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« Traduire l’intertextualité », Palimpsestes n. 18

Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2006.
249 pages + fascicule de textes de référence.

 

Recensé par Jocelyn Dupont

 

 

C’est à  la problématique de l’intertextualité en traduction littéraire qu’est consacré le dernier numéro de l’excellente revue de traductologie littéraire Palimpsestes, dont le titre semble ici trouver sa pleine justification. Après avoir joui d’une actualité parfois controversée au cours des années 1970,  l’intertextualité, « le second degré de la littérature » (Genette), est désormais un concept critique et opératoire qui a  trouvé toute sa légitimité dans le champ de la théorie littéraire. Tout en constatant que les phénomènes intertextuels constituent souvent un point d’achoppement pour le traducteur, le défi que les auteurs de ce recueil semblent également s’être imposé est de transposer ce concept au champ de la traduction littéraire, cherchant ainsi à en faire le locus d’un autre second degré, qui ne serait plus celui de la littérature, mais de l’intertextualité même. Pour  donc défaire  le « nœud intertextuel » [Michel Morel, avant-propos] afin de mieux le resserrer, l’ouvrage rassemble onze articles (3 en anglais, 8 en français, dont une traduction), qui soit se penchent sur des exemples précis d’intertextualité problématique dans la pratique de la traduction, soit abordent la question au plan théorique, prérogative d’ailleurs sagacement  laissée aux deux traducteurs professionnels ayant participé à l’ouvrage — dont les articles bornent stratégiquement le recueil — qui s’articule en dernière observation autour de deux axes principaux : lire et traduire l’intertextualité, c’est-à-dire mieux savoir la lire pour mieux pouvoir la traduire.

