de leçons sont souvent ceux à qui une vérité inattendue s'impose, notamment de manière violente, comme "leçon" à la fin de la nouvelle. En déterminant ce que peut être la leçon de « Everything That Rises Must Converge » pour le protagoniste, Julian Chestny, autant sur le plan spirituel que sur celui des droits civiques, Préher nous rappelle les préoccupations catholiques et teilhardiennes de Flannery O'Connor.

Plus loin encore, dans « Décor/des corps à la dérive : 'The Last Gas Station' de Shirley Ann Grau », Gérald Préher commente une nouvelle de dimension apocalyptique, publiée en 1973. Elle a pour cadre un paysage d'autoroute du Sud, qui devient celui de la fin du monde, jonché de voitures abandonnées — mais la désintégration a commencé bien avant. Le narrateur, un jeune garçon laissé seul, donne à lire entre les lignes de son histoire toute la violence d'une vie sans amour. G. Préher montre comment « le texte est magnifiquement orchestré pour que tous les éléments convergent et fassent de ce puzzle une catastrophe aussi intime que nationale » [203].

L'étude de Jacques Pothier, « The Blackness of the Pantaloon », porte sur « Pantaloon in Black » de William Faulkner, « seul texte où l'écrivain cherche à décrire la condition des Noirs de l'intérieur » [152]. Le personnage noir, Rider, est si affecté par la mort de sa femme que ni l'alcool, ni la religion, ni le jeu ne peuvent le maintenir tranquille, et il tue le contremaître blanc qui triche aux dés avant d'être lynché à son tour. J. Pothier retrouvre les racines de Rider et des situations évoquées dans la culture noire, les blues ou la bouffonnerie à la Joel Chandler Harris, et détaille les implications politiques des relations entre Noirs et Blancs. Faulkner montre le manque de compréhension à la base du racisme des Blancs par le germe de curiosité que Rider suscite uniquement chez l'adjoint du shérif: « But does he grieve? »

Dans « Traces du sens et entrelacs du texte : Eudora Welty et l'aventure de la lecture », Elizabeth Lamothe rappelle qu'Eudora Welty tenait à ce que la lecture soit un plaisir, et l'imaginait comme un cheminement commun entre l'auteur et le lecteur.  Elle nous présente la nouvelle intitulée « The Wide Net » pour montrer que « ce n'est ... pas l'aboutissement du sens qui revêt l'aspect le plus important, mais les circonvolutions du processus de lecture qui deviennent le sujet de l'œuvre » [166]; des références à Ferdinand de Saussure, Wolfgang Iser, Roland Barthes, Hélène Cixous, Didier Anzieu, et Umberto Eco, viennent appuyer sa thèse d'une mise en abyme du processus de lecture qui ne perd pas de vue l'aspect distrayant du texte de Welty.

Dans « 'Words, words, words...': Les échos de la satire gainesienne de l'homme d'Église, ou les limites d'un discours dans 'The Sky is Gray' et 'Boy in the Double-Breasted Suit' », Valérie Croisille-Milhat montre que dans ces deux nouvelles, les pasteurs de d'Ernest Gaines sont prompts à recourir à la force physique pour faire passer ce qu'ils prétendent être le message divin, l'un parce que « les mots lui font défaut », l'autre parce qu'il représente une institution « qui peine tant et tant à trouver un discours en accord avec une jeunesse qui s'éveille à l'esprit critique, puis, plus tard, au militantisme, qu'elle en finit par déclarer forfait » [191-92]. Cet essai pose et éclaire des contradictions: malgré tout ce qu'a pu faire le pasteur Martin Luther King dans la lutte pour les droits civiques pendant les années soixante, Gaines ne croit pas que l'église puisse amener le progrès, et a toujours été anticlérical, bien qu'il dise: « I think I believe in God as much as everybody does » [192].

Nadia Yassim-Diab étudie « La problématique de la voix narrative dans 'Girl', de Jamaica Kincaid », une courte nouvelle qui se présente comme la liste d'instructions qu'une mère transmet à sa fille dans l'ancienne colonie britannique d'Antigua, dans les Caraïbes anglophones. Ce qui semble à première vue être un monologue dramatique, ou un « presque monologue », à peine interrompu par deux remarques de la fille en italiques, gagne à être envisagé, selon N. Yassine-Diab, comme un monologue intérieur de la jeune fille, « satirique et parodique du fait de l'exagération liée à cette juxtaposition d'instructions » [211]. En cela, les deux voix seraient en divergence, hybridité qui serait à rapprocher d'une hybridité culturelle, résistance contre la mère qui a épousé la culture "importée" des colonisateurs. La véritable voix de la narratrice serait une voix qui se cherche toujours, forcément en exil.

Je dirai maintenant quelques mots sur le dispositif plus spécifiquement pédagogique du recueil.

