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Art et Internet – Les nouvelles figures de la création
Jean-Paul Fourmentraux

CNRS édition, 2005
314 p., ISBN 2-271-06353-1

 

Recensé par Marjorie Vanbaelinghem

 

 

Chercheur en sociologie à l’EHESS, Jean-Paul Fourmentraux est l’auteur d’un essai pointu et original sur le Net Art, forme d’art se servant des possibilités techniques et pragmatiques du réseau Internet.

Une première remarque doit être faite au sujet du titre, inadéquat voire trompeur, car trop général par rapport au véritable sujet abordé et analysé par Fourmentraux. Il ne faut pas s’attendre à une étude complète de l’impact d’Internet sur la création artistique, ni à une analyse de la diffusion de l’art, de sa promotion par les sites Web. Le Net Art est un objet très particulier, que l’auteur définit d’ailleurs strictement dès son introduction : « les arts visuels développés pour, par et avec Internet ». Il demeure cohérent dans sa démarche de délimitation tout au long de l’ouvrage : « l’Internet reste la plupart du temps le support illustratif de réalités déjà existantes, simplement transposées sur ce média [19] », prévient-il, cherchant à mettre en avant la spécificité du sujet propre de son étude.

Faire apparaître ce terme Net Art dès le titre aurait toutefois aiguillé les lecteurs potentiels un peu plus efficacement. D’ailleurs, le sous-titre parachève la confusion : « Les nouvelles figures de la création » semble sous-entendre que les artistes ou les œuvres sont au cœur de la démonstration. Or, il n’en est rien, puisque l’une des prémisses de l’ouvrage est justement que les figures de l’artiste et du spectateur s’effacent devant les programmes et le réseau, et que l’œuvre se définit par l’interaction et la participation — et pas du tout par de quelconques figures.

Une fois l’ouvrage entamé, on apprécie pourtant rapidement le thème, les objectifs, les connaissances techniques manifestes et la méthodologie de l’auteur, et l’on apprend beaucoup. Comme l’expose une première fois Antoine Hennion dans la Préface, l’angle d’approche est celui d’une « analyse pragmatiste du Net Art [15] ». Et, en effet, le propos reste centré — parfois peut-être un peu obnubilé — par la question des interactions, du mécanisme et des croisements de décision, de réaction et d’action qui font le Net Art, avec pour résultat un essai très personnel, très fin, mais dont la précision confine à la myopie. En effet, avec un sujet tel que « Art et Internet », il est évident que les modalités de la construction et la circulation de l’art sont en jeu, mais aussi la définition même de l’art, qui demande, sinon une réflexion générale, esthétique et philosophique, du moins une mise en relation avec l’art contemporain.

De la même manière, l’auteur se débarrasse très vite de la question des origines et de la chronologie du Net Art, « par manque de recul », écrit-il. On ne peut véritablement considérer cela comme un manquement scientifique car le format de l’ouvrage ne se prête pas à une étude généraliste. D’autre part, la démarche de Fourmentraux vaut aussi par cette originalité, par son esquive des questions trop vastes ou trop lourdes, des questions « pièges », pour aller se glisser dans des interstices de questionnements plus fins.  Dans son ensemble, l’ouvrage se caractérise par le registre du « micro » : micro-analyse d’exemples, micro-questions abordées, micro-définitions — micro au sens de précises, et non pas d'insignifiantes.
Cependant, à celui qui chercherait dans cet ouvrage une étude ou un exposé des origines du Net Art dans l’usage par les artistes de l’ordinateur, par exemple dans le travail de Harold Cohen, ou bien une analyse contrastive de l’action et de la participation dans le Net Art et dans d’autres formes avant-gardistes d’art, il faut dire tout net qu’il ne les trouvera pas.

Une autre caractéristique de cet ouvrage est l’appartenance de l’auteur au champ de la sociologie : la réflexion épistémologique qui ouvre l’analyse en introduction est brillante et passionnante — voici un ouvrage qui se propose non seulement de traiter d’un sujet précis, mais également de poser les jalons d’une approche alternative, de se constituer comme un laboratoire du renouvellement nécessaire de la sociologie de l’art, voire de la sociologie de la culture. Par moments, toutefois, le ton est tel qu’on a la nette impression que l’auteur a des comptes à régler avec sa propre discipline.