Dans une étude inaugurale et magistrale intitulée « Traduction, intertextualité, interprétation », Lawrence Venuti ouvre maintes pistes de réflexion à grand renfort d’exemples disparates. D’un tour de page, l’on passe d’une traduction de David Mamet à celle de la Bible, au risque d’y perdre son latin, ou plutôt, son italien. Les exemples fournis par Venuti, traducteur aguerri, sont en effet en version italienne, et il faut reconnaître que dans cet article lui-même traduit,1 les arguments de l’auteur/ traducteur ne sont guère étayés par les exemples mis à la disposition du lecteur non italophone. Les pistes théoriques avancées par Venuti demeurent néanmoins très riches, notamment dans ses remarques sur l’intertexte récepteur et la question des interprétants, ainsi que dans son analyse du potentiel critique d’une traduction intertextuelle.
Comme pour illustrer ses propos, l’article en anglais  de Bénédicte Meillon fournit une lecture plus que minutieuse des incidences intertextuelles dans les nouvelles de Barbara Kingslover. Fruit indéniable d’un travail de longue haleine, cette analyse s’attelle à déconstruire la traduction commerciale en déplorant les nombreuses failles intertextuelles que comporte cette dernière. Si l’on peut finir par s’agacer d’un tel acharnement aux allures de règlement de compte, cet article rappelle toutefois que la traduction des intertextes, qui participe pleinement de la poétique du texte qu’ils sous-tendent, se doit d’être un travail scrupuleux.
Le texte de Jane Elisabeth Wilhelm, consacré à l’auto-traduction chez l’écrivain bilingue Nancy Huston dans Limbes/ Limbo a une tournure résolument philosophique reposant sur les deux notions du cercle herméneutique et de la traduction comme « appropriation » développée par Paul Ricoeur. Arguant du fait que Huston trouve dans la langue française la médiation nécessaire pour garantir sa constitution d’écrivain «  à la marge », Mme Wilhelm célèbre le travail de re-création à l’œuvre dans ce double tribut à Beckett.
Partant du  principe qu’un intertexte heureux est un intertexte caché, Fabrice Antoine s’intéresse à la question de la traduction de proverbes détournés dans les textes humoristiques de James Thurber ; une analyse aussi riche qu’enlevée, qui conclut à la prévalence de l’effet et de l’écho dans le travail de transfert intertextuel incombant au traducteur, passeur de discours et de culture.
Virginie Douglas offre, pour sa part, une analyse de deux traductions en français, l’une érudite, l’autre grand public, de Stalky&Co., récits pour enfants de Kipling. Après avoir comparé les atouts de chacune des versions françaises de ces « school stories » à l’intertexte foisonnant, elle insiste sur la nécessité de ne pas négliger le plaisir ludique de ce type de texte, ce qui ne signifie pas non plus la mort de la littérarité.
La littérature de genre est également abordée par Elizabeth Durot-Boucé dans une étude richement documentée de la transposition des nombreux intertextes poétiques dans les traductions des romans gothiques d’Anne Radcliffe. Comparant notamment deux traductions contemporaines de l’auteur de The Italian à une version ultérieure, plus populaire, de la deuxième moitié du XIXe  siècle, elle pose en termes clairs et éclairants la question des attentes du lectorat de ces romans gothiques à succès.
Sophie Geoffroy-Menoux offre pour sa part une analyse aussi riche que rigoureuse de son expérience de traduction du Hawthorne d’Henry James, cas limite de « traduction intertextuelle », elle-même soumise à l’épreuve de la traduction.
Laurence Gouaux propose une lecture ciblée des textes d’Eudora Welty, mais hormis quelques allusions au mythe de Persée, oublie trop souvent les intertextes au profit des aspects grammaticaux.
C’est une approche moins spécifique mais non moins stimulante qu’offre Delphine Chartier sur le plaisir « palimpsestueux » de la lecture intertextuelle et de ses enjeux en traductologie. Soulignant la responsabilité de l’auteur de seconde main qu’est le traducteur confronté à des hypotextes déterminants et constatant le vertige intertextuel engendré de telles pratiques, elle conclut en soulignant les écarts aussi fréquents que considérables entre les horizons d’attente du traducteur et ceux du lecteur non anglophone.
Poursuivant son propos, Isabelle Genin s’intéresse à la version française du roman Carpenter’s Gothic pour y analyser le fonctionnement du « déjà-lu », étrangement familier, que constitue l’intertextualité au sens large, rappelant en dernier lieu combien l’intertextualité demeure « une poche de résistance » pour le traducteur.
Mais tel ne semble pas être l’avis de Peter Bush, qui vient clore la séance  avec une réflexion magistrale. Selon Bush, les choix de traduction intertextuelle doivent être abordés tout autant par le prisme de la langue que par celui de l’expérience. Prenant appui, entre autres, sur la sienne dans le cadre de sa traduction du Pierre Ménard de Borges, la pierre d’angle de la littérature au second degré, Bush défend une vision du monde comme texte, dans lequel le traducteur se doit, à l’image de l’auteur, de posséder au moins deux identités.

Bien que la faute soit en partie imputable au concept d’ origine  qui n’a jamais su trouver de définition stable, force est de reconnaître qu’au fil du recueil, l’intertextualité est une notion instable, tantôt prise dans son acception la plus diffuse (l’écriture comme glose, collage, pas forcément littéraire), tantôt la plus spécifique (un concept opératoire strict renvoyant au « travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur»2), si bien que l’impression d’ensemble qui risque d’en ressortir est que l’intertextuel n’est peut-être en fin de compte qu’un synonyme nimbé de mystique sur la dimension nécessairement idiomatique  ou — au risque de tomber dans le jargon, « lexiculturelle » (Fabrice Antoine) — propre à toute traduction littéraire. Malgré la richesse et la qualité indéniables de la grande majorité des contributions,  il se peut que le lecteur  reste sur sa faim, quelque peu frustré de ne pas voir émerger les fondations méthodologiques de ce « néo-intertexte » annoncé dans l’avant-propos. En revanche, les nombreux exemples ainsi que les réflexions auxquelles des points de traduction à la frontière de l’aporétique ont donné lieu  attestent de toute évidence de la réussite d’un ouvrage adressé incontestablement à un lectorat spécialisé. Le recueil est accompagné d’un fascicule contenant les textes de références, outil essentiel pour une lecture efficace de ce numéro de Palimpsestes, dont in fine on aurait pu souhaiter qu’il fît un peu plus souvent lumière sur les maints abîmes intertextuels qu’il découvre à son lecteur.

 

1. Une traduction de Maryvonne Boisseau.  back
2. Laurent Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, 27, 1976, 260. back

 

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