Du point de vue pratique, un regret : les nouvelles commentées ne se trouvent pas toutes dans les anthologies de  Forkner et Samway. Pour la partie sur le gothique (« The Fall of the House of Usher », d'Edgar Poe, « The Company of the Dead », de Reynolds Price, et « The Real Ghost » de Peter Taylor), toutes les nouvelles de Flannery O'Connor à part « Good Country People », pour « Désirée's Baby » de Kate Chopin, « The Last Gas Station » de Shirley Ann Grau, ou « Girl » de Jamaica Kincaid, il faut se procurer les textes séparément. Mais c'est le cas pour la plupart des recueils de commentaires de textes littéraires.

La première partie se termine sur une bibliographie sélective pour l'étude de la nouvelle. Cette liste de soixante-six ouvrages, qui a le mérite d'être variée et de proposer des références françaises ainsi qu'anglophones, gagnerait à être assortie d'un commentaire d'une phrase ou deux par document cité. Il serait en effet bon de savoir ce qu'un livre de 1901 sur The Philosophy of the Short Story peut apporter aux étudiants d'aujourd'hui par rapport à un ouvrage de 2004 au titre apparemment plus pertinent de The Art of Brevity : Excursions in Short Story Fiction Theory and Analysis. Une répartition séparant les essais composés par des nouvellistes, les études sur les nouvelles régionalistes ou nationales et la nouvelle comme genre en général, contribuerait également à une meilleure lisibilité.

Dans la deuxième partie, Marie Liénard-Yeterian rappelle dans « On the Gothic » les origines britanniques du genre. Elle pose quelques questions que les critiques ont soulevées — notamment, le gothique était-il une réaction aux Siècle des lumières? Est-il subversif ou un appel à la modération des passions? Concernant les American et Southern Gothics, M. Liénard-Yeterian n'entre pas dans beaucoup de détails; elle rappelle les héritages puritain et esclavagiste, puis l'attirance pour les fantômes et les vampires inhérente au genre. À la  rubrique suivante, « Guidelines for study », elle définit les thèmes principaux du Southern Gothic, qui apparaissent dans les nouvelles à étudier: « the haunted house, the ghost within, and the confessional mode » [73]. On a envie de lui opposer que ce ne sont guère les thèmes du Southern Gothic moderne, à la Faulkner, Tennessee Williams, ou Harper Lee, mais avec les nouvelles qu'elle propose, d'Edgar Poe, de Reynolds Price, et de Peter Taylor, assorties de questions, cela constitue déjà une bonne introduction à un genre qu'elle rapproche du grotesque dans son entrée suivante, « The Grotesque: A tale of Southern defiance and dissent ». C'est dans ce rapprochement du gothique au grotesque, par la cruauté [84], que viennent s'insérer ceux que nous avons l'habitude de considérer comme des "Southern Gothics". M. Liénard-Yeterian explique comment le grotesque peut être « a theoretical mode of social and political organization and action » [81], et, ce faisant, couvre de nombreuses caractéristiques de la forme — l'excès, l'exagération, l'hybridité, la distortion, la juxtaposition du trivial et du transcendant, de l'humour et de l'horreur, de la farce et de la douleur. Elle cite comme exemples le film et le roman de James Dickey Deliverance, le film de Clint Eastwood Midnight in the Garden of Good and Evil, et la nouvelle de Flannery O'Connor, « A Late Encounter with the Enemy ».

Suivent des "Guidelines for study" sur le grotesque, composés à plusieurs mains, et où est soulignée l'hybridité du grotesque; il est conseillé au lecteur de se demander « Is this a feature of the grotesque? » en lisant les textes proposés à la suite de cette rubrique, eux aussi assortis de questions [89]. On se demande parfois si les auteurs ne ratissent pas trop large: des aspects du grotesque sont à identifier, dans un texte qui, à  la première lecture, semble tout en retenue et sensibilité, « The Sojourner » de Carson McCullers; cependant, les pistes de réflexion proposées s'avèrent toujours intéressantes. Dans beaucoup de ces nouvelles, et dans les commentaires qui en sont faits, il est question de la difficulté liée au changement dans le Sud, de la perte, de la perversion, ou du rejet des anciennes valeurs; les rédacteurs des "guidelines" et des questions tiennent compte du poids du passé dans le gothique et le grotesque [70-71, 83, 99...]. Ces deux voies d'accès aux nouvelles du Sud permettent finalement de découvrir un paysage représentatif, sans systématisation. Les essais qui viennent enrichir ce panorama initieront les étudiants ou les lecteurs curieux de la littérature sudiste à une sélection de textes illustratifs, mis en contexte; les spécialistes en la matière y retrouveront leurs auteurs préférés avec plaisir et intérêt.

 

 

 

Cercles©2008
All rights are reserved and no reproduction from this site for whatever purpose is permitted without the permission of the copyright owner. Please contact us before using any material on this website.