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La négation – formes, figures, conceptualisation
Actes du colloque de littérature et linguistique des 7 et 8 octobre 2004
Stéphanie Bonnefille et Sébastien Salbayre (éd.)

La revue du GRAAT, n° 35/2006
Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2005
544 p., ISBN 13 :978-2-86906-223-8

 

Recensé par Albert Hamm

 

 

Pari risqué que celui de confronter sur le thème de la négation des contributions de spécialistes de littérature et des travaux de linguistes, et de les rassembler dans un même volume d'actes. Régulièrement, échantillons de discours et analyses viennent en effet rappeler aux linguistes qu'il subsiste des problèmes liés au statut de l'opération / des opérations de négation et au fonctionnement des marqueurs, et qu'une description intégrée reste à produire. On pouvait dès lors s'inquiéter d'une telle juxtaposition. Pari gagné au contraire, dans la mesure où la convergence et la collaboration interdisciplinaire semblent avoir eu lieu parfois et où, grâce au recul apporté par le texte écrit, contributions et approches théoriques s'interrogent et se répondent d'une section, d'un texte à l'autre. Il n'est guère possible pour autant de proposer une synthèse, et l'on s’emploiera à défaut, et aussi pour mieux leur rendre justice, à rendre compte de la diversité des approches et des sujets, présentés à partir d'un point de vue de linguiste.

La première partie rassemble sous le titre Poétique et esthétique : de la négation au négatif, vingt et une contributions sur des oeuvres ou des genres littéraires, du théâtre élisabéthain à T.S. Eliot ou à la littérature américaine contemporaine, de Nietzsche à la littérature pour enfants.

Les expressions de la 'négativité' dans les textes littéraires sont nombreuses. On passe, dans l'ordre des textes présentés, d'une réflexion plus lacano-freudienne que linguistique sur la dualité du sujet, à la fois origine énonciative et affirmation de sa non existence, à partir de The Sandman de E.T.A. Hoffman et de Not I de Beckett (J. Roof), à la figure de la prostituée dans le théâtre de la Renaissance ; F. Fouassier souligne l'impossibilité d'y référer dans le discours dominant autrement que sur le mode de l'opposition "Neither maid, widow, nor wife?", de l'exclusion ou de la réification. Suit un essai sur la rhétorique du vide et de l'antithèse dans King Lear, en liaison avec la mélancolie, que Kristeva définit comme un "déni de la dénégation" (N. Buté) ; une étude du paradoxe du non-dit et de la découverte des procédés de l'indirection, de l'autrement-dit, dans l'écriture épistolaire, à partir de Clarissa de Richardson (H. Dachez) ; une analyse des libertés que prend le narrateur de la fiction victorienne (Thackeray, Dickens) dans son rapport au lecteur, avec les "lois de discours" posées par Grice ou le principe de "coopération interprétative" énoncé par Eco (J. Fromonot) ; celle encore de la construction d'une contre-culture dandyesque, aussi dénigrée soit-elle, chez Austen, Eliot, et les écrivains de la Dandy School (G. Pham-Thanh).

