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Enlightenment Contested
Philosophy, Modernity, and the Emancipation of Man 1670-1752

Jonathan I. Israel

Oxford : Oxford University Press, 2006.
£30.00 ;  XXIV-983 pp. ISBN-13: 978-0-19-927922-7. Hardback.

 

Recensé par Franck Lessay



Le dernier ouvrage de Jonathan Israel a les apparences et la réalité d’un monument au plein sens du terme. C’est une somme et, tout à la fois, une célébration. Un champ immense y est exploré. Une érudition peu commune s’y déploie. Un vigoureux hommage y est rendu à un courant de pensée. Ce spécialiste du « long XVIIIe siècle », qu’il est inutile de présenter, poursuit ici, approfondit et élargit une recherche qui a produit des résultats marquants, comme Radical Enlightenment : Philosophy and the Making of Modernity (Oxford, 2001). L’enquête dont cet ouvrage constitue un premier volet ne porte plus sur les racines de la modernité, sujet déjà traité, mais sur les conditions de son émergence historique, les étapes essentielles qui ont jalonné sa cristallisation, la part que différents acteurs de la vie intellectuelle y ont prise, la principale revenant, selon l’auteur, aux tenants — philosophes, théologiens, savants et publicistes de tous ordres — des « Lumières radicales ». Une thèse générale est développée, démontrée et défendue avec ardeur. La polémique n’en est pas exclue, bien que le ton demeure toujours mesuré. Jonathan Israel vise plusieurs cibles à la fois : les philosophes post-modernistes qui (tels Alasdair MacIntyre ou Charles Taylor) stigmatisent les Lumières comme un échec philosophique, le masque hypocrite d’une idéologie pré-totalitaire et colonialiste ; les historiens qui (tels Peter Gay, Norman Hampson, Gertrude Himmelfarb) assignent un rôle central à l’Angleterre dans l’élaboration de la philosophie des Lumières ; ceux (les mêmes et quelques autres) qui  analysent ce grand mouvement d’idées comme un bloc à peu près homogène, dominé par ces figures d’exception que furent Newton, Locke, Hume, Voltaire et Kant.

Ces interprétations sont réfutées au nom d’une autre lecture de la période qui court de 1670 (date de la publication du Traité théologico-politique de Spinoza) à 1752 (fin de la guerre de l’Encyclopédie). La méthode suivie, qui guide l’ensemble des travaux de l’auteur, est celle qu’il baptise « controversialiste » et théorise avec concision en ouverture de son ouvrage. Différente de l’histoire intellectuelle à l’ancienne, qui séparait les idées de tout contexte social et s’appuyait sans discussion sur un canon d’inspiration eurocentrique, elle n’est pas pour autant contextualiste à la manière cultivée par certains historiens anglo-saxons (Pocock et Skinner en particulier), qui réduit indûment les débats étudiés à leur dimension linguistique et rhétorique. Elle ne s’identifie pas davantage à la Begriffsgeschichte allemande illustrée par Reinhart Koselleck, qui isole arbitrairement des concepts (liberté, tolérance, société civile) pour déchiffrer dans leur histoire les cheminements intellectuels d’une époque. Elle se distingue, enfin, de l’approche socio-culturelle française (Roger Chartier en fournit un exemple) qui, dans le sillage de l’école des Annales, révèle la prégnance des vieux schémas marxistes en ce qu’elle donne à des facteurs matériels le primat sur la vie intellectuelle, déniant à celle-ci toute autonomie et toute influence sur la réalité concrète sans jamais expliquer comment les évolutions structurelles qu’elle privilégie peuvent se traduire en théories, en croyances ou en mythes capables de susciter l’adhésion et de pousser à des actions collectives de masse.