Les exemples d’œuvres citées se répartissent entre la France et l’étranger — surtout le monde anglophone — tandis que la bibliographie demeure très francophone. Les ouvrages des dix pages de bibliographie sont très ciblés, parfois trop — cette spécialisation, précision, ou  fermeture , selon la façon dont on veut la voir, caractérise d’ailleurs l’ensemble de ce travail. On regrette néanmoins, et ce malgré l’orientation donnée par la préface et l’introduction, que rien ne soit dit, par exemple, des recherches de Popper sur le lien entre création et programmation, ou même de réflexions philosophiques plus générales comme celles d’Anne Cauquelin sur l’art qui exploite les technologies de la communication.

On ne s’étonnera pas de ne pas trouver de « reproductions » d’œuvres de Net Art, étant donné que cet art n’est pas purement visuel mais, comme le montre très bien Fourmentraux, consiste en l’action provoquée et les interactions diverses entre créateur, utilisateur et programme/machine. À l’exception de quelques pages Web reproduites, les documents sont surtout des diagrammes et des schémas explicatifs, servant à synthétiser le sujet de prédilection de l’auteur — les collaborations, les interactions et les dispositifs à l’origine du Net Art.

L’ouvrage se divise en trois parties correspondant chacune à un moment et un aspect de l’œuvre : « Conception », « Disposition », « Exposition ». La notion la plus intéressante est de loin celle de « disposition ». La conception est principalement étudiée au travers d’un exemple dont l’analyse est poussée à l’extrême, et dont la pertinence et la valeur scientifique peuvent être discutées, et l’exposition fait l’objet de réserves de la part de l’auteur même, dès l’introduction. La disposition constitue ce qui fait la spécificité du Net Art : le terme englobe l’imbrication de dispositifs qui font l’œuvre, de même que le fait que l’œuvre soit « à disposition » du public. Cette analyse de l’art comme dispositif et comme mise en relation est au cœur de l’approche pragmatiste de l’auteur ; il est dommage cependant qu’elle empêche d’aborder les autres aspects de ce qui fait la spécificité de cet art.

On apprécie la démarche qui consiste à ne pas chercher à introduire le sujet en le figeant, mais à chercher à « saisir les définitions en acte qui jalonnent l’activité du Net Art », lesquelles « font l’objet de multiples négociations nécessaires à la délimitation des frontières de l’œuvre (sa clôture) et de sa valeur artistique (sa reconnaissance) [20] ». Toutefois, soulever ce problème ramène, une fois de plus, à la question de la définition de l’art en général, et, en lisant l’auteur, on se demande si le Net Art est bien, comme Fourmentraux tend à le suggérer, un art spécifique, ou constitue un nouvel environnement pour l’art, ou bien encore relève d’un phénomène d’hybridation de l’art et de la communication (le comble de l’ironie, dans le cas du Net Art, restant le télescopage, ou la re-convergence, qu’il instaure entre art et technique). La toile (Web), de même que l’écran, fonctionne en effet à la fois comme écran et comme atelier. D’autre part, la question de l’auteur de l’œuvre est primordiale, étant donné que l’œuvre de Net Art peut se concevoir soit comme étant le concept de base de l’œuvre, soit comme le programme permettant de la réaliser, ou, enfin, comme la réalisation, l’actualisation de l’idée par chaque internaute/participant interagissant avec ce programme.

Abordant la question de la conception de l’œuvre, l’auteur nous présente un exemple, celui de l’œuvre Des_Frags, conçue par Reynald Drouhin avec la collaboration, très active semble-t-il, d’un centre de création, le CICV. L’explication du processus de travail sur une œuvre au sein d’un groupe est très claire, et l’analyse du discours, des échanges accompagnant l’élaboration, très minutieuse (on retrouve vraiment la « patte » du sociologue dans la mise en mots du discours sous-jacent, mais cette dernière n’est pas toujours très utile, ni probante). Encore une fois, lorsque Fourmentraux écrit que  « l’élaboration du concept et la maturation de l’idée passent donc nécessairement par la confrontation aux outils techniques [43] » ou que «  le concept artistique est susceptible d’être altéré à mesure de la confrontation aux outils techniques [43-44] », on s’étonne de l’absence de comparaison ou de distinction avec d’autres formes artistiques où l’idée de l’artiste se heurte aussi à la question de la matérialisation et de la réalisation.