Sous couvert de négation, essentiellement à partir de Lord Jim, P. Vernon s'intéresse, au-delà de remarques sur les formes — densité des séries d'adjectifs négatifs, enchaînements de négations —- à l'essence même du discours conradien tel qu'il est porté par différents personnages, et à la profonde méfiance qui s'y exprime quant à la possibilité de communiquer véritablement. V. Tröger-Belser, dans Precious Bane de Mary Webb, identifie le diabolique dans les dénis, reniements et symboles, et dans les destins opposés qui en constituent la trame romanesque. Autre forme de négation que celle que J.W. Underhill, de manière particulièrement convaincante, montre à l'oeuvre dans les poèmes de T.S. Eliot, à travers la dissonance des voix narratives, organisée au moyen de ruptures, d'enjambements et de contrastes de mètres. Dans l'analyse par J. Szlamowicz du déni dans Plain Girl, la négation est identifiée comme l'axe du dispositif énonciatif d'Arthur Miller : à la fois monologual et dialogique, il oscille entre refoulement et déni, déni et reniement, tout en permettant une lecture dynamique de la relation de soi au monde. Pour S. Dubois Boucheraud la répétition des formes syntaxiques et sémantiques de la négation dans A Spy in the House of Love d'Anaïs Nin s'apparente aux variations du genre musical de la fugue, cependant que leur fonction en discours est triple : étirer l'énoncé par l'évocation sur le mode négatif d'autres 'possibles', s'assurer la coopération du lecteur par la multiplication des présupposés, ponctuer le rythme des 'improvisations' du personnage et de l'auteur et les moments forts de son écriture 'symphonique'. Même prolifération négative dans Stories in the Worst Way de Gary Lutz, que A.L. Tissut interprète comme relevant du rapport iconique entre le discours et l'évocation d'un  univers régi par la dégradation, le dysfonctionnement : complexification des structures, détournement d'expressions figées, négation des références, décalages négatifs et jeux allitératifs en constituent les ressorts. De même, l'exploration par N. Vincent-Arnaud des 'itinéraires' de la négation dans Less than Zero de B.E. Ellis débouche sur le constat d'une caractérisation iconique d'une temporalité et d'une topologie 'négatives'. A. Regnauld, dans son analyse de l'intertextualité dans les nouvelles de C. Scholz trouve dans la négation grammaticale "qui convoque dans le même temps ce qu'elle exclut" une métaphore particulièrement apte à caractériser le travail de citation, dé-doublement ou de contresignature de l'auteur. Enfin G. Chamerois, à propos de Mason & Dixon de T. Pynchon, identifie la négation comme l'un des moyens, au même titre que la dénomination, l'indétermination, ou la figure, de dire l'indicible, l'invraisemblable, ou l'innommable.

À propos de And the Four Animals et The Double Hook de S. Watson, c'est sous couvert de négation 'postmoderne' que G. Coleville nous livre une lecture freudienne ("when the speaker himself means to convey the opposite of what he says") de son écriture 'anthropophage' présentée comme 'au-delà du minimalisme'. En revanche, les linguistes ne s'étonneront pas des formes 'paradoxales' de la négation mises au service de la revendication identitaire rushdienne étudiée par S. Rinzler, notamment à travers les concepts de disorientation et d'unbelonging ; l'hypothèse a été avancée de longue date (Stockwell 1973) de l'existence 'd'événements négatifs' (not paying taxes, not going to church, not getting up early) à polarité positive. De la même manière, le linguiste retrouvera, dans des registres discursifs très variés (publicitaire, politique,…), le jeu sur les négations d'états ou de réversion de processus (unsaying), ou sur les enchaînements de négations et les double négations, que G. Cingal analyse comme travail 'd'ab-négation' dans Secrets de Nurrudin Farah. Il n'aura pas de difficulté non plus à se situer, par rapport à la présentation par T. Swoboda du 'non-savoir de Georges Bataille et les arts', ou à la lecture 'contradictoire' que M. Kerr propose de Nietzsche, à partir de l'opposition entre contraire et complémentaire logique. Il s'étonnera enfin que la description que donne K. Kow Yip Cheng de la négation dans la littérature enfantine juxtapose, sans s'en expliquer, une description syntaxique (chomskyenne) de son fonctionnement, une interprétation pragmatique (hallidayenne) de résultats à un test décrivant des réponses négatives d'enfants à une question posée sur un vers de Humpty Dumpty, et un inventaire de reformulations négatives dans The Three Little Pigs. On peut aisément imaginer, simplement à partir de la lecture de Bruno Bettelheim, que le rapport de la littérature enfantine à la négation est infiniment plus riche et plus complexe.

Au total, même si le rapport à la négation linguistique est parfois (souvent) sollicité, ces études littéraires, par leur hétérogénéité, à travers notamment celle des marques analysées, des valeurs décrites, et des effets discursifs mis au jour, reposent la question du statut même de l'opération de négation. Opération unique, et dans ce cas comment rendre compte de cette diversité ? Famille d'opérations liées, et comment préciser alors les relations permettant qu'un même marqueur puisse exprimer des valeurs aussi différentes et, inversement, que la même valeur soit portée par différents marqueurs ?