Jonathan Israel est convaincu, pour sa part, que la Révolution française a éclaté parce qu’une révolution philosophique l’avait précédée de longue date qui avait profondément érodé les barrières faisant obstacle, dans l’esprit public, à l’idée même qu’un bouleversement des institutions fût possible, voire légitime et souhaitable. Ce mouvement d’érosion est l’objet précis de son enquête. Il en repère et en analyse les moments à travers des « controverses » qui constituent autant de crises, de tournants au cours desquels le système des relations politiques, économiques, sociales et culturelles se reconfigure pour suivre un cours nouveau. Ces controverses comportent des enjeux théoriques et pratiques aussi fondamentaux que l’autorité, la tradition, la religion, le pouvoir, la science. Y participent, aux côtés des philosophes, les Églises, les universités, certains corps sociaux (Parlements, magistrature, médecins), les artistes. En portent trace les documents les plus divers, individuels et collectifs, privés et officiels, d’origine attestée et anonymes, qui méritent tous une attention égale à celle que l’on prêtait autrefois aux seuls livres imprimés. C’est sur ce terrain mouvant mais vivant que se découvrent les voies par lesquelles les idées pénètrent la sphère publique, s’y propagent, s’y transforment et y exercent leur influence. Armé de la méthode ainsi définie, Jonathan Israel ambitionne d’offrir « une fenêtre qui nous permette de voir sous un jour raisonnablement objectif comment les structures de croyance et de sensibilité de la société interagissent dialectiquement avec l’évolution des idées philosophiques » [26].

C’est en conformité avec ce programme que l’historien de Princeton brosse le vaste tableau qui occupe l’essentiel de son ouvrage. La thèse qui le sous-tend pourrait s’articuler en une série de propositions. Les Lumières  européennes commencent à la moitié du XVIIe siècle. Les principaux inspirateurs en sont Descartes, Hobbes, Spinoza (avant tout autre) et Bayle. Fondées sur une conception nouvelle de la philosophie, de la politique, de la science et de la critique textuelle, elles définissent une vision du monde proprement révolutionnaire qui est constituée dès les années 1660 et ne fera, ensuite, que mûrir et se diversifier. Loin de former un système de pensée cohérent et unifié, elles se divisent en deux courants qui ne cesseront de se combattre et dont la rivalité structurera la vie intellectuelle dans le dernier tiers du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe. L’un, représenté par Locke, Newton et leurs thuriféraires continentaux dont Voltaire est la figure de proue, peut être décrit comme modéré ou conservateur (termes interchangeables ici). Il s’emploie à concilier la raison et la foi, la science et la religion. Empiriste et dualiste à la fois, il défend l’idée d’un gouvernement providentiel du monde, admet les miracles (en tout cas dans le contexte biblique), soutient la doctrine de la fixité des espèces vivantes. Attaché aux acquis de la Glorieuse Révolution de 1688-1689, il plaide pour un régime de monarchie tempérée et de tolérance religieuse limitée et s’abstient de toute critique sociale qui mette en cause la prééminence de l’aristocratie. Il domine la scène publique européenne jusqu’aux années 1740, décennie au cours de laquelle s’opère une inversion de tendance. Prend alors le pas le second courant, celui des Lumières radicales. Fidèles à l’inspiration originelle du mouvement, celles-ci se développent principalement sur le continent, dans les Provinces Unies et en France, mais aussi en Allemagne et, dans une moindre mesure, en Italie. Elles ont également leurs représentants en Angleterre avec le groupe des « libres penseurs ». Leurs porte-parole sont plus ou moins célèbres. On compte dans leurs rangs, du côté hollandais, les disciples ou continuateurs de Spinoza : van den Enden, Koerbagh, les frères de La Court, Walten, Mandeville (passé à la postérité grâce à ses œuvres anglaises) ; du côté français, outre Bayle lui-même, Fontenelle, Boulainvilliers, Meslier, Boureau-Deslandes, d’Argens, Buffon, Diderot, Helvétius, La Beaumelle, Morelly, Mably, d’Holbach ; en Allemagne, Tschirnhaus, Stosch, Hatzfeld ; en Italie, Giannone, Doria, Radicati ; en Angleterre, Blount, Toland, Collins, Bolingbroke, Tindal.

