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Lire la nature dans Arcadia de Sir Philip Sidney

Une esthétique du détail

 

Andy Auckbur

 

Studia Remensia, vol. 6

Presses Universitaires de Reims, 2020

Broché. 241 pages. ISBN 9782374961187. 20 €

 

Recension d’Aurélie Griffin

Université Sorbonne nouvelle, Paris

 

 

 

    

Œuvre majeure de l’époque élisabéthaine, le roman de Sir Philip Sidney, The Countess of Pembroke’s Arcadia (publié pour la première fois en 1590, mais rédigé plusieurs années auparavant) reste injustement méconnu hors des cercles de spécialistes, sans doute éclipsé par la figure tutélaire de Shakespeare – auteur pourtant fortement inspiré par Sidney. L’ouvrage d’Andy Auckbur offre à ce roman toute l’attention qu’il mérite, et en propose une lecture fine, argumentée, éclairant le texte grâce à des concepts culturels essentiels de l’époque. Le style, toujours clair et précis, montre un souci pédagogique constant ; les citations du roman de Sidney (pour lequel il n’existe pas de traduction publiée récente) sont traduites avec précision et élégance. L’auteur parvient à rendre limpides des notions complexes parfois éloignées du monde contemporain, dans les domaines de l’histoire du livre, de l’esthétique et de l’art des jardins. L’une des raisons du succès exceptionnel du roman de Sidney, qui connut pas moins de douze rééditions entre la fin du seizième et du dix-septième siècle en Angleterre, tient sans doute à sa parfaite inscription dans les préoccupations morales, politiques et esthétiques de son temps ; mais c’est aussi ce qui peut en rendre la lecture difficile aujourd’hui, difficulté dont Andy Auckbur se saisit pleinement et qu’il parvient très largement à lever par la qualité de ses analyses.

L’ouvrage se compose de trois parties, « l’univers livresque », « l’univers du jardin » et « l’univers maniériste », qui constituent les clefs de lecture proposées pour le roman. Andy Auckbur s’emploie en effet à montrer que Arcadia se nourrit, jusque dans sa forme même, d’influences multiples qui animent le texte. Sa méthode consiste en effet à isoler de courts passages du roman et à les confronter à d’autres domaines artistiques afin de montrer comment non seulement l’intertextualité, mais aussi véritablement l’intermédialité, tissent au cœur de l’œuvre des réseaux signifiants. Arcadia est en ce sens la parfaite illustration de la poésie (entendue alors au sens large d’écriture littéraire) donnée par Sidney dans sa célèbre Défense de la poésie : ‘a speaking picture – with this end, to teach and delight’(1). Ce n’est pas le moindre des mérites du travail d’Andy Auckbur que d’être parvenu à identifier dans une œuvre aussi foisonnante ce qu’il nomme à juste raison des « détails » et de les examiner à la loupe.

Le premier chapitre, « l’univers livresque », fait appel à l’histoire du livre, dans la lignée des travaux de Roger Chartier, en s’intéressant notamment à la symbolique des frontispices, dont plusieurs reproductions viennent faciliter la lecture. L’auteur étudie également l’influence des emblèmes, ces ouvrages d’édification morale qui associaient une devise, une illustration et une glose, mais dont Sidney manipule la structure à ses propres desseins, rendant opaque une éventuelle « leçon » pour se concentrer sur la représentation de son art. Par ces analyses, Andy Auckbur éclaire la dimension métatextuelle de l’œuvre : « Arcadia apparaît donc comme un texte qui tient l’acte de lecture pour sujet même de l’œuvre » [62]. C’est cette nature spéculaire qui amène l’auteur à considérer le « livre de la nature » dans le roman, « un univers où tout se lit, où la nature est un ensemble de signes » [62], faisant allusion à la théorie des signatures soutenue notamment par Paracelse au XVIe siècle, et que l’on retrouve dans bon nombre de textes de l’époque. Andy Auckbur nous rappelle ainsi combien la lecture constitue une expérience complète, qui engage tous les sens ou presque.