La seconde partie, Linguistique : négation, stratégies discursives et processus mentaux, présente dix contributions de linguistes, principalement attachés à l'analyse de la négation sous l'angle de la conceptualisation et de la mise en discours. La préface précise que les approches proposées relèvent de deux cadres théoriques distincts, les six premiers articles s'inscrivant dans le domaine de la linguistique cognitive, cependant que les quatre derniers se réclament de la linguistique de l'énonciation.

Chez E. Sweetser, le constat établi de longue date de la plus grande complexité présuppositionnelle de la négation et de son ouverture sur un implicite à explorer se trouve réinterprété dans les termes de la théorie des espaces mentaux. À partir d'exemples empruntés à la littérature (Heyer, Austen, Trollope), elle revisite des emplois particuliers de la négation, comme la prétérition ou les négations métalinguistique ou polyphonique, avant d'étudier des exemples plus complexes, dans lesquels une forme négative convoque un ou plusieurs scénarios, ou dans lesquels l'apparition d'une double négation reflète les pensées ou les sentiments contradictoires d'un locuteur. J.R. Lapaire tire quant à lui argument de la complexité des opérations, des manifestations, y compris non verbales, de la négation et des codes socio-pragmatiques qui les sous-tendent pour développer une approche phénoménologique, et reconstitue la liaison, déjà rétablie par l'étymologie, entre les concepts associés à la négation, le système sensori-moteur et les parties du corps. Élargissant son propos au-delà du lexique, et à une description de l'assertion en général, il propose une typologie qui associe actes de langage à orientation positive ou négative à des analogues kinésiques. On rappellera que R.A. Spitz tentait d'identifier, dès 1962, dans un cadre théorique différent, les prototypes moteurs de la négation et de l'affirmation linguistiques, respectivement dans les comportements de fouissement et d'évitement d'une part, de hochement de l'autre, des nourrissons.
P.A. Chilton propose pour la négation, conçue à juste titre comme un phénomène d'abord discursif, une approche 'géométrique' (topologique ?), dans le cadre d'une théorie de l'espace discursif (discourse space theory : DST) construite dans le prolongement de la DRT (discourse representation theory) de Kamp et Reyle et de la théorie des espaces mentaux de Fauconnier. Un système tridimensionnel, orienté à partir de l'origine énonciative, lui permet de représenter la 'distance' temporelle et spatiale, 'discursive', et 'modale' du discours et, partant, de la négation et de décrire les contraintes qu'elle exerce, en particulier sur le fonctionnement de l'anaphore et de l'hypothétique.
Toujours dans le cadre général de la linguistique cognitive, B. Lewandovska-Tomaszczyk revisite la dissymétrie entre assertion positive et assertion négative par le biais des espaces mentaux et du mode de sélection différent des possibles 'dormants' qu'elles convoquent. Elle s'intéresse plus particulièrement au cas des négation 'indirectes' —- lexèmes, unités intermédiaires ou phrases —- qui présentent, en l'absence de toute forme explicite de négation, une orientation négative.
B. Cappelle s'appuie lui aussi sur le caractère erroné d'une conception naïve, qui verrait dans des phrases négatives et affirmatives un phénomène de simple symétrie, et en apporte la démonstration à partir de constructions pour lesquelles l'un des termes de cette prétendue symétrie n'existe pas ou pose problème. Il illustre bien le statut particulier de la négation, à partir de constructions 'périphériques' empruntées à The Simpsons, et montre les contraintes qui, soit conditionnent l'apparition de la négation dans des matrices d'expressions figées comme les comparatifs corrélatifs (the older they get, the cuter they ain't), soit lui donnent son caractère obligatoire dans des propositions elliptiques asyndéthiques (no shoes, no shirt, no service), soit encore président à sa disparition dans des question-tags reprenant des phrases affirmatives (Oh you think it's funny, do you?). On comparera avec les rares emplois 'positifs' en français d'expressions comme 'il a (enfin/daigné) levé (/-er) le petit doigt pour l'aider'.
N. Arimitisu, enfin, analyse l'orientation cognitive de la construction des valeurs négatives des synonymes et des antonymes, en liaison avec les statuts syntaxiques (a smell / to smell) et le fonctionnement des registres de la politesse et de l'injure.