Matérialistes pour la plupart, déistes de stricte obédience rationaliste quand ils ne sont pas des crypto-athées, ces hommes partagent un mode de pensée, adhèrent à un esprit – « l’esprit philosophique » dénoncé par leurs adversaires comme sacrilège et destructeur — qu’ils expriment selon des modalités diverses et qui irradie une abondante littérature parfois clandestine.  Leur philosophie tient en huit points fondamentaux : la raison comme critère unique de la vérité ; le rejet du surnaturel sous toutes ses formes, Providence comprise, comme principe d’explication des phénomènes ; l’égalité entre les hommes ; une éthique purement profane axée sur une conception égalitariste de la justice ; une liberté de conscience sans restrictions ; une liberté de conduite individuelle, même sur le plan sexuel, également sans restrictions ; une entière liberté d’expression et de critique dans la sphère publique ; en politique, un républicanisme démocratique intransigeant. Dans ces principes réside l’essence de ce que Jonathan Israel considère comme la modernité. Les États occidentaux d’aujourd’hui, affirme-t-il, sont les héritiers — quoi qu’il en soit de leur pratique — du combat que menèrent leurs avocats contre les représentants des anti-Lumières, mais aussi contre ceux des Lumières modérées. C’est ce combat qu’il se fixe pour tâche d’étudier en le resituant dans les différents contextes où il se déroula, selon un plan en cinq parties qui, tout en respectant la chronologie historique, relève cependant d’une organisation thématique : la crise de l’autorité religieuse ; l’émancipation politique ; l’émancipation intellectuelle ; le parti de l’humanité ; les philosophes radicaux. À chacun de ces champs correspond une controverse ou un nœud de débats qui lui permettent de souligner les clivages séparant les protagonistes afin de mieux cerner l’identité de ces derniers et de suivre leurs fortunes diverses, jusqu’à l’époque où le décor lui paraît planté pour que s’engage la grande bataille de la Révolution française (dont les prodromes formeront l’objet d’un prochain ouvrage).

De ce livre qui couvre tant de terrains, bien des aspects suscitent l’admiration. Il faut assurément en louer les qualités formelles : l’exceptionnelle clarté d’exposition, la rigueur de la construction, le caractère toujours équilibré et nuancé de la discussion, l’alliance de fermeté et de pondération dans la défense des positions interprétatives. Il est à peine utile de mentionner l’immensité du savoir mobilisé. Beaucoup de vertus caractérisent aussi le contenu de la démonstration. On mentionnera en particulier le fait de donner voix à des auteurs oubliés ou négligés, ou encore à des cultures nationales — celle des Pays-Bas en tout premier — rarement évoquées en dehors d’études destinées à des spécialistes et qui retrouvent ici la place qui leur revient dans le panorama européen que dresse Jonathan Israel. De nombreux épisodes de la vie intellectuelle sont reconstitués avec un brio qui rend le propos d’autant plus convaincant : c’est notamment le cas de la guerre de l’Encyclopédie, qui voit le parti newtonien mené par Voltaire, d’abord allié aux jésuites, se briser sous l’assaut des jansénistes et s’aligner sur les positions spinozistes du parti de Diderot qui, dès lors, l’emporte dans le camp des Lumières, tandis que les jésuites rejoignent celui des anti-Lumières.

La thèse générale du livre paraît recevable à plus d’un égard. Entre autres mérites, elle conduit à des mises au point historiques qu’on peut juger fort utiles. L’auteur souligne à juste titre l’importance du socinianisme dans la diffusion en Europe des Lumières radicales, tout en insistant avec raison sur la dimension proprement spirituelle de la doctrine des sociniens, qui les sépare des purs rationalistes. Il fait valoir à bon droit les limites de l’anglomanie qui règne en France au XVIIIe siècle, où elle ne touche que les partisans de la physico-théologie d’inspiration lockienne et newtonienne : les spinozistes — terme d’acception large qui désigne l’ensemble des matérialistes — rejettent aussi bien cette philosophie que les idées politiques qui lui sont généralement associées et visent à légitimer le régime issu de la Glorieuse Révolution, laquelle leur apparaît comme une mystification.

La distinction que Jonathan Israel opère entre les deux républicanismes de l’époque est mieux que bienvenue alors que l’historiographie anglo-saxonne d’aujourd’hui tend à imposer l’idée d’un modèle républicain unique, façonné dans l’Angleterre du XVIIe siècle sous la double inspiration de Machiavel et de Harrington et appelé à donner naissance à une tradition transatlantique qui s’épanouira en Amérique. Ce modèle, démontre-t-il de manière probante, est républicain par son opposition résolue à la monarchie Stuart ; il n’en reste pas moins l’idéologie d’une gentry terrienne conservatrice, hostile au commerce et belliciste, dont le civisme ostentatoire consiste à lier indissolublement citoyenneté, propriété privée et droit de porter les armes ; très naturellement, ses adhérents se rallieront à la monarchie orangiste. Il en va tout autrement dans les Provinces Unies, où van den Eden, Walten et ceux de leur école défendent les principes de la souveraineté populaire, du droit de résistance et de rébellion contre la tyrannie et préconisent la mise en place d’un gouvernement démocratique responsable devant les citoyens, respectueux de leur égalité de statut, pacifique et déterminé à promouvoir les activités commerciales. Ce qui reste, en Angleterre, du courant républicain se « déradicalise » au moment de la Glorieuse Révolution pour se fondre dans un parti whig qui préfère invoquer la fiction de l’abdication de Jacques II pour justifier sa soumission à la nouvelle dynastie, plutôt qu’une doctrine politique tant soit peu subversive. L’inverse se produit dans les Provinces Unies : c’est là que, dans les années 1660, naît une authentique tradition républicaine qui, sans doute par la médiation de réfugiés huguenots, se transmettra en France et qui attribue une valeur exemplaire à la seconde révolution anglaise tout en déplorant son dévoiement final, comme le fera Condorcet longtemps après.