Là où la démarche sociologique appliquée à la création pourrait être critiquable ou perdre de sa pertinence, c'est dans la prise en compte de témoignages ou de faits qui paraissent anecdotiques, accidentels, sans mise à distance critique. Davantage encore, l’intégration de l’étude sociologique à l’œuvre même (on note la présence intrigante de l’auteur, J.- P. Fourmentraux, au générique de l’œuvre Des_Frags) aboutit à une confusion des objets, des genres, et à une mise en abyme qui donnerait presque le tournis, et qui explique l’impression diffuse que l’on a, à la lecture, d’une absence de distance, alors même que l’auteur fait preuve de qualités manifestes dans la conceptualisation et dans l’analyse, ainsi que de brillantes intuitions.

Certaines notions, comme celle d’interface ou de dispositif, font ainsi l’objet de développements brillants. Les considérations et les explications techniques sur la « maniabilité » nécessaire à l’œuvre de Net Art sont extrêmement bienvenues. La « polyphonie » dont l’auteur prétend qu’elle caractérise l’œuvre de Net Art, réveille cependant encore le sentiment de manque : pas de comparaison avec l’art de l’installation, ni les performance ou l’art conceptuel. Cependant, le soin pris dans les descriptions et les explications permet à chacun de construire sa propre utilisation des exemples et des idées, ce qui fait de ce travail minutieux un précieux outil de recherche. C'est en quelque sorte un ouvrage vers lequel il faut faire l’effort d’aller, et que, peut-être à l’instar des œuvres du Net, il ne faut pas hésiter à « acter », à manipuler.

Une partie de l’ouvrage apparaît surprenante, en cela, très intéressante, et ouvre merveilleusement bien à la discussion : il s’agit de la question de l’image. Fourmentraux montre que l’image de Net Art est « actée », et qu’elle change, mais qu’en fin de compte, cette image est surtout milieu, interface, que nous la traversons : « nous ne sommes plus devant l’écran mais à l’intérieur de l’action [73] ». Pour Fourmentraux, cela signifie que la création de Net Art se rapproche davantage de la culture de l’écrit que de celle de l’image. Cependant, il ne poursuit pas assez avant cette réflexion pour rendre cette conclusion convaincante.

La partie intitulée « Disposition » s’ouvre sur une typologie du Net Art qui donne d’emblée lieu à une mise en question de la possibilité et du principe même de catégorisation — preuve du sens critique de l’auteur et de sa réticence à « figer » les pratiques en objets. Sa typologie repose sur « la manière dont est agencé le site [77] » et Fourmentraux présente ainsi trois types d’œuvres : les œuvres médiologiques (axées sur l’interface), algorithmiques (fondées sur le programme), et interactives (centrées sur des contenus). On note assez rapidement, pourtant, que les sites « algorithmiques » cités paraissent relever aussi du médiologique, et vice-versa… Sans doute est-ce pour cela que l’auteur illustre cette typologie par un schéma où « les déclinaisons de l’œuvre interactive » apparaissent de manière imbriquée et non séparée.

Une définition du Net Art nous est proposée à mi-parcours : il s’agirait d’une « œuvre à trois mains », c'est-à-dire résultant de l’action de l’auteur, de l’acteur et de la machine. Fourmentraux poursuit son assimilation du Net Art au domaine du verbal en utilisant les notions d’énoncé et d’énonciation [116-119] pour en expliquer le fonctionnement. Ce passage d’une caractérisation par l’action à une définition par l’énonciation ne fait qu’amoindrir la spécificité du Net Art… et l’intérêt du lecteur. Lorsque l’auteur reprend son étude des modes d’action « faisant » l’œuvre (intra-action, co-action, inter-action), le propos redevient beaucoup plus convaincant.