Le deuxième chapitre, « l’univers du jardin », souligne l’importance d’un art en plein renouveau à l’époque élisabéthaine, alors que les jardins Tudor, avec leurs entrelacs de buis, laissent progressivement la place à une inspiration italienne. Il rapproche le texte de Sidney de traités d’arboriculture ou de jardinage, mais aussi d’un ouvrage qui a fasciné toute l’Europe moderne, le Songe de Poliphile ou Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna (1546), connu pour ses nombreuses gravures illustrant les jardins et monuments que rencontre le héros dans son rêve. Les quelques descriptions de jardins dans Arcadia montrent que Sidney n’était pas indifférent au « plaisir esthétique » [119] procuré par ces espaces et cherchait à le communiquer à ses lecteurs. Le poète investit aussi les statues et fontaines présentes dans les jardins d’une valeur symbolique, « explor[ant] la porosité de la frontière entre le naturel et l’artificiel » [121], reprenant ainsi à son compte un débat qui a agité toute la Renaissance. Andy Auckbur remarque de manière convaincante que « [s]i le rapprochement de l’art des jardins et de l’écriture de Sidney paraît particulièrement intéressant, c’est que les deux résultent d’une praxis similaire et sont le fruit d’une poétique qui vise à la recréation de la nature » [125]. La dimension concrète du jardinage n’est pas négligée, à travers une analyse productive de la « greffe » et de « l’hybridité » [138-140], motifs d’ailleurs également présents chez d’autres auteurs comme Shakespeare ou Webster. Même s’il cite quelques exemples de jardins élisabéthains, comme celui du palais de Nonsuch (palais aujourd’hui disparu d’Henri VIII) ou de Wilton House, la résidence de campagne de Mary Sidney Herbert (sœur et dédicataire de l’auteur de Arcadia), Andy Auckbur s’intéresse essentiellement au traitement littéraire ou textuel du jardinage ; peut-être aurait-on pu souhaiter qu’une évocation plus matérielle, mettant à profit l’archéologie du jardinage par exemple, ne vienne étayer encore davantage la démonstration. Il n’en reste pas moins que l’analyse du « paragone » [109] entre jardinage et littérature aboutit (sans surprise) au triomphe de cette dernière, qui se voit ensuite confrontée à son plus sérieux concurrent : la peinture, et plus généralement les arts visuels.

Dans le troisième chapitre (« l’univers maniériste »), en effet, Andy Auckbur s’attaque à la notion qui sous-tend tout son raisonnement : le maniérisme, notion esthétique longtemps controversée en littérature (notamment dans la critique anglo-saxonne), réhabilitée en France à partir des années 1960, et qui montre ici toute son utilité pour faire sens de textes de la première modernité. Andy Auckbur identifie en effet dans le roman de Sidney une manière réflexive, un style caractérisé par des effets, des jeux de miroirs, de courbes et de langage qui impliquent le lecteur dans le texte comme le spectateur dans le tableau. Dans une analyse particulièrement heureuse de la rivière Ladon qui traverse l’Arcadie, Andy Auckbur affirme que « le texte développe un rapport qui le lie mimétiquement au lieu rêvé grâce à une série de parallélismes syntaxiques à travers lesquels le texte imite la boucle du fleuve et donne lieu à une correspondance entre sa forme et celle du texte » [149]. La réflexion est particulièrement originale lorsque l’auteur convoque la notion d’orfèvrerie, identifiant non seulement de multiples références aux pierres précieuses [175], mais aussi aux techniques et aux gestes qui assimilent l’écriture de Sidney à « un travail d’orfèvre » [175], grâce à un rapprochement inattendu mais très pertinent avec le Traité d’orfèvrerie de Benvenuto Cellini (1568). L’analyse de la main, « détail anatomique qui a le plus fasciné les artistes maniéristes » [184] ainsi que Sidney, est elle aussi très convaincante.

Andy Auckbur conclut modestement qu’il s’agit « d’une grande œuvre et de petits détails » [205]. C’est pourtant bien grâce à ces détails éloquents qu’il parvient à rendre accessible une œuvre réputée difficile. Peut-être pourrait-on regretter que l’auteur n’ait pas toujours pleinement mobilisé dans ses analyses les sources critiques qui informent l’ouvrage, qu’il s’agisse de Roger Chartier ou de Daniel Arasse, alors que le titre sonne pourtant comme un hommage à l’une des études de ce dernier(2). On ne peut en revanche que saluer la maîtrise qu’a l’auteur de la culture renaissante, et tout particulièrement sa fine connaissance des Métamorphoses d’Ovide, dont il montre parfaitement l’influence prégnante qu’elle a exercée sur Sidney. La bibliographie, riche et bien structurée, permettra d’ailleurs au lecteur curieux d’aller plus loin aussi bien dans le domaine de la littérature élisabéthaine que dans celui des arts visuels. Enfin, l’admiration et l’enthousiasme qui s’expriment dans l’ouvrage pour l’écriture de Sidney à de multiples reprises sont communicatives. Elles ne manqueront pas d’inciter les lecteurs à (re)découvrir ce grand roman pastoral anglais.

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(1) Philip Sidney. The Defense of Poesy. In Katherine Duncan-Jones (ed.), The Major Works. Oxford: University Press, 1989 : 217.

(2) Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion, 1992.

 

 


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