Enfin, on peut estimer que la lecture des Lumières selon un schéma d’opposition entre tendances conservatrices et radicales possède un indiscutable avantage heuristique en ce qu’elle permet d’échapper à certaines classifications simplificatrices et trompeuses d’usage encore fréquent. On pense ici à l’interprétation abusive d’Edmund Burke comme porte-parole d’une « révolte » (c’était le mot d’Alfred Cobban) contre les Lumières alors que l’auteur des Réflexions sur la Révolution française était, à beaucoup d’égards, en accord avec l’esprit de son siècle, même s’il n’en acceptait pas toutes les orientations. La même observation s’appliquerait à bon nombre d’auteurs romantiques, qu’il conviendrait de ranger dans le camp des Lumières conservatrices plutôt que de les inscrire dans un contexte de rejet pur et simple de la philosophie des Lumières. Mais c’est là un autre débat, qui ne concerne pas (ou pas encore) Jonathan Israel.

Les interrogations ou réserves que suscite cet ouvrage portent, pour l’essentiel, sur des points de méthode ou de perspective. Il est surprenant que Jonathan Israel se refuse (voir le court chapitre final intitulé « Postscript ») à admettre qu’on puisse considérer un même auteur comme modéré ou conservateur  sur certains plans et radical sur d’autres, sauf à le dire incohérent ou à faire preuve d’illogisme dans l’interprétation qu’on en propose. Cette position contredit ses propres analyses d’auteurs comme Hume, dont il montre bien qu’il fut, tout ensemble, éminemment subversif dans ses considérations sur la religion et conservateur sur le plan politique et social, ce que son scepticisme expliquait fort logiquement. Elle signale également une propension qu’on peut regretter à adopter parfois un point de vue trop univoque. On le constate au sujet de Locke, classé parmi les penseurs conservateurs alors que la modération de ses opinions en matière religieuse et sociale n’enlève rien au caractère révolutionnaire des conclusions du Second traité du gouvernement civil ni ne les contredit en quoi que ce soit. On l’observe encore à propos de Hobbes, dont Jonathan Israel rappelle avec insistance ce qu’il présente comme des affirmations relevant de l’absolutisme politique le plus classique, alors même qu’il concède par ailleurs que sa métaphysique, son herméneutique biblique, son épistémologie, sa conception purement rationnelle et laïque de la moralité agirent comme de puissants stimulants sur les penseurs des Lumières radicales.

Que Hobbes (on pourrait en dire autant de Bayle, autre « absolutiste ») soit malaisé à classer sur le spectre idéologique ne saurait se nier. La difficulté connaîtrait peut-être un début de solution à condition de quitter provisoirement le terrain historique pour se situer sur celui de l’analyse philosophique et de la critique interne afin de vérifier la cohérence des positions et de s’efforcer d’expliquer son absence éventuelle. Les apparences de contradiction dans l’appréciation d’un tel auteur se dissiperaient également si le point de vue adopté était moins souvent celui des contemporains qui crurent bon de l’attaquer : leurs motifs pouvaient n’avoir rien d’intellectuel ; il arrivait que leur jugement fût erroné. Il faudrait ajouter qu’ils n’avaient pas, quant à eux, l’inappréciable avantage d’un recul de trois siècles, qui permet de faire la part de ce qui appartient à un contexte historique déterminé et de ce qui revêt une signification profonde. On en revient ainsi à la dimension philosophique des débats étudiés. Jonathan Israel n’a-t-il pas tendance à confondre la défense explicite d’un système d’idées et la contribution — qui peut être inavouée ou involontaire et pourtant décisive — à l’élaboration de ce système ? On pense parfois avec des instruments forgés par des adversaires (ou d’autres que l’on croit tels). C’est précisément le cas avec Hobbes : sa théorie de la représentation et de la volonté politique publique rendit pensable la souveraineté démocratique, de même que sa critique des notions d’orthodoxie et d’hérésie renforça la cause des partisans de la tolérance religieuse. À cet égard, l’argument du jugement des contemporains découvre sa faiblesse. Si une partie d’entre eux dénoncèrent en Hobbes un avocat de la monarchie absolue de type louis-quatorzien, d’autres s’en prirent à son soutien supposé au Commonwealth et fustigèrent le Léviathan comme un panégyrique à peine voilé de Cromwell. Encore mentionnera-t-on les anathèmes qui, de toute part, frappèrent sa théologie comme un summum d’impiété et une manifestation patente d’athéisme. Pour cette raison, Leo Strauss, curieusement absent de la substantielle bibliographie, a fait de Hobbes l’une des deux sources, avec Spinoza, de ce qu’il considérait, quant à lui, comme les authentiques Lumières radicales, fondées sur le rejet de toute religion révélée : voir le très perspicace Die religionskritik des Hobbes, publié pour la première fois en Allemagne en 2001 et traduit en français sous le titre La critique de la religion chez Hobbes. Une contribution à la compréhension des Lumières (1933-1934) (Paris : P.U.F, 2005).