Dans la troisième partie, consacrée à l’exposition de l’œuvre de Net Art, l’auteur reprend la notion d’implémentation de l’œuvre, cette idée de Goodman selon laquelle la question n’est pas « qu’est-ce que l’art », mais « quand y-a-t-il art ? ». Le premier chapitre, sur « Net Art, commandes publiques et muséologie », donne à sentir le malaise dans les rapports entre institutions, Net Art et public, sans toujours le faire apparaître de manière explicite, peut-être encore par manque de distance ou d’esprit critique envers la pratique artistique même. Ainsi le premier exemple donné, un projet intitulé « Version Originale », consiste-t-il en une commande d’œuvres « pour le réseau » à vingt-cinq artistes. Or, on imagine que de telles œuvres, créées de manière opportuniste, par des artistes qui travaillent habituellement d’autres médiums, consistaient surtout en des transpositions de projets artistiques, sans la recherche sur l’interface et sur le dispositif en amont, telle qu’elle est présentée au premier chapitre avec Des_Frags.

Les questions de consultation ou de domiciliation, très épineuses, sont mieux mises en lumière, mais au fur et à mesure des exemples qui sont présentés, d’autres questions se posent, que l’auteur laisse dans l’obscurité. Ainsi, un projet de « spy cam » ou celui d’une interface utilitaire comme API, soulève le problème des limites entre Net Art et de l’utilisation d’Internet dans d’autres projets artistiques. En outre, le sujet de la capture du public, ainsi que du succès des sites, calculé par le nombre de « clics », rappelle la mesure prise dans les expositions du nombre de visiteurs. De même, le côté ludique de certains sites qui envoient des mails automatiques mais personnalisés avec des nouvelles, des jeux, et qui attribuent à l’utilisateur un « login » et un mot de passe, ne manque pas de rappeler l’usage commercial du Net, avec les innombrables « lettres » et listes de distribution.

Le lien de certaines œuvres de Net Art, voire même du dispositif de base du Net Art au domaine de la « communication », nébuleuse protéiforme et omniprésente aujourd’hui, paraît alors évident. Cela, une fois de plus, semble le lier aux problématiques de l’art contemporain en général. Mais, de cela, pas un mot. Certes, on apprécie lorsque l’auteur remarque le « glissement » qui s’opère dans la notion même d’œuvre d’art, et veut dès lors définir l’œuvre de Net Art non comme objet, mais comme « processus [165] ». Cependant, le fait que l’œuvre ne soit plus un objet fini, mais demeure inachevée, ouverte, ou bien consiste en un acte, un processus, une intention, une collaboration éphémère entre artiste et public/participant n’est pas chose nouvelle.

Dans la problématique particulière à la question de l’exposition, on se demande aussi pourquoi l’auteur, sociologue, ne procède à aucune analyse critique de la soi-disant responsabilité ou capacité de participation du visiteur/spectateur. Il serait intéressant, dans une étude qui se veut pragmatique, de voir les réelles capacités, la latitude ou le champ opératoire ouvert au « spectateur ».

La conclusion reconstitue le projet de l’ouvrage, et ce projet est bon, mais l’on s’attendrait, au moins dans une conclusion, à un élargissement de la réflexion, qui ne vient en fin de compte jamais : tout demeure sur le mode de la récapitulation. Les questions qui auraient pu être posées — même dans un ouvrage se réclamant de la « sociologie de l’art » (et plus encore dans un ouvrage souhaitant une refonte de cette approche) — sont nombreuses, des liens de l’art au marché et au commerce en passant par la fin de l’art. Pourtant, elles s’imposent d’elles-mêmes à la lecture de l’ouvrage. Ce dernier point pousse toutefois à louer ce travail plutôt qu’à poursuivre la critique, car il permet, en s’accrochant et à condition de le lire « activement », de trouver des exemples à exploiter, des pistes et des idées passionnantes.

En somme, voilà un ouvrage que l’on ne peut, en dépit des quelques interrogations et réserves formulées, s’empêcher de qualifier de précieux : d’abord car il aborde un fait rarement étudié (l’utilisation d’Internet par les artistes), d’autre part car il le fait de manière fine, précise, peut-être trop pointue : mais le risque évoqué, celui de la myopie — ne pas prendre en compte d’autres pratiques, ne pas voir les racines, les origines de l’objet étudié — n’empêchera pas le lecteur averti de tirer des bienfaits de la consultation d’un tel travail.

 

 

 

 

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