H. Le Prieult applique avec à-propos la linguistique énonciative à l'analyse de la rhétorique de la négation dans trois formes historiques du débat sur la / les théorie(s) linguistique(s). Il analyse successivement un chapitre de Sextus Empiricus (2e siècle après J.C.) sur la définition de la grammaire, et Cartesian Linguistics de Chomsky, dont il explore notamment le travail de renversement de l'opposition entre 'anciens' et 'modernes' : les anciens (Descartes) y sont sommés de témoigner à charge contre les théories 'défectueuses' des 'modernes' (Bloomfield, Hockett…), en faveur de la continuité retrouvée avec les 'contemporains' (Chomsky). Le troisième exemple est le 'dialogue' entretenu par articles interposés entre deux linguistes énonciativistes, H. Adamczewski et C. Boisson entre 1999 et 2001. L'analyse de Le Prieult laisse de côté l'argumentation scientifique, au profit de l'examen notamment des formes et degrés de personnalisation ou de distanciation, du rôle assigné au tiers (le lecteur linguiste), et des formes d'identification à, ou d'excommunication de, la discipline (la linguistique angliciste).
B. Malinier propose une lecture énonciative des conditions d'emploi des schémas 'it is impossible to teach John' et 'John is impossible/*possible to teach' et montre notamment que le second exige la construction préalable de réseaux de relations anaphoriques ou de propriétés.

Les deux derniers articles mettent en œuvre une démarche comparative. À partir d'une analyse s'appuyant sur les concepts de domaine notionnel et de valeurs qualitative et quantitative, G. de Montjou propose une explication des cas d'emploi des trois traductions principales de 'sinon' en anglais : 'if not' qui relève de l'activation de la valeur quantitative, 'otherwise' de celle de la valeur qualitative et 'except' d'une équipondération des deux valeurs.
C. Mérillou remet en question l'équivalence entre les conjonctions 'when' et 'quand' à propos de la possibilité en anglais de négativer une subordonnée temporelle en 'when'. Son explication est que le repère temporel ainsi négativé est à interpréter comme la perception d'un non-événement plutôt que comme une absence d'événement. Impossible de ne pas penser ici à L. Carroll :

On Friday morning […] went with the A.A.M. […] to the gardens of Worcester College (built 1714) where they didn't see the swans (who ought to have been on the lake), nor the hippopotamus, who ought not to have been walking among the flowers, gathering honey like a busy bee. After breakfast Isa helped the A.A.M. to pack his luggage, because he thought he would go away, he didn't know where, some day, he didn't know when. So she put a lot of things, she didn't know what, into boxes, she didn't know which.

Les travaux sont rédigés en français (17) ou en anglais (14), et utilement complétés par un (souvent) bref résumé dans (souvent) la même langue que la contribution, ainsi que par une courte notice biographique présentant les auteurs. On regrettera que résumés et notices ne soient pas disponibles dans les deux langues.

Nous conclurons en répétant que, plus qu'une somme ou une synthèse, cet ouvrage nous offre un état des lieux partiel —- dynamique et utile, sur le sujet de la négation —- des domaines dont se réclament les auteurs : linguistique, linguistique appliquée à la littérature, analyse de discours, analyse textuelle, stylistique et poétique. Plus qu'un bilan, il doit, selon nous, être lu comme un appel à la poursuite et à l'approfondissement de la démarche proposée —- de confrontation et réflexion commune, par lesquelles chacun s'enrichit des interrogations de l'autre.

 

 

 

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