Il faut convenir que le triomphe de certaines idées ne procède pas uniquement de l’engagement délibéré et déterminé de leurs champions affichés, mais aussi de l’apport de ceux qui les défendirent avec mesure et, parfois, à contre-cœur quand ils ne les critiquèrent pas. Jonathan Israel le démontre magistralement lorsqu’il analyse la part que Montesquieu, éminent représentant des Lumières modérées, prit malgré lui à la victoire que remporta le « parti philosophique » sur ses ennemis jansénistes lors de la controverse qui suivit la publication de L’Esprit des Lois. Il en donne une preuve plus éclatante encore quand il évoque le rôle que joua le newtonien Voltaire dans la guerre de l’Encyclopédie, pour le plus grand profit du spinoziste Diderot. Il y a lieu, dès lors, de se poser un certain nombre de questions. Voltaire, en cette occasion cruciale, vit à coup sûr l’intérêt qu’il y avait pour lui à soutenir le groupe des rédacteurs de l’Encyclopédie, son image de héros du combat pour la liberté d’expression étant en jeu. Cependant, ce qui est présenté ici comme un choix stratégique de sa part n’eut-il qu’un mobile intéressé ? Et la distance qui le séparait de ses alliés du moment était-elle aussi grande que le laisserait croire la dichotomie Lumières modérées/Lumières radicales ? Jonathan Israel ne fait valoir que les diversgences qui existaient entre les deux écoles de pensée. On le comprend dans la mesure où sa thèse, assurément légitime, en dépend. Mais celle-ci ne le conduit-elle pas à « durcir » à l’excès les oppositions internes aux Lumières ? Et n’en résulte-t-il pas des effets de perspective quelque peu déformants ? On en trouverait une illustration dans l’excellent chapitre qu’il consacre au passage capital — amorcé chez Fontenelle et Boulainvillers et pleinement réalisé chez Diderot puis Condorcet — de l’idée d’une histoire de la philosophie à celle d’une histoire de l’esprit humain, progressivement arraché par la raison à la barbarie, à l’ignorance et aux superstitions. Absent de cette évocation, Voltaire y aurait sa place, dont l’Essai sur les mœurs apparaissait à Karl Löwith comme la première manifestation d’une véritable philosophie de l’histoire, autrement dit d’une théorie de la marche de l’esprit vers son émancipation (voir, du philosophe allemand, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, de 1949, Paris : Gallimard/nrf, 2002).

Sans nier aucunement — ce serait aller contre l’évidence — que les Lumières aient été traversées de courants et parcourues par des tensions, on peut hésiter à suivre Jonathan Israel lorsqu’il ramène cette diversité à « un combat continu et général entre deux interprétations rivales de l’Homme et de l’univers » [793]. L’existence d’un antagonisme apparemment aussi irréductible autoriserait-elle à parler encore de Lumières et à appliquer le mot à des modes de pensée aussi étrangers, sinon hostiles, à la modernité qu’il l’affirme ? Exprimer cette réserve n’est en rien récuser celle-ci ni les idéaux démocratiques dont elle est porteuse. Ce n’est pas, non plus, refuser de reconnaître à ce livre les immenses qualités qui en rendent la lecture si éclairante et en feront, à n’en pas douter, un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse à l’histoire intellectuelle de l’Europe au cours des trois derniers siècles.

 

 

 

 

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