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François Happe, dir., Profils Américains n° 16 : Don DeLillo (Montpellier : Publications Montpellier 3 - Université Paul Valéry, 2005, 13,00€, 290 pages, ISBN 2-84269-649-2.)—Georges-Claude Guilbert, Université de Rouen

 

La revue Profils Américains, publiée par le Centre d'Études et de Recherches sur la Culture et la Littérature Américaines de l'Université Paul Valéry - Montpellier 3, est d'une certaine façon l'héritière de Delta, revue défunte dont tout américaniste français quarantenaire ou plus vieux encore se souvient avec nostalgie. Nombre d'entre nous ont particulièrement apprécié certains numéros, tels Delta n° 14, dirigé par Kathleen Hulley, sur Grace Paley (1982), ou Delta n° 21, dirigé par Nancy Blake, sur John Barth, qui commence par une captivante interview du romancier menée en 1979 par Cynthia Liebow (1985). Delta n° 5, dirigé par Kenneth Graham, sur Eudora Welty (1977), contient une nouvelle, « Acrobats in a Park », que Welty avait généreusement permis à Graham de publier. Delta n° 23, dirigé par André Bleikasten et consacré à William Styron (1986), a été judicieusement réédité en 2004 à l'occasion de la présence très controversée du roman Sophie's Choice au programme de l'Agrégation d'Anglais.

Profils Américains n'a de revue que le nom et la numérotation, car chaque nouvelle livraison constitue en fait un véritable ouvrage (collectif) de critique littéraire. Qu'il me soit permis de recommander en particulier le n° 7, consacré à Erskine Caldwell (1995), le n° 14, consacré à J.D. Salinger (2001), et le n° 15, consacré à Philip Roth (2002). Les couvertures initiales étaient blanches, à l'instar de Delta. Elles arborent désormais une délibérément grossière pixellisation d'un drapeau américain agité par le vent, comme pour signifier que les auteurs discutés entre ces rayures et ces étoiles déformées se piquent souvent de remettre en question ce que d'aucuns voudraient percevoir comme la « réalité » américaine : politique, sociale, économique, etc. – quand les auteurs en question ne s'emploient pas tout bonnement à lutter (avec des armes littéraires) contre des systèmes.

Le Profils Américains n° 17, sorti en janvier 2006, célèbre Cormac McCarthy. Les textes qu'il contient ont été réunis par Christine Chollier et Edwin T. Arnold.

Ce Profils Américains n° 16, consacré à Don DeLillo, a été mis en forme par François Happe, à qui l'on doit justement l'éclairant ouvrage Don DeLillo : La Fiction contre les systèmes (2000). Dans son Introduction, « Working Against the Age : L'œuvre majestueuse de Don DeLillo », Happe nous rappelle que le dernier roman de DeLillo, Cosmopolis (2003), a été « diversement accueilli par la critique aux Etats-Unis » [7]. Je me suis moi-même lamenté dans Cercles à son sujet. (http://www.cercles.com/review/R12/delillo7.htm)

Effectivement, comment un écrivain aussi génial, au sens propre, a-t-il pu nous infliger un tel pot-boiler, insipide et inutile, après tant de romans « majestueux », pour reprendre l'adjectif de François Happe? Très vite ce dernier annonce la couleur : l'écriture de DeLillo « s'interroge en permanence sur sa propre pratique et ses enjeux » [8]. Elle est postmoderne et donc métafictionnelle, mais pas hermétique et sèche comme celle de certains de ses condisciples. C'est souvent une écriture de l'exil, qui constitue « une fréquente mise en regard de l'iconique et du verbal ». [13] Oublions donc l'erreur de Cosmopolis, laissons même de côté l'excellente parenthèse fournie en 2001 par The Body Artist (« drame intimiste [et] sorte d'exception » [9]), pour nous concentrer sur le reste de l'œuvre, sur cette écriture « métaparanoïaque » [15] où l'on hésite souvent « entre un désordre dépourvu de sens et une connexion généralisée où tout fait sens » [16]. Dans Don DeLillo : La Fiction contre les systèmes, Happe donnait déjà le ton, racontant qu'au début des années soixante-dix, DeLillo travaillait sept à huit heures par jour enchaîné à sa machine à écrire tandis que sur le mur de son bureau trônait un portrait de Jorge Luis Borges. Comme chez John Barth, l'influence de Borges est palpable dans la fiction de DeLillo.

Nathalie Cochoy nous entraîne sur des pentes vertigineuses à la recherche de différents codes à encrypter ou décrypter, notamment des codes (principalement new-yorkais) de la musique populaire dans Great Jones Street (1973), dans lequel DeLillo « semble pousser le vertige métafictionnel jusqu'aux confins les plus extrêmes de l'auto-destruction » [35].

Françoise Sammarcelli, connue pour son précieux travail sur John Barth, se livre à une lecture bienvenue de Ratner's Star, comblant un vide. Ce roman, moins immédiatement perceptible en tant qu'œuvre postmoderne, n'en est pas moins ambitieux et troublant. « Ratner's Star [...] produit le malaise, et l'on règlerait un peu vite l'affaire en lisant ce roman comme une parodie de roman de science fiction ou comme une dénonciation grotesque des excès de la science contemporaine. » [59] La plupart des lecteurs de ce texte inhabituel ne cherche pas, je suis prêt à le parier, à distinguer les « inventions scientifiques » de DeLillo des données historiques vérifiables ; Françoise Sammarcelli a eu la patience remarquable de se livrer à « un début d'enquête ». Là n'est sans doute pas le plus important, mais elle permet ainsi de confirmer les intuitions de certains des lecteurs les plus paresseux – bien que parler de lecteurs paresseux dès lors qu'il s'agit de DeLillo relève quelque peu de l'oxymore.

Viennent ensuite « Running Dog ou le ballet des masques », de François Happe lui-même. Puis « Sound All Around: Sonic Mysticism and Acoustic Ecology in White Noise », de Philipp Schweighauser ; « Marguerite, Marina, Beryl et les autres : les femmes du président, les femmes de l'assassin dans Libra », de Sophie Vallas et « Mao II ou l'expansion du neutre », de Florian Tréguer ».

Le chapitre confié à Jean-Yves Pellegrin s'intitule « Problématiques de la voix dans Underworld ». Il donne envie de relire le roman immédiatement. Je recommande en complément l'article que James Annesley a publié sur Underworld dans Amerikastudien (47.1, 2002), « Thigh bone connected to the hip bone: Don DeLillo's Underworld and the Fictions of Globalization ». Il s'agit d'une approche très différente mais tout aussi intéressante que celle de Jean-Yves Pellegrin.

Les deux derniers chapitres, « Performing Don DeLillo: Theatricality, Subjectivity and the Borders of Genre », de Kathleen Fitzpatrick et « Lire les listes de DeLillo », d'Aaron Smith, sont plus généraux, s'attaquant à certaines idiosyncrasies de l'œuvre tout entière.

L'ouvrage s'achève avec une bibliographie très complète (33 pages) rédigée par François Happe. Les ouvrages et articles essentiels y figurent, dont l'excellent article de Maurice Couturier sur White Noise, paru dans la Revue Française d'Etudes Américaines (62, 1994) que François Happe citait déjà dans son Don DeLillo : La Fiction contre les systèmes. L'industrie critique delillesque est florissante et il convenait d'opérer une sélection, mais la tâche a certainement été rude, l'œuvre de DeLillo étant à même d'inspirer tant de bon(ne)s critiques.

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